Première partie-6

3097 Words
Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant ; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : « Ce n’est pas cela. » Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l’esprit est aisée si elle n’est pas soumise au réel. Là, j’étais forcé de m’y soumettre. Enfin d’un coup le nom vint tout entier : « Madame d’Arpajon. » J’ai tort de dire qu’il vint, car il ne m’apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m’aider (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons, c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi et d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand « cache-cache » qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n’y a pas une série d’approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d’un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu’on croyait deviner. Ce n’est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu’au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c’est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait l’acuité de mon regard intérieur, que tout d’un coup j’avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas, s’il y a des transitions entre l’oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d’étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D’ailleurs ce travail de l’esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux, qu’il est possible, après tout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom exact. « Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de complaisance de cette dame ; mais puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l’auteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous dire qu’il est fâcheux que, jeune comme vous l’étiez (ou comme était votre héros s’il n’est pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de ne pouvoir vous rappeler le nom d’une dame que vous connaissiez fort bien. » C’est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Et plus triste que vous croyez quand on y sent l’annonce du temps où les noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux qu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet qu’il faille ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu’on connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés, et dont on ne voulût pas prendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là ne serait pas sans avantages. « Et lesquels, je vous prie ? » Eh, monsieur, c’est que le mal seul fait remarquer et apprendre et permet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtrait pas. Un homme qui chaque soir tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu’au moment de s’éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? À peine sait-il s’il dort. Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance n’est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes de mémoire. « Enfin, Mme d’Arpajon vous présenta-t-elle au prince ? » Non, mais taisez-vous et laissez-moi reprendre mon récit. Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle avait toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaison qu’elle avait eue avec le duc de Guermantes ; l’abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa ma demande de me présenter au Prince détermina chez elle un silence qu’elle eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entendu ce que j’avais dit. Elle ne s’aperçut même pas que la colère lui faisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s’en aperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s’en servit pour la leçon de discrétion qu’elle pouvait me donner sans trop de grossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n’était pas pour cela moins éloquente. D’ailleurs, Mme d’Arpajon était fort contrariée ; beaucoup de regards s’étant levés vers un balcon Renaissance à l’angle duquel, au lieu des statues monumentales qu’on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait, non moins sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse de Surgis-le-Duc, celle qui venait de succéder à Mme d’Arpajon dans le cœur de Basin de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple, son corps envolé de Victoire. Je n’avais plus recours qu’auprès de M. de Charlus, rentré dans une pièce du bas, laquelle accédait au jardin. J’eus tout le loisir (comme il feignait d’être absorbé dans une partie de whist simulée qui lui permettait de ne pas avoir l’air de voir les gens) d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air d’une « Harmonie » noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rouge de Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. À ce moment la partie du baron fut interrompue par Mme de Gallardon, conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’une jolie figure et d’un air impertinent : « Mon cousin, dit Mme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon neveu Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont tu entends toujours parler. – Bonsoir, madame de Gallardon », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeune homme : « Bonsoir, Monsieur », d’un air bourru et d’une voix si violemment impolie, que tout le monde en fut stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme de Gallardon avait des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister une fois au plaisir d’y faire une allusion, tenait-il à couper court à tout ce qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à son neveu, en même temps qu’à faire une retentissante profession d’indifférence à l’égard des jeunes gens ; peut-être n’avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles de sa tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être, désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable cousin, voulait-il se donner les avantages d’une agression préalable, comme les souverains qui, avant d’engager une action diplomatique, l’appuient d’une action militaire. Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu’il prétendait s’être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une personne impossible à recevoir » d’être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu’ils aimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou cousin qui aurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s’apercevait qu’on ne tenait plus compte de ses exclusives qu’une fois sur deux, et, anticipant l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donner pour des mois, des années, une vie identique à un être détesté – à celui-là il n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et se serait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui – en revanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu’elles ne fussent pas assez fragmentaires. « L’imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville », hurlait-il, même seul chez lui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que le premier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui était oubliée, n’ayant pas assez duré pour faire un fond de haine où construire. Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise humeur contre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de me présenter au Prince, si je n’avais pas eu la malheureuse idée d’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne pût pas me supposer l’indélicatesse d’être entré à tout hasard en comptant sur lui pour me faire rester : « Vous savez que je les connais très bien, la Princesse a été très gentille pour moi. – Eh bien, si vous les connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter », me répondit-il d’un ton claquant, et, me tournant le dos, il reprit sa partie feinte avec le Nonce, l’ambassadeur d’Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas. Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillon faisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les portes grandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui humait tant d’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien que le mot « bonsoir » fut susurré à mon oreille par M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteau qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plus à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’eus pourtant, les premières secondes, quelque peine à capter son attention, car, les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq cents chefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits fours. Autant l’accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouvai celui du Prince compassé, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m’appela gravement : « Monsieur ». J’avais souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le Prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable pour lui, au moins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans une Faculté, où un procureur général ou un « doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle et, quand on les connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectation de la camaraderie badine. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », me dit-il d’un air distant, mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants. J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même, dirent certaines personnes, « afin de le mettre à la porte ». Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert. Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l’impression de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout en respectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui, s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les accomplissaient exactement qu’en paraissant les v****r, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paru infléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée à tous les points de l’ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœurs montantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile, élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé jusqu’aux moelles la foule imprudente et contemplative. Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu’au moment où la brise s’élevait, fut assez désagréable. On avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes – en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle du bassin. Or, au moment où Mme d’Arpajon allait s’engager dans l’une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d’eau et inonda si complètement la belle dame que, l’eau dégoulinante de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Alors, non loin d’elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par période comme s’il s’adressait non pas à l’ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c’était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son cœur en voyant l’immersion de Mme d’Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu’un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s’épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l’eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque, le Grand-Duc, qui avait bon cœur, crut devoir s’exécuter et, les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus v*****t encore que l’autre. « Bravo, la vieille ! » s’écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce qu’on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu’un lui disait, assourdi par le bruit de l’eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose », « Non ! c’était à Mme de Souvré », répondit-elle. Je traversai les jardins et remontai l’escalier où l’absence du Prince, disparu à l’écart avec Swann, grossissait autour de M. de Charlus la foule des invités, de même que, quand Louis XIV n’était pas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur, son frère. Je fus arrêté au passage par le baron, tandis que derrière moi deux dames et un jeune homme s’approchaient pour lui dire bonjour. « C’est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant la main. « Bonsoir madame de la Trémoïlle, bonsoir ma chère Herminie. » Mais sans doute le souvenir de ce qu’il m’avait dit sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes lui donnait le désir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui le mécontentait, mais qu’il n’avait pu empêcher, une satisfaction à laquelle son impertinence de grand seigneur et son égaillement d’hystérique donnèrent immédiatement une forme d’ironie excessive : « C’est gentil, reprit-il, mais c’est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire qui semblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l’impuissance où la parole humaine était de l’exprimer. Cependant que certaines personnes, sachant combien il était à la fois difficile d’accès et propre aux « sorties » insolentes, s’approchaient avec curiosité et, avec un empressement presque indécent, prenaient leurs jambes à leur cou. « Allons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me touchant doucement l’épaule, vous savez que je vous aime bien. Bonsoir Antioche, bonsoir Louis-René. Avez-vous été voir le jet d’eau ? me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif que questionneur. C’est bien joli, n’est-ce pas ? C’est merveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, en supprimant certaines choses, et alors il n’y aurait rien de pareil, en France. Mais tel que c’est, c’est déjà parmi les choses les mieux. Bréauté vous dira qu’on a eu tort de mettre des lampions, pour tâcher de faire oublier que c’est lui qui a eu cette idée absurde. Mais, en somme, il n’a réussi que très peu à enlaidir. C’est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-d’œuvre que de le créer. Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréauté était moins puissant qu’Hubert Robert. »
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