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A la recherche du temps perdu

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Extrait : "On sait que bien avant d'aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j'avais épié leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte, concernant particulièrement M. de Charlus, mais si importante en elle-même que j'ai jusqu'ici, jusqu'au moment de pouvoir lui donner la place et l'étendue voulues, différé de la rapporter."

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Première partie-1
Première partiePremière apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel. « La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome. » Alfred de Vigny. On sait que bien avant d’aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j’avais épié leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte, concernant particulièrement M. de Charlus, mais si importante en elle-même que j’ai jusqu’ici, jusqu’au moment de pouvoir lui donner la place et l’étendue voulues, différé de la rapporter. J’avais, comme je l’ai dit, délaissé le point de vue merveilleux, si confortablement aménagé au haut de la maison, d’où l’on embrasse les pentes accidentées par où l’on monte jusqu’à l’hôtel de Bréquigny, et qui sont gaiement décorées à l’italienne par le rose campanile de la remise appartenant au marquis de Frécourt. J’avais trouvé plus pratique, quand j’avais pensé que le duc et la duchesse étaient sur le point de revenir, de me poster sur l’escalier. Je regrettais un peu mon séjour d’altitude. Mais à cette heure-là, qui était celle d’après le déjeuner, j’avais moins à regretter, car je n’aurais pas vu, comme le matin, les minuscules personnages de tableaux, que devenaient à distance les valets de pied de l’hôtel de Bréquigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la côte abrupte, un plumeau à la main, entre les larges feuilles de mica transparentes qui se détachaient si plaisamment sur les contreforts rouges. À défaut de la contemplation du géologue, j’avais du moins celle du botaniste et regardais par les volets de l’escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour avec cette insistance qu’on met à faire sortir les jeunes gens à marier, et je me demandais si l’insecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé. La curiosité m’enhardissant peu à peu, je descendis jusqu’à la fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les volets n’étaient qu’à moitié clos. J’entendais distinctement, se préparant à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir derrière mon store où je restai immobile jusqu’au moment où je me rejetai brusquement de côté par peur d’être vu de M. de Charlus, lequel, allant chez Mme de Villeparisis, traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Il avait fallu une indisposition de Mme de Villeparisis (conséquence de la maladie du marquis de Fierbois avec lequel il était personnellement brouillé à mort) pour que M. de Charlus fît une visite, peut-être la première fois de son existence, à cette heure-là. Car avec cette singularité des Guermantes qui, au lieu de se conformer à la vie mondaine, la modifiaient d’après leurs habitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et dignes par conséquent qu’on humiliât devant elles cette chose sans valeur, la mondanité – c’est ainsi que Mme de Marsantes n’avait pas de jour, mais recevait tous les matins ses amies, de 10 heures à midi) – le baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherche des vieux bibelots, etc… ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et 6 heures du soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se promener au Bois. Au bout d’un instant je fis un nouveau mouvement de recul pour ne pas être vu par Jupien ; c’était bientôt son heure de partir au bureau, d’où il ne revenait que pour le dîner, et même pas toujours depuis une semaine que sa nièce était allée avec ses apprenties à la campagne chez une cliente finir une robe. Puis me rendant compte que personne ne pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, l’arrivée presque impossible à espérer (à travers tant d’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente n’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui était ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses « styles », et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouvernées elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d’un insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c’est que l’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages répétés dans une même famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînées. Cependant cet essor peut être excessif, l’espèce se développer démesurément ; alors, comme une antitoxine défend contre la maladie, comme le corps thyroïde règle notre embonpoint, comme la défaite vient punir l’orgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofécondation vient à point nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie. Mes réflexions avaient suivi une pente que je décrirai plus tard et j’avais déjà tiré de la ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute une partie inconsciente de l’œuvre littéraire, quand je vis M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passé que quelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de sa vieille parente elle-même, ou seulement par un domestique, le grand mieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n’avait été chez Mme de Villeparisis qu’un malaise. À ce moment, où il ne se croyait regardé par personne, les paupières baissées contre le soleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage cette tension, amorti cette vitalité factice, qu’entretenaient chez lui l’animation de la causerie et la force de la volonté. Pâle comme un marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne recevaient plus d’un regard volontaire une signification différente qui altérât la beauté de leur modelé ; plus rien qu’un Guermantes, il semblait déjà sculpté, lui Palamède XV, dans la chapelle de Combray. Mais ces traits généraux de toute une famille prenaient pourtant, dans le visage de M. de Charlus, une finesse plus spiritualisée, plus douce surtout. Je