CHAPITRE V-3

2149 Words
« Tout cela se passa en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, car je m’efforce d’interpréter en lentes paroles, à votre intention, les faits instantanés d’impressions visuelles. Une minute plus tard entrait en scène le commis métis envoyé par Archie, pour s’occuper un peu des pauvres naufragés du Patna. Agité et tête nue, il courait à droite et à gauche. Plein de sa mission, vouée pourtant à l’insuccès en ce qui concernait le principal personnage, il abordait les autres avec une importance brouillonne, et se trouva tout de suite engagé dans une violente altercation avec l’individu au bras en écharpe, qui paraissait très porté à faire du tapage. Il n’allait pas se laisser mener comme cela, que diable ! ah non ! Il ne se laisserait pas terrifier par un tas de mensonges, ni par un petit freluquet de gratte-papier métis. On ne le ferait pas marcher « avec des trucs comme cela ! » même s’il y avait quelque chose de vrai dans l’histoire. Il braillait, il vociférait, affirmant son désir, sa ferme résolution d’aller se coucher. – « Si vous n’étiez pas un maudit Portugais », criait-il, « vous sauriez que ma vraie place est à l’hôpital. » Il fourrait son poing valide sous le nez du commis ; la foule commençait à s’amasser ; le métis ahuri s’efforçait de rester digne et tentait une explication. Je m’éloignai sans attendre la fin de la scène. « Mais il se trouva qu’ayant à ce moment-là un de mes hommes à l’hôpital, et allant le voir la veille de l’enquête, j’aperçus dans la salle des blancs le petit bonhomme délirant sur un lit, le bras dans des attelles. Et à ma grande surprise, l’autre, le grand individu à moustache grise tombante, se trouvait aussi dans la salle. Je me souvenais de l’avoir vu filer pendant la querelle, moitié arrogant, moitié sournois, mais s’efforçant surtout de ne pas laisser paraître de terreur. Il devait connaître le port, et sut, dans sa détresse, gagner tout droit le café-billard de Mariani, près du bazar. Cet innommable vagabond de Mariani l’avait rencontré autrefois, et avait déjà pourvu à ses vices en d’autres circonstances ; il baisa presque le sol devant ses pieds, et l’enferma avec une provision de bouteilles, dans une chambre du haut de son ignoble bouge. L’homme devait concevoir quelque appréhension vague sur sa sécurité personnelle, et chercher à se cacher. Bien longtemps après, un jour qu’il venait à bord réclamer à mon steward le prix de quelques cigares, Mariani raconta qu’il eût fait bien davantage pour cet homme-là, sans lui poser la moindre question, en mémoire de quelque faveur impie qu’il en avait reçue, de longues années auparavant, si j’ai bien compris. Il frappait sa poitrine musclée, en roulant ses énormes yeux blancs et noirs tout brillants de larmes : « Antonio n’oublie jamais ! Antonio n’oublie jamais ! » La nature précise de ces obligations immorales, je ne l’ai jamais connue, mais quelle qu’elle fût, elle valut à l’homme toutes facilités pour rester à l’abri derrière une porte close, avec une table, une chaise, un matelas dans un coin, et une couche de plâtras sur le plancher ; en proie à une frousse irraisonnée, il se remontait le moral avec les toniques que lui envoyait Mariani. Cette réclusion dura jusqu’au soir du troisième jour, où, après avoir poussé quelques cris horribles, le vieux bandit se trouva obligé de chercher le salut dans la fuite devant une légion de mille-pattes. Il ouvrit violemment la porte, sauta dans le petit escalier vermoulu, tomba sur la poitrine de Mariani, se remit sur ses pieds et bondit dans la rue comme un lapin. La police le ramassa au petit jour sur un tas d’ordures. Il se figurait tout d’abord qu’on le menait pendre, et combattit comme un héros pour sa liberté ; mais lorsque je m’assis à son chevet, il était très tranquille depuis deux jours. Sur l’oreiller, son visage maigre et bronzé aurait paru calme et beau sous la moustache grise, comme une tête de vieux guerrier usé par les combats, et gardant une âme d’enfant, sans la terreur fantastique que l’on devinait sous l’éclat fébrile de son regard, comme une sorte d’épouvante mystérieuse silencieusement tapie derrière un carreau. Il gardait un tel calme que je me flattais déjà de l’absurde espoir de recueillir de sa bouche une explication sur la fameuse affaire. Je ne saurais expliquer d’ailleurs la raison qui me poussait à élucider les détails d’un incident déplorable ; somme toute, l’histoire ne m’atteignait que comme membre d’une obscure confrérie d’hommes, réunis par le partage de peines sans gloire et par la fidélité à certaine ligne de conduite. Libre à vous de dire que c’était une curiosité malsaine, mais moi, j’ai la nette impression que j’espérais trouver quelque chose. Peut-être souhaitais-je inconsciemment trouver ce quelque chose, la cause profonde et propre à tout faire oublier, l’explication miséricordieuse, l’ombre