Chapitre 2

1692 Words
Chapitre Deux Une semaine plus tôt Je viens à peine d’arriver que je sue déjà à grosses gouttes dans mon costume en lin. Qui serait assez con pour se marier en extérieur malgré quatre-vingts pour cent d’humidité ? Mon idiot de demi-frère, voilà qui. Si je suis présent aux côtés de mon jumeau aujourd’hui, c’est uniquement parce que mon père a récemment développé un fort sentiment d’appartenance familiale, comme s’il se préoccupait subitement de notre unité ainsi que l’héritage qu’il nous transmettrait. C’est tout à fait hors de propos. J’aurais dû écouter Nico, mon frère aîné, né dix minutes avant moi. Lui au moins, il a eu l’intelligence de l’envoyer se faire foutre. Le problème, c’est que je tiens trop à mon trust pour cela. En tout cas pour le moment. À quelques acquisitions immobilières près, je serai bientôt en mesure de voler de mes propres ailes et d’enfin cesser de me soucier de l’avenir de la Case Family Wineries. Je vérifie une toute dernière fois mon téléphone portable avant de le basculer en mode silencieux et me dirige vers mon siège. Je suis une boule de nerfs, car ma banque à Dubaï ne m’a toujours pas donné de réponse. Qu’est-ce que je fous ici, à Troupauméville, ce bled au milieu du Kansas où internet est encore en bas-débit et où la couverture réseau est… aléatoire, au mieux – alors que je devrais être à mon bureau, à San Francisco ? J’affiche un sourire forcé et embrasse ma mère sur la joue. — Maman, Papa. Ils apprécient le savoir-vivre, le respect des convenances. Moi je trouve ça con. Mais si ça peut leur faire plaisir, pourquoi pas. Elle me tapote la joue. — Tu es si beau aujourd’hui. Papa se racle la gorge. — Nous savons que tu n’étais pas enchanté à l’idée de faire le trajet, mais… — La famille, c’est sacré, dis-je ironiquement, ne le laissant guère finir sa phrase. Car rien ne dit « esprit de famille » aussi bien que les mots « manipulation » et « intimidation ». En ce sens, j’ai appris auprès des meilleurs. Et si ça m’a coûté sur le plan sentimental, au moins cela m’a permis de me remplir les poches. Un pan bleuté apparaît en périphérie de mon champ de vision. Je me tourne juste à temps ; tout près de l’arche, là où mon grand frère Jason et ses amis sont rassemblés, je vois s’arrêter un superbe cul en forme de cœur. J’examine consciencieusement le dos de cette femme, une blonde aux cheveux très clairs, vêtue d’une robe de satin bleu pâle. Mon œil s’attarde sur ses longues jambes galbées, sur ses hanches qu’on a envie d’empoigner, puis sur la cambrure de sa colonne vertébrale que mes doigts meurent d’envie de parcourir. Ainsi perdue dans cette marée de jeans et de chapeaux de cow-boys, elle détonne quelque peu. Sans doute a-t-elle senti mon regard dans son dos, car elle se retourne. Nos yeux se croisent. Et mon univers bascule. Je ne suis pas spécialement troublé d’être surpris en train de la mater – bien que mon imagination soit partie loin, cette fois –, mais son regard m’entraîne dans ce qui ressemble à un vortex. Je suis incapable de détourner la tête. Quelque chose dans son regard, dans sa façon de me dévisager, fait chavirer mon être. Son regard me fissure en deux, me laissant béant… exposé. Et très mal à l’aise. Je sens des picotements brûlants à la base de mon crâne tandis que ses yeux accèdent sans difficulté aucune à la partie la plus enfouie, la plus sombre de mon âme. Là où j’ai enterré tous mes secrets, toutes les horreurs dont seuls Austin et Nico connaissent l’existence. Je me sens tomber continuellement, me noyer dans ces yeux aux teintes de glaciers millénaires, et pourtant, je demeure incapable de regarder ailleurs, de briser la puissante connexion qui unit nos regards. Elle écarquille les yeux, ébauche l’ombre d’un sourire. Puis elle me prend de court. Elle m’examine. Elle baisse les yeux, parcourt mon torse de son regard affamé, et… descend encore plus bas. Je me redresse malgré moi, soucieux de lui plaire. Elle est naturellement belle – élancée avec des membres gracieux, une poitrine haute et ronde et des hanches juste assez pulpeuses pour faire saliver un homme. Des lèvres pleines et sensuelles qui suggèrent une moue. Lorsque nos yeux se rencontrent à nouveau, je souris en grand. Mon corps est en alerte, traversé d’adrénaline, et j’ai l’impression que je pourrais courir cinq kilomètres en moins de quinze minutes. Mes pieds s’activent tout seuls, mais avant que mon pied mobile n’atterrisse devant l’autre, une rousse familière, croisée il y a quelque temps avec Nico et Austin, capte son attention et le contact est brisé. J’étouffe un soupir de déception en la voyant s’éloigner, mes espoirs de faire une rencontre à ce mariage s’amenuisant à vue d’œil. Je m’installe et Austin ne tarde pas à se poser à côté de moi. Voyant qu’il regarde fixement la rousse, je me tourne vers lui. — Ce ne serait pas la jolie fille