VIC’est fort des renseignements clémentissimes de première main qu’en fin d’après-midi du lendemain, j’allais à la rencontre des jeunes sinagots. Émile, l’ASH, devait m’accompagner, mais un changement imprévu de planning l’en avait empêché. Les jeunes ne sont pas des lève-tôt, il faut leur laisser le temps d’ouvrir leurs portugaises ensablées par de la musique, de se décrocher d’avec Internet et d’avoir envoyé leur trente-six SMS quotidiens en gardant leur portable à portée de main. Grosso modo, ils se mettent en branle pour la société des autres vers 16 heures, avant, inutile de les solliciter, ce serait peine perdue.
Ils vaquaient à leurs occupations dans un bâtiment de tôle, un hangar “désinfecté”, comme ils disent, car hormis le confort de papa-maman, ils apprécient les endroits glauques où pas un chat ne mettrait la queue. Cette oasis dans le désert des jeunes était sise dans une zone artisanale entre Vannes et Séné, laissée presque à l’abandon ; les villes fluctuent au gré des modes et surtout des subventions, et celle-ci n’avait plus la cote. Devant, le terrain s’étalait en friches et la luzerne et les ronces étaient propices, me dis-je, à écarter les importuns. C’est là que je devais trouver la b***e qui, selon Clément, squattait les lieux très souvent. En effet, j’entendis de la musique et des sons sortis d’un gros bidon, genre Tambours du Bronx. Ils refont le monde rien que pour eux, et ils fument du chichon pour s’aider dans cette entreprise de réfection. Ils agissent dans les bas-fonds et non en pleine lumière, c’est pourquoi les adultes croient qu’ils sont contents de leur sort, car ils cachent leur spleen dans les poubelles.
Un guetteur, la jambe repliée contre le pilier d’entrée, sifflotait et faisait semblant de rien, mais dès que je pointai le museau, il ouvrit la paume de la main pour m’entraver, sans dire un mot.
— Y’a pas quelqu’un là-dedans à qui je pourrais parler ? demandai-je en jetant un œil à l’intérieur.
J’entrevis qu’ils étaient une bonne quinzaine, certains assis, d’autres allongés, des filles et des gars au regard torve, vêtus comme l’as de pique de jeans troués, les lacets dénoués, les cheveux courts, d’autres longs, des blacks, des blancs, des beurs, comme on mélange maintenant, apparemment tous unis dans le même ennui.
Un des mecs fit signe à celui de l’entrée de me laisser passer, puis il s’avança vers moi. Il portait des boucles aux oreilles, des bagouses plein les doigts et un piercing dans le nez. Sans doute le boss de la b***e, tant les hordes ont besoin d’un chef de meute.
— Qu’est-ce que tu veux, le vieux ? C’est défendu d’entrer ici si on n’est pas invité…
J’essayai de me laisser impressionner le moins possible, en tout cas, je m’efforçai de ne pas le montrer, mais il avait l’air assez menaçant. J’ai dit :
— Je viens pour Jonathan.
— Qu’est-ce que tu lui veux, à Jonathan ?
On avançait pas à pas et peu à peu ; une mouette chieuse a pouffé dans le ciel, son cri a résonné au-dessus des tôles disjointes.
— Je voudrais savoir pourquoi il est mort.
— Les flics s’en occupent.
Un autre a complété :
— On leur fait peu de confidences.
La b***e m’a alors entouré. Je voyais le coup qu’ils allaient me faire la fête, c’était pourtant pas le jour de la saint Gaspard, mais une minette avec des tatouages en haut des bras m’a souri bizarrement. Je devais lui rappeler quelqu’un qu’elle aimait bien.
— Nous aussi, on aimerait le savoir, elle a dit. Si on tenait le s****d qui a fait ça !
— Je pense que vous n’appréciez pas trop la police, vous n’aurez pas affaire à elle, mais à moi, j’ai des entrées un peu partout et je vous tiendrai au courant…
Le chef s’est alors amadoué.
— Ça peut p’têt’ nous intéresser. Qu’est-ce-tu veux savoir ?
— Comment il était Jonathan, ses fréquentations, ses goûts, avait-il des problèmes avec certaines personnes ?
Ce fut la meuf tatouée qui reprit la parole :
— Il ne venait avec nous que de temps en temps, il ne buvait pas, ne fumait pas, ou en de rares occasions – Je vis un tas de canettes, des boîtes de conserve en guise de cendriers, dans le hangar aux vitres cassées par lesquelles soufflait une brise rafraîchissante – Mais il était rigolo bien que renfermé. Il avait souvent des coups de blues, surtout quand ça n’allait pas avec Jeanne.
— C’était sa copine ?
— Comme ci, comme ça. C’est une bourge de Séné et je ne sais pas si elle était sincère avec lui ou si c’était juste pour s’amuser, je penche pour la deuxième hypothèse.
Chacun voulut mettre du sien et ils m’ont brossé un tableau de leur copain mort. Ils ne le comprenaient pas toujours, un taciturne, un passionné de piafs, mais ils l’aimaient bien, car avec lui, il n’y avait jamais d’embrouilles. M’était avis que ce n’était pas quelqu’un de la b***e qui avait fait le coup, mais je me méfiais de tout le monde en ce début d’investigation. Je décidai d’interroger rapidement cette Jeanne.
