CHAPITRE V-2

2180 Words
– « Ce vieux fou, là-haut, ce vieux scélérat m’a traité de chien ! », grommelait le capitaine du Patna. Je ne saurais dire s’il me reconnut ; j’incline à le croire, mais, en tout cas, nos regards se croisèrent. Il ouvrit de grands yeux ; moi je souris, car ce terme de chien était la plus anodine des épithètes qui me fussent parvenues par la fenêtre ouverte. – « Ah vraiment ? », m’écriai-je, mû par une étrange impuissance à retenir ma langue. Il fit un signe de tête, se mordit de nouveau le pouce, et jura à mi-voix ; puis redressant le front et me regardant avec une impudence morose et rageuse : – « Pah ! Le Pacifique est grand, mon ami ! Fous poufez faire tout ce que fous foudrez, sacré Anclais que fous êtes !… Che sais pien où il y a te la place pour un homme comme moi ! Che suis pien connu à Apia, à Honolulu, à… » Il fit une pause méditative, tandis que je me figurais sans peine l’espèce de gens dont il pouvait être connu dans ces endroits-là. Il y a des moments où un homme doit faire comme si la vie était aussi agréable dans une compagnie qu’en toute autre ; j’ai connu des moments semblables, et le mieux c’est que je ne prétendais pas faire la grimace devant de telles nécessités : dans une compagnie péchant par défaut de – comment dire ? – de tenue morale, les gens étaient dix fois plus instructifs et vingt fois plus amusants que les respectables bandits de commerce que vous invitez à votre table sans nécessité réelle, par habitude, par lâcheté, par bon garçonnisme, pour cent raisons misérables et inopérantes. – « Fous autres, Anclais, fous êtes tous tes coquins ! » reprit mon patriote Australien de Flensborg ou de Stettin ; je ne me rappelle plus maintenant quel gentil petit port de la Baltique avait eu la honte de servir de nid à ce précieux oiseau. « Qu’est-ce que fous êtes tous pour crier comme cela ? Eh ! Tites-le-moi ?… Fous ne falez pas mieux que les autres, et ce fieux coquin a fait un bruit tu tiaple afec moi ! » Son épaisse carcasse tremblait sur ses jambes qui ressemblaient à une paire de piliers ; elle tremblait de la tête aux pieds. « Foilà comment fous faites touchours, fous autres Anclais ; tes sacrées histoires pour la plus petite chose, parce que che ne suis pas né tans fotre sacré pays ! M’enlefer mon certificat ? Prenez-le, che n’en feux plus te fotre certificat ! Un homme comme moi n’a pas pesoin de fotre verfluckte certificat ! Che crache tessus ! » Il cracha. « Che me ferai citoyen Américain ! », criait-il, en jetant feu et flamme, et en frottant ses pieds sur le sol comme pour libérer ses chevilles d’une mystérieuse et invisible étreinte qui aurait voulu le river à cet endroit. Il avait si chaud, à force de s’agiter, que le sommet de sa tête ronde en fumait, positivement. Moi, ce n’est point une puissance mystérieuse qui m’empêchait de m’éloigner ; de tous les sentiments, la curiosité est celui qui se manifeste avec le plus d’évidence, et c’est elle qui me tenait là, dans l’attente de l’effet des nouvelles sur ce jeune homme, qui, les mains dans les poches et le dos tourné au trottoir regardait, par-dessus les pelouses de l’Esplanade, le portique jaune de l’Hôtel Malabar, avec la mine d’un garçon tout prêt à partir se promener dès que son ami sera prêt. Voilà l’air qu’il avait, et c’était odieux. Je m’attendais à le voir écrasé, confondu, transpercé, agité comme un hanneton empalé, et j’avais redouté un tel spectacle, si vous pouvez le comprendre. Rien n’est plus affreux que de regarder l’homme convaincu, non pas d’un crime, mais d’une faiblesse plus que criminelle. C’est la forme la plus commune du courage qui nous empêche de devenir des criminels au sens légal du mot ; mais des faiblesses inconnues, des faiblesses vaguement soupçonnées, – comme on soupçonne, en certains points du monde, le moindre buisson de recéler un serpent mortel, – des faiblesses qui se cachent, que l’on guette ou que l’on ignore, que l’on implore ou que l’on dédaigne virilement, que l’on refoule ou que l’on méconnaît, pendant plus de la moitié de sa vie, de ces faiblesses-là, aucun de nous n’est à l’abri. Nous nous laissons attirer vers des pièges, nous nous laissons pousser à des actes qui nous valent des injures, à des crimes qui nous mènent au gibet, ce qui n’empêche pas notre intégrité morale de survivre parfois, de survivre à la condamnation, de survivre à la pendaison, par Jupiter ! Ce sont souvent des choses bien insignifiantes qui causent notre perte définitive et irrémédiable. Je regardais donc le jeune homme, dont la mine me plaisait ; je connaissais ce genre d’hommes ; il sortait du bon moule : c’était l’un des nôtres. Il représentait là toute sa race, une race