Chapitre Un
Il y a peut-être des squatters.
La voix de Danny résonne dans ma tête tandis que je parcours lentement en voiture le long chemin qui traverse les vignobles afin de rejoindre le pressoir. À en croire les voitures de luxe qui parsèment les bords de la route, certaines étant carrément garées au pied des vignes, ces squatters sont loin d’être en manque d’argent. Avant même que je puisse apercevoir le bâtiment, j’entends de la musique se répercuter dans l’air nocturne, dont les basses viennent faire vibrer mon torse. Mais que se passe-t-il ? Ce ne serait pas la première fois que je soupçonne mon pote Danny d’avoir improvisé une fête de dernière minute.
Alors que je dépasse la ligne de crête, je vois une marée de voitures agglutinées comme des sardines devant le hangar. Mon Dieu, il y a même un service de voiturier. Un jeune homme portant une veste réfléchissante et armé d’un bâton lumineux me fait signe de me rabattre.
— Bonsoir, monsieur, dit-il avec un sourire plein d’espoir. Puis-je voir votre invitation ?
Ce type a dû se faire beaucoup d’argent ce soir. Il doit y avoir facilement trois cents personnes présentes.
Je coupe le moteur et ouvre la portière.
— Monsieur ? insiste le jeune homme, cette fois avec une note d’inquiétude dans la voix. Puis-je voir votre invitation ?
Je lui jette un regard noir. Ou plutôt, je le cloue sur place avec un regard si dur que je suis à peu près certain qu’il s’est uriné dessus.
— Je n’ai pas besoin d’une invitation.
Des lueurs dorées se déversent des portes ouvertes du bâtiment alors que je me dirige d’un pas martial vers la porte. J’ignore leur identité, mais je dois bien avouer qu’ils sont organisés. D’ailleurs, les invités pourraient constituer le parfait trombinoscope de ces cercles m’as-tu-vu au sein desquels ma mère rêve de se faire une place, ces gens qui paradent en scintillant de mille feux dans leurs tenues signées Valentino ou Dior, arborant des masques vénitiens lourdement ornés. On est loin des fumeurs de beuh à dreads que j’avais initialement pensé chasser ce soir. Je n’ai jamais eu besoin d’avoir recours à des entreprises de sécurité pour protéger mes propriétés, mais je compte m’y mettre dès demain. Et en profiter pour passer un coup de fil à un architecte afin de rebâtir la maison qui fut détruite dans un des nombreux incendies qui ont ravagé la région l’année dernière. Lorsque la maison sera reconstruite et les bâtiments annexes, réparés, je ne devrais pas avoir de mal à revendre ce petit domaine, et à empocher une belle plus-value au passage.
J’ai beau être l’un des héritiers d’un superbe domaine viticole, je m’intéresse davantage à la distillerie que Danny monte actuellement sur la propriété que je viens d’échanger avec lui, à Kansas City. Pour l’heure, je trouve qu’il sort gagnant de notre échange.
— Invitation, s’il vous plaît, fait un type à l’entrée qui a tout l’air d’un videur.
Je cligne des yeux, décidant de l’ignorer. L’intérieur du pressoir a été métamorphosé en ce qu’on serait tenté de décrire comme un club de nuit façon Vegas. De longs drapés de soie rouge pendent de la charpente, sous lesquels des femmes, pauvrement vêtues, se tortillent et se déhanchent en jouant avec les pans. Une myriade de bougies et de lumières clignotantes baigne la scène d’une atmosphère mystérieuse. Ce qui me surprend, en revanche, ce sont les mannequins de lingerie qui arpentent la foule plus ou moins nues, comme s’il était parfaitement normal d’assister à une fête sans vêtements ou presque. Dans le hangar d’un pressoir abandonné au beau milieu du Napa. Elles sont sublimes. D’un autre monde. Le genre de beauté qu’on imaginerait davantage dans un studio artistique qu’à un défilé de Victoria’s Secret. Pas une once de mauvais goût à l’horizon. Quoi qu’il se passe ce soir, une chose est sûre : beaucoup d’argent circule, ce qui ne fait qu’alimenter ma colère.
— Mais que se passe-t-il ici, bordel ? dis-je en grognant.
Le videur croise les bras, faisant ressortir ses biceps.
— Personne n’entre sans invitation, décrète-t-il fermement, la mâchoire serrée.
