Chapitre 2

2670 Words
– Après, vous raflerez dans l’appartement et dans les tiroirs ce que vous y trouverez, photos et papiers, vous glisserez le tout dans votre serviette et demain vous me l’apporterez ici. J’en ferai le tri et vous donnerai le paquet que vous devrez porter à Deauville. – C’est tout ? – Non ! » Et il sortit de la doublure de son veston deux petites clefs qui tenaient dans le creux de sa main. « Celle-ci est la clef de l’appartement, celle-là ouvre le divan du petit salon. Comprenez. Vous soulevez la frange du divan, tâtez jusqu’à ce que vous ayez senti l’emplacement d’une serrure. Ouvrez. À l’intérieur du divan, vous trouverez un sac de voyage assez coquet. C’est un cadeau auquel je tiens beaucoup. – Décidément, vous êtes un don Juan, monsieur mon client ! – Vous ne croyez pas si bien dire. Ce sac est plein de souvenirs qu’il serait cruel, pour bien des familles, de gaspiller. Heureusement que j’ai le secret de sa fermeture et que j’ai pensé à vous pour me garder le précieux objet jusqu’au jour de ma sortie de prison. – Ah ! par exemple ! Vous avez compté que je transporterais chez moi… Mais vous ne savez pas ce que vous me demandez là ? Vous voulez donc briser ma carrière ? Les règlements de l’Ordre sont formels. » À ces mots, il éclata de rire. « Elle est belle votre carrière ! » Il avait une figure à gifles et regardait à nouveau mes chaussures. « Elle vaut la vôtre ! m’écriai-je. – Je ne me plains pas de la mienne ! Écoutez, faites ce que je vous dis. Personne ne le saura. Vous aurez rendu service à bien du monde… et vous aurez gagné deux mille francs… » Oh ! ce Durin ! il avait encore une fois changé de physionomie… le Durin des deux mille n’était plus le Durin des mille… Il avait quelque chose de plus… comment dirais-je ? enfin de plus irrésistible. « Cent louis ! ajouta-t-il très froidement, que vous toucherez ce soir. » Il ne regardait plus mes chaussures. Il semblait déjà penser à autre chose. « Eh bien ? fit-il tout à coup, comme s’il se ressouvenait que j’étais là. – Eh bien, comment les toucherai-je ? – Vous avez besoin de vous faire faire la barbe, mon cher maître ! Allez donc chez Gloria, au coin de la rue Vivienne. Vous demanderez Victor. Vous lui donnerez ce petit papier et deux francs de pourboire, et lui, il vous donnera deux mille francs. Et maintenant, à demain, à la même heure, et ne pensez plus à vos « règlements » que pour vous dire que si vous les avez violés, c’est pour l’honneur des dames ! » Je suis sorti de là avec les clefs et un morceau de papier où étaient tracées quelques lignes dans lesquelles je ne démêlai bien que ces deux mots : « Cent louis. » Pour le moment, ils me suffisent, je ne veux pas réfléchir. Joseph de Maistre a dit : « L’un se marie, l’autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins du monde qu’il ne verra pas ses enfants, qu’il n’entendra pas le Te Deum et qu’il ne logera jamais chez lui. N’importe ! tout marche et c’est assez ! » Moi aussi, je marche… je marche vers la rue Vivienne. Magasin de coiffeur à la mode. Victor est très demandé. Je dois attendre. Enfin, voici mon tour. Je lui glisse mon papier. Il le lit : « Entendu », dit-il, et il me passe un peignoir. « Nous allons faire tomber tout ça ! – Hein ? tout ça, c’est ma barbe. – Je vous assure que ça ne se porte plus ! » Je veux faire quelques objections ; il ricane et me souffle dans le cou : « Ordre du patron ! » Je laisse faire, anéanti. Il paraît que M. Victor et moi nous avons maintenant le même patron. Je me relève avec une figure neuve. Victor m’a laissé, sous le nez, une petite brosse à la Charlot. Mes confrères ne me reconnaîtraient plus. Et je ne m’en réjouis