qui était là en mars ? — Bas les pattes, grogne-t-il en me fusillant du regard. Je ris sous cape. — Ne me dis pas que t’as des vues sur elle ? Cela ne me surprendrait pas. Il a toujours eu un faible pour les femmes à l’allure rebelle. Moi ? J’ai une préférence pour les filles un peu plus cool – celles qui semblent a priori avoir la tête sur les épaules, être bien rangées, mais qui, lorsqu’on creuse un peu, se révèlent bien plus cochonnes que prévu. — Jason aurait ta peau s’il le découvrait. Je te suggère d’aller voir ailleurs. On ne peut pas dire qu’on nourrisse des sentiments très tendres pour Jason, mes frères et moi. Il s’est passé trop de choses, le genre de choses qu’on n’oublie pas. Et bien que je conçoive aisément qu’Austin soit tenté de coucher avec une amie de Jason pour se venger de lui, ce serait prendre un risque énorme. Jason a beau avoir changé depuis qu’il a « trouvé une femme honnête avec qui faire sa vie », au fond, c’est toujours le même. Austin se récrie, mais la cérémonie débute avant que je n’aie le temps de l’aiguillonner davantage. Pour un mariage, j’imagine que c’est plutôt réussi. Les convives versent une larmichette ou deux lorsque le moment s’y prête, et s’extasient devant les demoiselles d’honneur parées de superbes robes, ainsi que sur l’adorable petite rousse qui jette des fleurs sur son passage, appartenant certainement à la femme qu’Austin semble incapable de quitter des yeux. Je m’ennuie comme un rat mort, et pour couronner le tout, je suis rongé d’angoisse. La banque de m’a toujours pas appelé. Or le versement aurait dû être approuvé à présent. Si ce marché tombait à l’eau, cela ternirait ma réputation dans l’immobilier et surtout, je perdrais une somme colossale au passage. Je me tapote nerveusement la cuisse tout en regardant les mariés s’embrasser puis parcourir l’allée centrale en sens inverse. Rapide comme l’éclair, Austin bondit de son siège, sans doute pour tenter une approche avec la rousse. De son côté, Papa fend la foule pour rejoindre Jason, feignant une fierté toute paternelle. Une vague tristesse monte alors en moi, une forme de nostalgie teintée de regret. J’aurais adoré avoir un père qui soit vraiment fier de nous, un père sincère, capable d’éprouver des sentiments réels. Or le nôtre ne se soucie que des apparences et de son p****n de patrimoine. Je balaie vite ces pensées trop mièvres à mon goût et redresse la tête, cou tendu, pour tenter de repérer la chevelure blond platine ou la robe bleu pâle à bretelles fines. Une serveuse qui semble à peine en âge de travailler tient un plateau de verres remplis d’un breuvage rose et pétillant. — Un verre du vin de la propriété, monsieur ? demande-t-elle avec un poil trop d’entrain. Vin de la propriété ? Jason se prendrait-il au sérieux, soudainement ? À l’origine, son aventure viticole au Kansas ne devait être qu’une expérimentation. Qu’il ait utilisé ou non notre clone de Cabernet Franc, son produit final reste un vin du Kansas, donc sans la moindre valeur. La fille me dévisage avec impatience. Merde, elle attend que je le goûte. Je lève le coude et laisse les bulles couler sur ma langue. Une explosion de saveurs jaillit alors dans ma bouche. Des fruits frais, une vive acidité, puis des notes finales plus toastées, fumées. Je manque de m’étouffer tant ma surprise est grande. — Merde, c’est bon, dis-je. Un autre ? Elle me sourit, les yeux pleins d’espoir, et me tend une autre flûte. Après un maigre signe de remerciement, je décide de m’éloigner, histoire de lui signifier en douceur que je ne suis pas intéressé. Je me suis fixé pour unique mission de retrouver la blonde de tout à l’heure, mais elle semble s’être volatilisée. Je fais deux fois le tour de la piste de danse, je scrute un moment les arbres, puis je fais un crochet au bar pour commander un whisky sans glaçons – quelque chose de plus robuste que le rosé pétillant. Je vérifie mon téléphone à trois reprises. Toujours aucune nouvelle de mes banquiers. J’envisage un court instant de me mettre à l’écart pour passer un coup de fil à mon avocat, mais ce serait vain : je n’ai qu’une barre de réseau ici. Il se passe quelque chose. J’ai un mauvais pressentiment. Mais en voyant une lueur bleutée disparaître à l’angle du hangar, j’oublie rapidement mes ennuis financiers. Peut-être… ? Le pouls plus rapide que d’ordinaire, je contourne la fête et fonds tout droit sur le bâtiment. Je me force à ralentir. En plus d’être un as de l’immobilier, me dis-je pour me donner du courage, je suis l’un des fiers héritiers d’un grand domaine viticole, pas un adolescent se rendant à son premier rencard. J’obtiens toujours ce que je désire, et ce que je désire à présent, en dehors de la confirmation du versement que j’ai voulu effectuer, serait d’apprendre à mieux connaître une certaine blonde à croquer.
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