Hors de moi, j’aboie :
— Qui est en charge de la soirée ?
— Qui est-ce qui demande ? répond-il sur le même ton, carrant les épaules.
— Le propriétaire des lieux.
Si ma réponse le surprend, il n’en laisse rien paraître. Il rameute un autre gars, tout aussi imposant, lui glisse quelque chose à l’oreille que je n’entends pas en raison du volume de la musique, et ce dernier s’éloigne à l’intérieur. Je passe la minute suivante à défier en silence le premier type, en proie à une colère sourde qui fait grimper ma température. Je n’ai pas le temps pour ces conneries. Ni la patience requise. Pas après la semaine que je viens de passer.
La foule se fend et une silhouette noire et or avance avec fluidité dans ma direction. J’en perds momentanément la capacité à respirer, mes poumons cessant tout simplement de fonctionner. Cette femme ressemble à une incarnation d’un tableau de Klimt, érotiquement parée d’un textile noir et or, si transparent qu’il ne laisse aucune place – et paradoxalement, une place illimitée – à l’imagination. Je distingue parfaitement la courbure de ses seins, et pourtant, les plis du vêtement dissimulent les bosses de ses tétons. Son décolleté est fendu jusqu’à son nombril percé, orné d’une pierre d’une teinte aussi polaire que ses yeux. Un pan de dentelle sombre cache ses trésors intimes, et une jupe – si l’on peut qualifier ainsi le bas de sa tenue – confectionnée dans le même tissu surnaturel, retombe en V en attirant l’attention sur ses sandales à talons aiguille, dorées elles aussi.
Ma bouche devient aussi sèche que du papier de verre.
Elle se déplace avec grâce, détermination… et une assurance qui sembler exiger l’attention totale de toute personne se trouvant à proximité. Je reste enraciné sur place, sentant des étincelles jaillir de chaque cellule de mon corps, comme si je venais d’enfoncer une fourchette dans une fiche électrique. Je me consume. Je me demande brièvement si je ne fais pas une crise cardiaque, ou un infarctus, ou si je n’ai pas développé une sorte de trouble neurologique, car c’est la seconde fois en l’espace d’une semaine que j’éprouve quelque chose de cet ordre. Ce n’est ni son souple déhanchement ni sa posture impeccable, ni même l’élégance avec laquelle sa main reste doucement suspendue dans les airs, mais son regard, ses yeux qui semblent accéder aux recoins les plus reculés, les plus sombres de mon être. Comme si elle pouvait deviner tous mes secrets, mes péchés, mes vices… Tout.
Ses yeux bleus semblables à des glaciers viennent de m’écorcher si vivement que mon âme est béante, et tout ce que j’éprouve en cet instant, c’est un désir impitoyable, une avidité – un besoin –, provenant d’un recoin si profondément enfoui en moi que je suis incapable de l’identifier. D’ailleurs, c’est à peine si je parviens à m’identifier moi-même, et pourtant, jamais je n’ai ressenti un désir aussi fort, aussi… inéluctable. Comme si elle et moi étions destinés à vivre ce moment, bien que je ne sois pas croyant pour un sou et que j’estime que la chance est quelque chose que l’on provoque. Sur le plan cosmique, ma réaction est complètement absurde. Ce désir bouleversant qui me traverse de part en part est avant tout téméraire. Irresponsable. Mais je n’arrive pas à le contenir. Je n’en ai pas envie. J’ai envie d’elle, de connecter avec elle de la façon la plus élémentaire qui soit.
— Qui êtes-vous ? m’enquis-je avec rudesse, agacé d’être désarçonné de la sorte.
Ses yeux s’ouvrent en grand, puis s’illuminent d’une flamme qui me calcine jusqu’à la moelle.
— Et vous ? Qui êtes-vous ? me parodie-t-elle avec un sourire amusé.
Je me fige. Je connais cette voix. Mais la femme que je contemple ne correspond pas à celle dont je connais les inflexions. Cette femme-là est réservée. Gracieuse. Élégante. Un cadeau prêt à être apprécié. Et totalement inaccessible. Or à part ses yeux, la femme qui me fait face est son exact opposé – torride, là où l’autre est glaciale, débridée et non dans la retenue, le yang à son yin. Cléopâtre versus Elsa. Sa voix douce et rauque, au contact de ma peau, m’électrise, car oui, je la reconnais. Sa bouche pulpeuse me semble douloureusement, délicieusement familière. Je connais la saveur de lèvres identiques à celles-ci, si bien que je manque d’en tomber à genoux.