d’une excuse convaincante. Je vois bien, maintenant, que j’attendais l’impossible, que j’affrontais le fantôme le plus obstiné de l’imagination humaine, le doute inquiet qui monte comme un brouillard, ronge en secret comme un ver, qui est plus glaçant qu’une certitude de mort, – le doute de la puissance souveraine que comporte une ligne fixe de conduite. C’est la plus redoutable des pierres d’achoppement ; c’est ce doute-là qui suscite les paniques hurlantes et les bonnes petites vilenies paisibles ; c’est l’ombre véritable des calamités. Croyais-je donc au miracle, et avais-je une raison de le souhaiter si ardemment ? Etait-ce par amour-propre que je désirais trouver une ombre d’excuse à un jeune homme inconnu jusqu’à ce jour, mais dont le seul aspect colorait d’une nuance d’intérêt personnel les pensées suggérées par la certitude de sa faiblesse, en faisant de cette défaillance une chose de mystère et de terreur, une obscure menace de destruction, suspendue sur notre tête à tous, à nous dont la jeunesse avait, en son temps, si bien ressemblé à la sienne ? Je crains fort que le motif secret de ma curiosité fût bien là. C’est un miracle que j’attendais, sans aucun doute. Maintenant, à distance, la seule chose qui me paraisse miraculeuse, c’est l’étendue de ma naïveté. J’espérais vraiment trouver chez ce vieil invalide délabré et obscur un exorcisme contre le fantôme du doute. Il fallait que je fusse bien imprudent aussi, car sans perdre de temps, après quelques banalités aimables auxquelles il répondait avec une bonne volonté nonchalante, je hasardai le nom du Patna, en l’enveloppant dans une question adroite, comme dans une touffe de bourre de soie. Mon égoïsme usait de délicatesse ; je ne voulais pas le troubler ; je ne ressentais pourtant aucune sollicitude pour lui, et n’éprouvais à son endroit ni colère ni peine ; ses sensations étaient sans conséquence, et je ne me souciais nullement de sa réhabilitation. Il avait vieilli dans de mesquines iniquités, et ne pouvait plus inspirer aversion ni pitié. Il répéta : – « le Patna ? », d’un air interrogateur, parut faire un bref effort de mémoire et dit : « Ah oui,… Vieux routier dans ces parages… Je l’ai vu sombrer. » J’allais donner libre cours à mon indignation devant un mensonge aussi stupide, lorsqu’il ajouta doucement : « Il était plein de reptiles. » « Ces paroles me firent tenir coi. Que voulait-il dire ? Le fantôme vacillant de la terreur tapi derrière ses yeux vitreux parut s’immobiliser pour me regarder fixement. – « Ils m’ont tiré de ma couchette, pendant le second quart, pour le voir sombrer », poursuivait-il d’un ton plaintif. Sa voix prenait tout à coup une sonorité, redoutable. Je regrettais mon imprudence. Nulle cornette neigeuse de sœur infirmière n’agitait ses ailes d’un bout à l’autre de la salle ; seul, au milieu d’une longue rangée de lits de fer vides, un blessé venu d’un bateau ancré en rade dressait sur sa paillasse sa silhouette brune et maigre et son front entouré de bandages blancs. Tout à coup, mon intéressant malade lança un bras mince comme un tentacule vers mon épaule, et l’agrippa violemment : – « Seulement », disait-il, « j’avais d’assez bons yeux pour tout voir ; on sait que j’ai une fameuse vue, et c’est sans doute pour cela qu’ils m’ont appelé… Ils n’étaient pas assez dégourdis, eux, pour le voir sombrer, mais ils se sont bien vite aperçus qu’il avait disparu, et ils se sont mis à chanter tous ensemble, comme cela… » Un hurlement de loup vint me secouer jusqu’au fond de l’âme. – « Oh ! faites-le taire ! » criait le blessé avec colère. – « Vous ne me croyez pas, sans doute », reprenait l’autre, sur un ton d’ineffable suffisance. « Je vous dis que vous pouvez chercher des yeux comme les miens de ce côté-ci du Golfe Persique… Regardez sous le lit… » « Naturellement je me penchai sans hésiter ; j’aurais défié quiconque de n’en pas faire autant. – « Qu’est-ce que vous voyez ? » me demanda-t-il. – « Rien ! », répondis-je, tout honteux de moi-même. Il me regarda avec un mépris écrasant, un mépris mortel. – « Naturellement ! » fit-il, « mais si je regardais, moi,… je verrais… Il n’y a pas d’yeux comme les miens, vous dis-je. » Il me saisit à nouveau l’épaule, et se souleva vers moi, dans son désir de soulager son cœur par une communication confidentielle. « Des millions de crapauds roses. Il n’y a pas d’yeux comme les miens… Des millions de crapauds roses… Pis que de voir sombrer un navire… Je regarderais sombrer des navires toute la journée sans cesser de fumer ma pipe… Pourquoi ne me la rend-on pas, ma pipe ? Je fumerais un peu en surveillant ces crapauds-là… Le bateau en était plein… Il faut les tenir à l’œil, vous savez ! » Il eut un clignement de paupières facétieux. La sueur me coulait sur le front ; ma veste de toile collait à mon dos humide. La brise du soir passait impétueusement sur la