Avant de partir, je les remerciai de leur accueil, ils ne sont pas habitués qu’on prenne du temps pour parler avec eux, au fond, ce ne sont pas de mauvais bougres, mais il faut savoir les prendre. C’était pas banal, un ancien avec tous ces jeunes plus sympas qu’ils en avaient l’air. Pour faire bonne mesure, le chef, Matthias, m’a menacé :
— Si les flics rappliquent, on saura d’où ça vient. Et gare à vous…
Il était passé du tutoiement au vouvoiement, ce qui était bon signe.
— À mon avis, ils vous ont logés depuis longtemps, mais j’en connais un et ils vous laisseront tranquilles. Sauf si l’un d’entre vous a trempé de près dans le crime.
De ça, ils ne voulaient pas en entendre parler. Alors je les ai laissés à leur plaisir du moment, en leur disant que j’allais interroger la copine de Jonathan. Ils ont repris leurs occupations. Le batteur s’est remis à taper sur son bidon et les autres se sont égaillés aux quatre coins du garage. C’était comme lorsqu’on jette un pavé dans la mare aux canards, ils s’ébrouent par peur et reviennent se poser dès qu’ils s’aperçoivent que le danger est écarté.
* * *
Je n’ai pas mis longtemps à localiser Jeanne Lamothe, sa mère était commerçante dans le prêt-à-porter à Séné, et sa fille la remplaçait ce jour-là. C’était une brunette à peine majeure, qui croyait que le monde l’avait attendue pour exister. Il paraissait n’y avoir d’avenir pour elle qu’autour de son nombril, les autres devant se contenter de tourner en orbite autour. Je lui dis d’emblée :
— J’enquête sur la mort de Jonathan et vos… amis m’ont appris que vous étiez très liés.
— Ouais, fit-elle d’une moue d’indifférence, tout en me regardant de fond en comble, se demandant sans doute ce que lui voulait exactement un vieux croûton comme moi.
Elle finit par s’épandre :
— Ça n’a pas collé entre nous, il était trop… pas assez… Enfin, je me suis trompée sur toute la ligne, c’est pas le genre de mec qui me fait b****r, en général, mais là, avec lui, j’ai voulu tenter quelque chose, ça n’a pas été concluant.
Elle ne ressentait pas une peine énorme et elle tenait à tout prix à s’en justifier. Elle jouait de son corps qu’elle avait beau, avec cette innocence sans doute doublée d’un doigt de perversité de certains ados de son âge. Elles veulent exciter, pensant tous les mâles à leurs pieds, ça les fait exister et, en même temps, elles vous repoussent pour ne pas passer pour des filles faciles. Mais ce n’est pas à une vieille soupière qu’on apprend à faire le potage, je n’étais pas dupe de ses simagrées. Ce n’était pas cette minette délurée qui allait me faire succomber à ses charmes.
— Quand avez-vous rompu ? lui demandai-je, tandis qu’elle pliait des pulls alignés sur une étagère.
Elle répondit presque effrontément :
— Le soir de sa mort.
— Vous êtes sans doute la dernière personne à l’avoir vu vivant…
— Il kiffe les piafs en tous genres et, pour atténuer sa peine, je lui avais donné rendez-vous près de la réserve, on y allait souvent pendant nos sorties, Jonathan adorait s’y promener sous les étoiles, il me décrivait toute cette beauté, au lieu de s’occuper de moi, alors au bout d’un temps… ça lasse.
— Qu’on ne s’occupe pas de vous ?
— On s’est baladés une bonne heure, j’osais pas lui dire que ce serait la dernière et puis j’ai fini par lui balancer qu’entre nous, ça ne collerait plus. Il se doutait que j’avais rencontré quelqu’un d’autre. Il a accusé le coup, mais il n’a pas cherché à recoller les morceaux. C’est ça que je lui reprochais aussi, il était indifférent aux gens, plus préoccupé par les bestioles. Elles lui “parlaient”. J’ai repris mon vélo et je l’ai planté là.
— Il est donc resté seul ?
— Vous avez peur qu’il se soit perdu ? Il était grand, vous savez, et il connaissait les lieux comme sa poche, il les avait explorés de long en large.
— Un détail vous revient ?
— Il a reçu un appel sur son portable. Il m’a tourné le dos et il s’est éloigné.
— Un appel de qui ?
— Une copine peut-être… minauda-t-elle, puis se reprenant, j’en sais rien, Commissaire, se plaignant implicitement qu’on ne mette pas les vieux à la retraite pour donner du travail aux jeunes.
Elle caressa l’étoffe presque voluptueusement.
— Je termine à six heures, on pourrait aller au “Nuts” – un café branché – après, je vous conduirai sur les lieux où Jonathan…
Ce meurtre semblait l’exciter au plus haut point.
Je l’ai tancée du regard. Elle a souri presque bêtement, puis elle a rapidement repris ses activités de lingère. Elle ne devait pas se sentir très fière d’avoir largué un garçon qui avait été assassiné dans les heures qui suivaient la rupture. Les flics allaient considérer ce fait comme très aggravant pour elle.
Je ne connaissais pas encore très bien Jonathan, mais je me demandais ce qu’il trouvait à une fille comme elle. Visiblement, ils n’étaient pas faits pour aller ensemble, c’est ce que je narrai à Eugénie en revenant à la casbah. Elle répondit que d’interroger tous ces jeunes, ça m’avait rajeuni.