— Qui êtes-vous ? dis-je avec plus d’insistance en décrivant un pas vers elle. Répondez-moi.
Les videurs s’avancent pour me bloquer, mais elle lève la main.
— Tout va bien, messieurs. Et vous, suivez-moi.
Elle me sourit comme à une connaissance. C’est forcément elle. Comment pourrait-il s’agir de quelqu’un d’autre ? Mais plus j’essaie de comprendre la situation, plus j’ai l’impression que ma tête va exploser. La scène pourrait figurer dans un film de James Bond. Est-ce que je risque d’être refroidi par un gangster, un flambeur, les deux à la fois ?
Tout ce que je cherchais, c’était une nuit calme au sein de ma propriété et un peu de temps pour réfléchir, histoire de trouver une manière de déjouer le dernier plan de mon père. Et au lieu de ça, je me retrouve au beau milieu du genre de fête qui m’a coûté mon trust fund. Combien de temps me reste-t-il avant que les convives se mettent à b****r sous la lumière des projecteurs ? Je distingue déjà des corps qui se tortillent dans les recoins les plus tamisés du hangar.
Ce cher Danny, je vais lui arracher les couilles.
Mais cela attendra mon retour à Kansas City. Car après ce fiasco, il est certain que je passerai le voir. Pour l’heure, je veux résoudre le mystère de la femme qui se tient devant moi, même si, à chaque seconde qui passe, je suis de plus en plus convaincu de la connaître.
La foule s’ouvre de nouveau, et elle traverse la fête tel un bateau fendant les flots. Je lui emboîte le pas en silence, sondant les visages des invités à la recherche d’un quelconque indice. Mais tous sont masqués. Et ivres, ou sous l’emprise d’autres substances plus ou moins licites. Je reconnais les boutons de manchette caractéristiques d’un banquier d’affaires que je connais, mais il ne me fait pas signe. J’en déduis donc que… quoi qu’il se passe ici, les participants préfèrent conserver leur anonymat. Intéressant. Cela ne me renseigne pas des masses, mais cette information pourrait se révéler utile postérieurement.
Je la suis à travers le hangar jusqu’à une porte située sur le côté, gardée par deux autres videurs. Elle se faufile à l’intérieur en m’invitant à faire de même. Je referme la porte derrière moi, le cœur en déroute, quelque peu agacé de constater qu’elle connaît mieux les lieux que moi. Le vacarme de la fête est comme mis en sourdine ; seul le martèlement des basses nous parvient à présent. J’ouvre la bouche pour poser la première des mille questions qui me viennent, mais elle a déjà commencé à descendre les escaliers, faisant résonner ses talons hauts contre les marches en pierre brute, faiblement éclairées. C’est sans nul doute l’accès à la cave à vin. Je me souviens que Danny m’avait prévenu qu’il restait peut-être quelques barriques là-dessous.
Elle ralentit le pas en arrivant en bas des marches, et une autre porte s’ouvre en raclant contre le sol. Sans avoir la moindre idée de ce qui m’attend, je m’empresse de la suivre, tourne comme elle à l’angle et traverse sur ses talons une deuxième porte. La vaste pièce est loin d’être vide. Des barriques, il y en a, et en très grand nombre, empilées les unes sur les autres. Mais ce qui attire mon attention, ce sont les piles de textiles, de boas, de chaussures et de vêtement qui jonchent le sol un peu partout, comme après le passage d’un ouragan. La cave est sens dessus-dessous.
— J’aimerais savoir ce qui se passe.
Une lueur d’inquiétude frétille dans ses yeux auréolés d’un cercle plus sombre, mais elle s’empresse de me décocher un sourire éclatant, puis se retourne pour fourrager à travers une montagne de vêtements posés sur une table pliante.
— Je pourrais vous retourner la question, me lance-t-elle par-dessus son épaule, avant de se retourner complètement pour me tendre une invitation aux lettres d’or embossées, imprimée sur du papier cartonné épais et noir. Pourquoi vous être invité à une soirée privée ?
