III

867 Words
IIIOnze heures maintenant, les cloches de France et d’Espagne sonnant à toute volée et mêlant par-dessus la frontière leurs vibrations des religieuses fêtes. Baigné, reposé et en toilette, Ramuntcho se rendait avec sa mère à la grand-messe de la Toussaint. Par le chemin jonché de feuilles rousses, ils descendaient tous deux vers leur paroisse, sous un chaud soleil qui donnait l’illusion de l’été. Lui, vêtu d’une façon presque élégante et comme un garçon de la ville, sauf le traditionnel béret basque, qu’il portait de côté, en visière sur ses yeux d’enfant. Elle, droite et fière, la tête haute, l’allure distinguée, dans une robe d’une forme très nouvelle ; l’air d’une femme du monde, sauf la mantille de drap noir qui couvrait ses cheveux et ses épaules : dans la grande ville jadis, elle avait appris à s’habiller – et du reste, au pays basque où tant de traditions anciennes cependant sont conservées, les femmes et les filles des moindres villages ont toutes pris l’habitude de se costumer au goût du jour, avec une élégance inconnue aux paysannes des autres provinces françaises. Ils se séparèrent, ainsi que l’étiquette le commande, en arrivant dans le préau de l’église, où des cyprès immenses sentaient le midi et l’orient. D’ailleurs, elle ressemblait du dehors à une mosquée, leur paroisse, avec ses grands vieux murs farouches, percés tout en haut seulement de minuscules fenêtres, avec sa chaude couleur de vétusté, de poussière et de soleil. Tandis que Franchita entrait par une des portes du rez-de-chaussée, Ramuntcho prenait un vénérable escalier de pierre qui montait le long de la muraille extérieure et qui conduisait dans les hautes tribunes réservées aux hommes. Le fond de l’église sombre était tout de vieux ors étincelants, avec une profusion de colonnes torses, d’entablements compliqués, de statues aux contournements excessifs et aux draperies tourmentées dans le goût de la Renaissance espagnole. Et cette magnificence du tabernacle contrastait avec la simplicité des murailles latérales, tout uniment peintes à la chaux blanche. Mais un air de vieillesse extrême harmonisait ces choses, que l’on sentait habituées depuis des siècles à durer en face les unes des autres. Il était de bonne heure encore, et on arrivait à peine pour cette grand-messe. Accoudé sur le rebord de sa tribune, Ramuntcho regardait en bas les femmes entrer, toutes comme de pareils fantômes noirs, la tête et le costume dissimulés sous le cachemire de deuil qu’il est d’usage de mettre pour aller aux églises. Silencieuses et recueillies, elles glissaient sur le funèbre pavage de dalles mortuaires où se lisaient encore, malgré l’effacement du temps, des inscriptions en langue euskarienne, des noms de familles éteintes et des dates de siècles passés. Gracieuse, dont l’entrée préoccupait surtout Ramuntcho, tardait à venir. Mais, pour distraire un moment son esprit, un convoi s’avança en lente théorie noire ; un convoi, c’est-à-dire les parents et les plus proches voisins d’un mort de la semaine, les hommes encore drapés dans la longue cape que l’on porte pour suivre les funérailles, les femmes sous le manteau et le traditionnel capuchon de grand deuil. En haut, dans les deux immenses tribunes qui se superposaient le long des côtés de la nef, les hommes venaient un à un prendre place, graves et le chapelet à la main : fermiers, laboureurs, bouviers, braconniers ou contrebandiers, tous recueillis et prêts à s’agenouiller quand sonnerait la clochette sacrée. Chacun d’eux, avant de s’asseoir, accrochait derrière lui à un clou de la muraille sa coiffure de laine, et peu à peu, sur le fond blanc de la chaux, s’alignaient des rangées d’innombrables bérets basques. En bas, les petites filles de l’école entrèrent enfin, en bon ordre, escortées par les sœurs de Sainte-Marie-du-Rosaire. Et, parmi ces nonnes embéguinées de noir, Ramuntcho reconnut Gracieuse. Elle aussi avait la tête tout de noir enveloppée ; ses cheveux blonds, qui ce soir s’ébourifferaient au vent du fandango, demeuraient cachés pour l’instant sous l’austère mantille des cérémonies. Gracieuse, depuis deux ans, n’était plus écolière, mais n’en restait pas moins l’amie intime des sœurs, ses maîtresses, toujours en leur compagnie pour des chants, pour des neuvaines, ou des arrangements de fleurs blanches autour des statues de la sainte Vierge… Puis, les prêtres, dans leurs plus somptueux costumes, apparurent en avant des ors magnifiques du tabernacle, sur une estrade haute et théâtrale, et la messe commença, célébrée dans ce village perdu avec une pompe excessive, comme dans une grande ville. Il y avait des chœurs de petits garçons, chantés à pleine voix enfantine avec un entrain un peu sauvage. Puis, des chœurs très doux de petites filles, qu’une sœur accompagnait à l’harmonium et que guidait la voix fraîche et claire de Gracieuse. Et, de temps à autre, une clameur partait, comme un bruit d’orage, des tribunes d’en haut où les hommes se tenaient, un répons formidable animait les vieilles voûtes, les vieilles boiseries sonores qui, durant des siècles, ont vibré des mêmes chants… Faire les mêmes choses que depuis des âges sans nombre ont faites les ancêtres, et redire aveuglément les mêmes paroles de foi, est une suprême sagesse, une suprême force. Pour tous ces croyants qui chantaient là, il se dégageait de ce cérémonial immuable de la messe une sorte de paix, une confuse mais douce résignation aux anéantissements prochains. Vivants de l’heure présente, ils perdaient un peu de leur personnalité éphémère pour se rattacher mieux aux morts couchés sous les dalles et les continuer plus exactement, ne former, avec eux et leur descendance encore à venir, qu’un de ces ensembles résistants et de durée presque indéfinie qu’on appelle une race.
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