pas. J’ai l’air de m’être déguisé pour faire un coup ! Est-ce que ce n’est pas ainsi que la chose se présente ? Si ça tourne mal, s’il y a un accroc, je ne puis auprès du Conseil plaider l’inconscience. Ayant consenti à ce masque, je me laisse engager dans la b***e. Quelle b***e ? Ah ! ça, est-ce que je n’ai pas le droit, comme tout le monde, de me faire raser ? J’ai vidé mes poches et donné les quarante sous de pourboire. Victor sort son portefeuille et me donne ostensiblement les deux mille francs. « Je crois que ça fait le compte. Ne m’envoyez pas trop tard les ordres pour Deauville. J’irai au Grand Prix. Vous me trouverez à ma place habituelle. » Il me reconduit jusqu’à la porte. « Allez vous nipper ! » Victor travaille chez les books. Il a une clientèle très riche, des gens de Bourse. Je lui fais honte, avec mes guenilles. Deux mille francs ! Deux mille francs !… Il me semble que je vais pouvoir acheter tout Paris. En attendant, je m’offre une paire de souliers. Et puis, j’entre dans un grand magasin des boulevards. J’ai une taille mannequin. Il y a du « tout-fait » là-dedans qui m’ira comme un gant. Deux heures plus tard, je suis devant mon armoire à glace en extase devant une poupée de vitrine. « Oh ! le charmant petit jeune homme », méconnaissable mais tout à fait ridicule. Et maintenant, costumé, je vais jouer mon rôle ? Voici l’heure. Et voici la rue Chalgrin. Le soir est tombé. Je me glisse sous la voûte de l’immeuble et je passe comme une ombre devant la loge du concierge. Escalier désert. Quelques marches. La porte à droite. Ma main tremble sur la clef. Deux tours. C’est fait. J’entre et je m’enferme. Je halète. Plein noir. Quelques secondes de repos où je n’entends que mon cœur qui bat à gros coups sourds. Je frotte une allumette. Je n’ose pas tourner le commutateur. Dans la première pièce, sur une petite table-bureau, j’aperçois dans un plumier un bout de bougie à côté d’un bâton de cire à cacheter. C’est tout ce qu’il me faut. Et je m’abats sur un fauteuil, les membres ballants. Pourtant je ne suis ni un voleur ni un cambrioleur. Je suis ici sur la prière du locataire. En toute conscience on n’a rien à me dire. Même devant le bâtonnier, je pourrais encore plastronner : « Entendu, monsieur le bâtonnier, il y a les règlements ; mais à côté de l’avocat, il y a l’homme, l’honnête homme qui est venu ici pour sauver l’honneur d’une mère de famille ! »… Gratuitement, j’accorde à cette femme des enfants. Enfin, elle pourrait en avoir. Mon rôle en devient plus attendrissant, plus héroïque. Au fond, quand on songe à ce que je risque, c’est sublime ce que je fais là ! Alors, redresse-toi, maître Rose (ce nom de fleur m’appartient), et achève les gestes nécessaires. Vingt minutes après, j’étais paré. Photos et papiers dans ma serviette, le sac de voyage à la main (un peu lourd le coquet petit sac de voyage), je refermais la porte et je filais, non certes comme un héros fier du devoir accompli, mais comme quelqu’un qui eût donné vingt-cinq louis sur les cinquante qui lui restaient pour n’être aperçu de personne et surtout pour faire taire cette insupportable voix qui lui sonnait aux oreilles cet affreux carillon : « Tu en es ! Tu en es ! Tu en es ! de la b***e de van Housen ! Si, après cela, le patron n’est pas content de toi ! » Mais la Providence veille, la Divine. Et je réintègre mon taudis de la rue des Bernardins sans que personne puisse se vanter de m’avoir rencontré ; à bout de forces, hissant à mon quatrième étage le damné petit sac de voyage. Et je me suis endormi d’un sommeil de plomb. Le lendemain matin, les petits oiseaux chantaient dans les arbres devant Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Je