J’ai reçu assez d’invitations pour savoir, rien qu’au toucher, que celles-ci ont coûté une petite fortune à l’impression. J’y jette un rapide coup d’œil.
SOIRÉE ÉPHÉMÈRE
Lingerie de luxe par Madame M
Défilé Privé Annuel, 5ème édition.
Discrétion garantie
Accès uniquement sur invitation
Mon esprit carbure à toute allure tandis que je fourre l’invitation dans la poche de ma veste. Comment vais-je aborder la situation ? Ma mère m’a entraîné de force à un nombre incalculable de défilés privés, mais jamais je n’ai vu quoi que ce soit de similaire. On dirait davantage une invitation à une soirée de débauche.
— J’en déduis que vous êtes Madame M ?
Son regard vacille une nouvelle fois, et sa bouche frémit. Je devine presque le haussement de ses sourcils sous son masque.
— Est-ce que cela a la moindre importance ? demande-t-elle pudiquement.
Je fais un pas vers elle.
— Oui, et pas des moindres.
À présent, je suis suffisamment près pour voir son pouls battre frénétiquement dans le creux de son cou. Je suis envahi par un irrépressible désir de la mordre. De la lécher, de la goûter. De l’entendre gémir, m’en réclamer davantage, comme elle l’a fait la dernière fois, même si elle me suppliait de ne pas laisser de marque.
Elle entrouvre la bouche, et sa langue vient se glisser sur sa lèvre inférieure. Sa respiration est de plus en plus saccadée. Elle joue avec le feu, et elle le sait. Mais cette fois, je vais gagner. Je baisse les yeux, suivant la ligne de son décolleté jusqu’à son nombril, avant de lentement refaire le chemin inverse. Il fait dix degrés de moins dans la cave, mais j’ai terriblement chaud, notamment parce que ses tétons se sont durcis telles deux munitions, pressant contre le tissu comme deux soldats dressés au garde-à-vous. Il serait si simple d’écarter les pans de son haut, de voir des frissons parcourir sa peau au passage du dos de ma main.
— Puis-je savoir pourquoi ? demande-t-elle dans un souffle.
Je lui adresse un sourire vorace.
— Pour commencer, vous commettez une violation de ma propriété.
Ses yeux pâles s’écarquillent comme deux soucoupes. Elle secoue fébrilement la tête.
— Impossible.
J’opine.
— Si, tout à fait possible, ma chère.
— Mais Danny…
Sa voix se perd. Sa phrase ne me visait pas.
Une déferlante de jalousie me crible de part en part. Danny et elle seraient-ils proches ?
— Ne croyez jamais sur parole un homme dont l’arrière-grand-père était un gangster notable.
Je connais Danny depuis de longues années. Je l’adore. Mais je ne lui fais pas entièrement confiance.
Ses yeux se rivent aux miens.
— Comment est-ce que, comment est-ce que…
— Je connais Danny ? dis-je en finissant sa phrase. La question qui m’intéresse, c’est de savoir comment vous vous le connaissez.
— Cela ne vous regarde pas, rétorque-t-elle en corrigeant sa posture.
Je m’approche d’elle et fais courir l’articulation de mon index le long de sa mâchoire. Une vague de frissons arpente sa peau exposée.
— Cela me regarde, étant donné que l’on a une connexion vous et moi, je me trompe ?
Sa respiration est de plus en plus erratique, et ses pupilles se dilatent au moment où je passe la main derrière sa tête pour défaire le ruban doré qui retient son masque. Le ruban se dénoue sans résistance entre mes doigts, et pendant un bref instant, je maintiens son masque en place dans l’attente de sa réaction. Va-t-elle me supplier d’arrêter ? Me repousser, peut-être ? J’aurais dû me douter qu’elle resterait parfaitement immobile, me défiant telle une statue, rivant sur moi ses yeux qui ont le pouvoir de me faire flancher.
C’est le souffle court que j’ôte enfin son masque. Bien que je préfère ses cheveux naturellement blond platine à cette perruque de Cléopâtre, elle n’en reste pas moins stupéfiante.
— Bonjour, Emmaline.
Elle soutient mon regard avec un air de défi qui me fait aussitôt fondre. La tension sexuelle est telle que je sens l’air s’embraser entre nous. Le coin de sa bouche tressaille étrangement, trahissant sa nervosité.
— Bonjour, Declan.