d’hommes et de femmes qui n’ont rien de fin ni de plaisant, mais dont toute l’existence est basée sur une foi droite et sur l’instinct du courage. Je ne parle pas du courage militaire, du courage civil, ou d’aucune espèce particulière de courage ; je parle de cette aptitude innée à regarder les tentations en face, – aptitude assez peu intellectuelle, évidemment, mais sans pose, – capacité de résistance médiocrement gracieuse, si vous voulez, mais inappréciable, raideur spontanée et bénie devant les terreurs du dedans et du dehors, devant les forces de la nature et la séduisante corruption des hommes, doublée d’une indéfectible foi dans la puissance des faits, la contagion de l’exemple, la sollicitation des idées. Au diable les idées ! Ce sont des rôdeuses, des vagabondes, qui viennent frapper à la porte dérobée de votre esprit, dont chacune enlève une parcelle de votre substance, et emporte une miette de cette foi en quelques notions très simples, auxquelles il faut s’accrocher si l’on veut vivre honnêtement et si l’on souhaite une mort facile. « Tout cela n’a rien à faire directement avec Jim ; seulement, il était le représentant typique de cette bonne race stupide dont nous aimons sentir les coudes dans la vie ; de cette race qui ne se laisse pas troubler par les fantaisies de l’intelligence ou par les perversions des… disons des nerfs. C’était un de ces hommes à qui l’on confierait sur sa mine, – au figuré comme au sens professionnel du terme, – la surveillance d’un pont de navire. Je dis que je le ferais, au moins, et je crois m’y connaître. J’en ai assez dégrossi de ces jeunes gens, à qui j’ai appris, pour le service du drapeau rouge, le métier de marin, ce métier dont tout le secret pourrait tenir en une phrase brève, et qu’il faut pourtant implanter à nouveau chaque jour dans de jeunes cervelles, jusqu’à ce qu’il devienne partie intégrante de leur première pensée du réveil, et qu’il se présente dans chaque rêve de leur jeune sommeil. La mer a été bonne pour moi, mais quand je revois tous ces enfants qui m’ont passé par les mains, certains hommes faits maintenant, d’autres passés par-dessus bord, mais tous de bonne étoffe pour le métier, je ne crois pas lui avoir rendu non plus mauvais service. Si je retournais demain au pays, je parie qu’avant deux jours, quelque jeune second, tout brûlé de soleil, viendrait à ma rencontre sur un quai de bassin, et qu’une voix fraîche et profonde demanderait par-dessus mon chapeau : – « Vous ne vous souvenez plus de moi, Monsieur ? Comment ? Le jeune Un Tel, embarqué sur tel bateau ? C’était mon premier voyage ! » Et je reverrais un jeune blanc-bec éberlué, pas plus haut que ce dossier de chaise, avec une mère et peut-être une grande sœur restées sur le quai, toutes silencieuses et trop émues pour agiter leur mouchoir devant le bateau qui glisse doucement entre les musoirs des jetées ; ou peut-être un brave homme de père sorti à la première heure pour accompagner son fils, qui passe toute la matinée sur le pont, en feignant de s’intéresser à la manœuvre du guindeau, et qui, finissant par s’attarder trop longtemps, doit, à la dernière minute, se précipiter à terre, sans même trouver le temps d’un adieu. J’entends le pilote crier de la poupe : – « Bossez le câble un instant, capitaine ; il y a un gentleman qui veut retourner à terre… Allons, Monsieur ; vous avez failli partir pour Talcahuano, n’est-ce pas ? Maintenant, allez-y… C’est fait ; en avant… doucement… » Les remorqueurs vomissent leur fumée comme des abîmes infernaux et battent furieusement la vieille rivière ; sur le quai le vieux monsieur secoue la poussière de ses genoux et le steward obligeant lui a lancé son parapluie. Tout est pour le mieux. Il a offert son sacrifice à la mer, et peut retourner chez lui maintenant, en faisant mine de n’attacher aucune importance à son geste. La petite victime volontaire sera très malade avant le lendemain. Bientôt, quand l’enfant aura appris tous les petits mystères et le seul grand secret du métier, il sera bon pour vivre ou pour mourir, selon ce que la mer en décidera ; et l’homme qui a joué un rôle dans cette partie absurde où la mer gagne à tout coup, sera heureux de sentir une jeune main pesante lui frapper sur l’épaule, et d’entendre la voix joyeuse d’un louveteau de mer lui crier : – « Vous vous souvenez bien, Monsieur, le petit Un tel ? » « Je vous dis que cela fait du bien ; vous sentez qu’une fois au moins dans votre vie, vous avez travaillé dans le bon sens. J’ai reçu des tapes de ce genre, et j’ai fait la grimace, car elles étaient lourdes, mais je m’en suis trouvé réchauffé tout le jour, et je suis allé me coucher en me sentant moins seul au monde, au