poussai ma fenêtre. Un franc soleil éclairait les morceaux de ma mascarade. Je me plongeai la tête dans la cuvette et je me mis à réfléchir. Il était temps. Hier, mon garçon, je crois que tu as fait l’imbécile. À la suite de cette petite histoire tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis, privé de ta liberté, accusé de rapine et peut-être de complicité de chantage. Pour sortir honorablement de tout ceci, va donc bravement te jeter aux genoux de ton bâtonnier ! On ne devrait jamais réfléchir dans la vie, parce que cela ne sert à rien. Je pense, maintenant, que c’est seulement au moment où j’irai me jeter aux genoux de mon bâtonnier que mes ennuis commenceraient, car, à cette heure, il n’en est point question. Je suis habillé de neuf. J’ai encore mille francs dans ma poche qui ne doivent rien à personne, je me conduis en galant homme et je vais faire un petit voyage à Deauville pendant lequel je me promets bien d’oublier toutes les misères du Quartier latin ! Et je devrais renoncer à tout cela, parce qu’en dépit des règlements j’ai transporté chez moi un sac que personne ne verra jamais ! Durin avait raison ; ce n’est pas chez son avocat que l’on ira chercher ses affaires ! Allons, habillons-nous !… Redevenons homme du monde. Et maintenant, je vais enfermer le sac au fond de ma malle, et il n’en sera plus question ! Je le soulève : il me paraît encore plus lourd que la veille du fait que la peur ne m’aide plus. Tout de même, il doit y avoir là-dedans, autre chose que des objets de toilette et des lettres de femmes ! Je voudrais bien savoir. Pourquoi ?… Mais pour mon malheur ! L’homme n’est décidément satisfait que lorsqu’il se consume de tristesse et d’amertume. Le destin, qui n’est pas méchant, mais taquin, lui ouvre une voie joyeuse. Il n’a qu’à la suivre. Mais une petite boîte se trouve sur son chemin. Et il quittera tout pour ouvrir la petite boîte. Nous savons ce qu’il en sort. C’est ainsi depuis Épiméthée. Imaginez que je n’aie pas ouvert le petit sac défendu ; il ne me serait peut-être rien arrivé d’autre qu’une aventure amusante, du moins je me plais à le croire. Une partie de plaisir en marge de mes devoirs d’avocat, tels que les a rédigés maître Cresson. Tandis que maintenant… oh ! maintenant !… C’est trop bête aussi, pourquoi Durin avait-il oublié de faire jouer la fermeture secrète ? Je n’ai eu qu’à faire sauter les petites pattes retenant la toile kaki, autour de ce lourd sac carré, dont elle garantissait le riche maroquin. Là, j’eus affaire à une fermeture ordinaire. J’appuyai sur le bouton central en tirant les charnières de cuivre. Je fus tout étonné de voir que cela s’ouvrait, mais plus stupéfait encore d’apercevoir une admirable trousse de cambrioleur !… Peste, ma chère ! quel luxe ! Du nickel, de l’argent et un travail ! De vrais objets d’art. Des pinces de toutes les grandeurs, des scies, des poinçons, des espèces de tire-bouchons dont je pressentais l’usage dans le forage des portes, des leviers, des pieds-de-biche, différents mécanismes inconnus, les uns fins comme des ressorts de montre et enfermés dans des vases de cristal. Et puis tout un attirail pharmaceutique, de l’ouate hydrophile, du chloroforme et autres parfumeries. Ah ! l’animal ! Et voilà ce qu’il me faisait garder chez moi ! Maintenant je riais de son audace, car cette plaisanterie avait assez duré, et j’allais y mettre fin. Ayant soulevé un dernier compartiment, je trouvai un dossier assez épais que je jetai sur mon bureau ! Enfin, je vais tout savoir ! Tout ! Tu sais tout ! Les photographies que tu as trouvées, là-dedans, ne sont point des images de femmes, mais sous tous ses profils, dans