rangée des lits, en soulevant tout droit les plis raides des rideaux qui faisaient grincer les tringles de cuivre ; d’un bout à l’autre de la salle, les couvertures des lits vides se gonflaient sans bruit au-dessus du sol nu, et je frissonnais jusqu’à la moelle des os. La brise molle des tropiques soufflait aussi lugubrement dans cette salle vide qu’une tempête d’hiver dans une grange d’Angleterre. – « Ne le laissez pas partir dans cette voie-là, Monsieur », me cria de loin le blessé, sur un ton de colère inquiète, qui sonnait entre les murs comme un appel tremblant dans un tunnel. La main me harponnait l’épaule, et l’homme me regardait d’un air entendu : – « Le bateau en était plein, vous savez, et nous avons dû filer au plus vite », murmurait-il avec volubilité. « Tout roses, tout roses ; gros comme des dogues, avec un œil au sommet de la tête, et des crocs tout autour de leur vilaine gueule. Oh, oh !… » Des soubresauts brefs comme des secousses galvaniques révélaient sous la mince couverture les formes des jambes minces et trépidantes ; il lâcha mon épaule pour atteindre quelque chose dans l’air ; son corps tendu tremblait comme une corde de harpe, et tandis que je le regardais, l’horreur spectrale se déchaîna et sortit par ses yeux vitreux. Le visage aux lignes nobles et calmes de vieux soldat se déforma sous mes yeux, instantanément décomposé par la corruption d’une ruse sournoise, d’une honteuse circonspection et d’une terreur abjecte. – « Ah ! Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, maintenant ? » demandait-il, en montrant le sol avec de fantastiques précautions de voix et de gestes, dont le sens illumina soudain mon esprit avec une lucidité écœurante. – « Ils sont endormis », répondis-je, en le regardant de près. J’avais trouvé, c’était ce qu’il voulait savoir ; c’étaient les paroles mêmes nécessaires pour le calmer. Il poussa un long soupir : – « Sssh !… Tout doux… Rien… Je suis un vieux routier par ici… Je les connais ces animaux-là… Pan ! sur la tête du premier qui bouge !… Il y en a trop ; le bateau ne tiendra pas dix minutes !… » Il haletait à nouveau. « Vite ! », reprit-il tout à coup ; puis, dans un long cri : « Les voilà réveillés !… Des millions… Ils viennent sur moi ! Attendez !… Oh… Je vais les écraser comme des mouches… Attendez-moi… Au secours… Au secou… ou… rs ! » Un hurlement soutenu, interminable, activait ma déroute. Je voyais, au bout de la salle, le blessé lever avec désespoir les deux mains au-dessus de sa tête bandée ; un infirmier vêtu de blanc jusqu’au menton apparut dans la perspective de la porte comme au gros bout d’une lorgnette. J’avouai ma défaite, et sans plus attendre, sortis par une des hautes fenêtres sur la galerie extérieure. Le hurlement me poursuivait comme une vengeance. Je débouchai sur un palier désert, et soudain, il n’y eut plus que paix et calme autour de moi ; je descendis l’escalier nu et luisant, dans un silence qui me permit de recouvrer mes esprits égarés. En bas, je rencontrai l’un des médecins de garde qui traversait la cour ; il m’arrêta : – « Vous venez de voir votre homme, capitaine ; je crois que nous pourrons vous le rendre demain. Mais ces imbéciles-là n’ont pas la moindre notion des soins qui leur sont nécessaires… Dites donc : nous avons ici le chef mécanicien de ce bateau pèlerin. C’est un cas bien curieux, un delirium tremens des plus graves. Il a bu sec, pendant trois jours, dans le café de cet Italien ou de ce Grec. Comment s’attendre à autre chose ? Quatre bouteilles par jour de leur espèce d’eau-de-vie, m’a-t-on dit… Prodigieux, si c’est vrai ! Il faut qu’il ait l’estomac blindé en tôles de chaudière ! La tête, ah, la tête, elle est partie naturellement, mais le plus singulier, c’est qu’il y a une sorte de méthode dans sa folie. J’essaye de débrouiller le cas. C’est tout à fait remarquable, ce semblant de logique dans un pareil délire. Normalement, il devrait voir des serpents, mais il n’en voit pas. Les bonnes vieilles traditions se perdent, de nos jours. Eh ?… Ses… visions ont trait à des batraciens. Ha ! ha ! Non, sérieusement, je ne me rappelle pas avoir été aussi intéressé jamais par un cas de démence. Il devrait y être resté, après une telle cuite ! Oh, c’est un vieux dur-à-cuire. Vingt-quatre ans de tropiques, ou plus. Vous devriez bien jeter un coup d’œil sur lui. Il a bel air, le vieil ivrogne ! L’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré, au point de vue médical, s’entend. Vous ne montez pas ? » « J’avais donné les signes ordinaires d’un intérêt poli, mais je pris un air de regret, et arguant du manque de temps, serrai en hâte la main du médecin. – « Dites donc ! » me cria-t-il de loin, « il ne pourra pas assister à l’enquête. Croyez-vous que son témoignage soit bien important ? » – « Pas du tout ! » répondis-je, de la porte.
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