souvenir de cette bourrade cordiale. Si je me rappelle les jeunes Un Tel ! Je vous dis que je devrais m’y connaître en bonne mine, et ce garçon-là, je lui aurais confié le pont du premier coup ; j’aurais dormi après sur les deux oreilles, et voyez, j’aurais eu tort ! Il y a des abîmes d’horreur dans une pensée pareille ! Il paraissait net comme un souverain neuf, mais il y avait un alliage infernal dans son métal. En quelle proportion ? Une quantité minime, une goutte minuscule d’un métal rare et maudit,… une goutte imperceptible… mais à le voir là, avec son air de s’en moquer, on se demandait s’il n’était pas fait par hasard du bronze le plus vil ! « Je ne pouvais pas le croire pourtant. Je vous dis que je voulais le voir regimber, pour l’honneur du métier. Les deux autres personnages insignifiants avaient aperçu leur capitaine et s’avançaient lentement vers lui. Ils bavardaient en marchant, et je ne me souciais pas plus d’eux que s’ils eussent été invisibles à l’œil nu ; ils ricanaient ; ils échangeaient peut-être des plaisanteries, que sais-je ? Je vis que l’un d’eux avait le bras cassé ; quant au grand individu à moustache grise, c’était le premier mécanicien, qui jouissait déjà, en plus d’une façon, d’une assez belle notoriété. Deux zéros ! Ils approchaient. Le capitaine regardait entre ses pieds d’un air abruti ; il paraissait gonflé d’anormale façon par quelque maladie terrible, ou par l’action d’un poison inconnu. Il leva la tête, vit les deux hommes debout devant lui, ouvrit la bouche avec une contraction extraordinaire et grimaçante de son visage boursouflé, pour leur parler sans doute, lorsqu’une pensée parut le frapper. Ses grosses lèvres violettes se refermèrent sans une parole ; il se dirigea d’un pas résolu vers la voiture, et se mit à secouer la poignée de la portière avec une impatience si brutale et si aveugle, que je m’attendais à voir la guimbarde renversée avec le poney. Arraché à la méditation qui le tenait penché sur la plante de son pied, le cocher donna tous les signes d’une intense terreur, et se cramponna des deux mains à son siège, en se retournant pour regarder l’énorme carcasse s’engouffrer dans la voiture. La petite machine roulait et tanguait tumultueusement, et la nuque cramoisie, le cou abaissé, les formidables cuisses arc-boutées, la voussure énorme de ce dos sale rayé d’orange et de vert, tout l’effort de cette masse voyante et sordide pour se cacher, troublaient le sentiment des choses normales, produisaient un effet ridicule et terrible, comme ces visions grotesques et distinctes qui fascinent et épouvantent dans la fièvre. Il disparut ; je m’attendais un peu à voir le toit se fendre en deux et la petite boîte éclater sur ses roues comme une gousse de cotonnier, mais elle s’affaissa seulement avec un gémissement des ressorts aplatis, et tout à coup, un des stores vénitiens s’abaissa violemment. Encastrées dans l’étroite ouverture, je vis réapparaître les épaules du capitaine ; sa tête se penchait, gonflée et agitée comme un ballon captif, suante, furieuse, bredouillante. Il faisait vers le cocher, des gestes brusques, avec un poing aussi mastoc et aussi rouge qu’un morceau de viande crue. Il lui criait de partir, de filer. Où ? Dans le Pacifique, peut-être. Le cocher fouetta son poney qui s’ébroua, recula d’un pas, puis partit au galop. Pour où ? Pour Apia ? Pour Honolulu ? Il avait trois mille lieues de Pacifique à sa disposition, et je n’avais pas entendu l’adresse exacte. En un clin d’œil, un poney renâcleur l’emporta dans l’ ewigkeit 4 , et je ne le revis plus ; bien plus, je ne connais personne qui l’ait jamais revu, depuis le moment où il disparut à mes yeux dans cette guimbarde délabrée, qui tournait le coin de la rue en soulevant un nuage de poussière blanche. Il partit, il disparut, s’évanouit, s’éclipsa, et l’on eût pu croire, absurdement, qu’il avait emporté la voiture avec lui, car jamais plus je n’aperçus poney alezan à l’oreille fendue, ou cocher Tamil mélancolique, affligé d’un pied endolori. Certes, le Pacifique est vaste, mais qu’il ait ou non trouvé un endroit pour exercer ses talents, le fait subsiste qu’il disparut dans l’espace comme une sorcière sur un manche à balai. Le petit homme au bras en écharpe se mit à courir derrière la voiture, en criant : – « Capitaine ! Eh, dites donc, Capitaine !… Eh, eh !… » mais après un instant, il s’arrêta court, baissa la tête et revint lentement sur ses pas. Au bruit des roues le jeune homme avait fait une volte brusque. Il n’eut pas d’autre mouvement, pas un geste, pas un signe, et resta tourné dans la direction où l’autre venait de disparaître.
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