tous ses rôles, dans ses multiples transformations, tu viens de voir l’homme qui fait courir toutes les polices du monde depuis dix ans ! dont les aventures incroyables ont défrayé les chroniques des deux hémisphères et que l’on a enterré solennellement dans « les dernières heures » relatant le naufrage du Britannic en face d’Halifax ! C’est l’Homme aux cent visages ! dont le dernier est Durin… Durin arrêté comme domestique pour avoir volé une épingle de cravate à son maître… Sir Archibald Skarlett, baronnet ex-gouverneur des provinces du Tibet, Durin, client de maître Rose, avocat à la cour d’appel de Paris !… J’étais foudroyé de joie. Depuis vingt-quatre heures, je passe par des émotions ! D’abord, courons à la Conciergerie. Il faut que je voie Durin… Dans tout cela, je ne sais pas quel est son vrai nom ! Mais il va me dire, il faut qu’il me dise tout maintenant ! Il faut que l’on s’explique. Son affaire est très grave !… S’il s’imagine, ce garçon, qu’il va longtemps tromper la police, la justice. Déjà le juge d’instruction s’est douté de quelque chose en laissant traîner l’affaire ! La presse va s’émouvoir, certainement. J’y veillerai, je connais le petit Ruskin, du « Réveil des Gaules ». Ça n’est pas un enfant… un bout de conversation avec lui et il aura vite flairé dans mon client l’Homme aux cent visages. Il faut tout prévoir ! Ah ! pour une affaire, voilà une affaire ! Enfin !… Je descends mon escalier, avec mon précieux sac. J’ai le bonheur de ne rencontrer personne. Je hèle un taxi… Je retrouve mon Durin aussi calme que je suis agité ! « Merci, je sais que c’est fait ! Vous m’apportez les photos, les lettres… – Oui, éclatai-je, et je vais reporter la valise chez votre ami Van Housen !… » Il lève la tête. J’aperçois une figure féroce. « Pourquoi ? – Parce que j’ai vu ce qu’il y a dedans ! Une autre fois, vous la refermerez ! » Il s’assied : « Inutile de reporter la valise ! Elle est très bien où elle est. Vous pensez bien que j’ai pris mes précautions pour qu’on ne la reporte plus là-bas. Elle était trop compromettante ! – Hein ?… » Il souriait. Je l’aurais volontiers étranglé. « Durin, lui jetai-je, il ne faut pas jouer au plus malin avec moi ! Vous n’avez rien à y gagner. Je ne vous cacherai pas plus longtemps que, pour tout le monde, votre affaire est beaucoup moins claire que vous ne pensez ! Je sais qu’il y a un supplément d’enquête. On ne tardera pas à découvrir votre véritable personnalité. On saura que L’Homme aux cent visages, celui que les Anglais appellent l’illustre Mister Flow, n’est pas mort ! Mais je plaiderai pour vous et je vous sauverai !… – Non, monsieur, non !… Vous plaiderez pour Durin, domestique. N’imaginez pas une seconde que l’illustre Mister Flow choisira, pour le défendre, un petit stagiaire obscur, maître Rose ! Il lui faudra un ancien bâtonnier, comme maître Henri Robert, ou un garde des Sceaux, comme maître de Monzie, ou un ancien ministre : maître André Hesse, ou un ancien président de la République, comme maître Millerand. Je vois, mon petit ami, que cela vous peine beaucoup. Moi aussi. C’est pourquoi il faut souhaiter, pour l’heureuse continuité de nos relations, que l’illustre Mister Flow ne cesse pas de faire le mort… ce qui vous permettra de garder ma clientèle et mon sac… et ce charmant petit complet qui vous sied à ravir. Tous mes compliments, mon cher maître, je vois que vous n’avez pas perdu votre temps. Sans compter que Victor est un artiste ! On ne vous reconnaît plus. À Deauville, je vous prédis quelques succès auprès des dames ! » Il se gaussait cyniquement de moi. Je levai, décidé à en finir :
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