regrettais pour lui qu’il adultérât habituellement de tant de violences, d’étrangetés déplaisantes, de potinages, de dureté, de susceptibilité et d’arrogance, qu’il cachât sous une brutalité postiche l’aménité, la bonté qu’au moment où il sortait de chez Mme de Villeparisis, je voyais s’étaler si naïvement sur son visage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, je trouvai à sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelque chose de si affectueux, de si désarmé, que je ne pus m’empêcher de penser combien M. de Charlus eût été fâché s’il avait pu se savoir regardé ; car ce à quoi me faisait penser cet homme, qui était si épris, qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde semblait odieusement efféminé, ce à quoi il me faisait penser tout d’un coup, tant il en avait passagèrement les traits, l’expression, le sourire, c’était à une femme. J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pût m’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! Face à face, dans cette cour où ils ne s’étaient certainement jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à l’hôtel Guermantes que dans l’après-midi, aux heures où Jupien était à son bureau), le baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillissant. Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois d’un art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant à dissimuler l’impression qu’il avait ressentie, mais qui, malgré son indifférence affectée, semblait ne s’éloigner qu’à regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles, prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant aussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait – en symétrie parfaite avec le baron – redressé la tête, donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas qu’il pût avoir l’air si antipathique. Mais j’ignorais aussi qu’il fût capable de tenir à l’improviste sa partie dans cette sorte de scène des deux muets, qui (bien qu’il se trouvât pour la première fois en présence de M. de Charlus) semblait avoir été longuement répétée ; – on n’arrive spontanément à cette perfection que quand on rencontre à l’étranger un compatriote, avec lequel alors l’entente se fait d’elle-même, le truchement étant identique, et sans qu’on se soit pourtant jamais vu. Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beauté allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un air détaché, baisser distraitement les paupières, par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sans doute parce qu’il pensait qu’une pareille scène ne pouvait se prolonger indéfiniment dans cet endroit, soit pour des raisons qu’on comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la brièveté de toutes choses qui fait qu’on veut que chaque coup porte juste, et qui rend si émouvant le spectacle de tout amour), chaque fois que M. de Charlus regardait Jupien, il s’arrangeait pour que son regard fût accompagné d’une parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des regards habituellement dirigés sur une personne qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas ; il regardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vous dire : « Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand d’antiquités. » Telle, toutes les deux minutes, la même question semblait intensément posée à Jupien dans l’œillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de préparations – à amener un nouveau motif, un changement de ton, une « rentrée ». Mais justement la beauté des regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de conduire à quelque chose. Cette beauté, c’était la première fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich, mais de quelque cité orientale dont je n’avais pas encore deviné le nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu’on donne avant un mariage décidé. Plus près de la nature encore – et la multiplicité de ces comparaisons est elle-même d’autant plus naturelle qu’un même homme, si on l’examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. – on eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle – Jupien – ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit par la porte-cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoir retourné deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la rue où le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un air fanfaron, non sans crier un « au revoir » au concierge qui, à demi saoul et traitant des invités dans son arrière-cuisine, ne l’entendit même pas), s’élança vivement pour le rattraper. Au même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans la cour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si longtemps par l’orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre les ébats de l’insecte, car au bout de quelques minutes, sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-être afin de prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que, dans l’émotion que lui avait causée l’apparition de M. de Charlus, il avait oublié, peut-être tout simplement pour une raison plus naturelle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brusquer les choses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitôt : « Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai oublié mes cigares. » Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur les règles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dédain fit place à la joie. La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre. J’avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s’il était l’insecte qu’il fallait à l’orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels hasards, quels qu’ils soient, et sans la moindre prétention scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualité), qui, depuis des années, ne venait dans cette maison qu’aux heures où Jupien n’y était pas, par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aime que les vieux messieurs. Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne devais comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhèrent à la réalité ces propriétés d’être invisible, jusqu’à ce qu’une circonstance l’ait dépouillée d’elles. En tout cas, pour le moment j’étais fort ennuyé de ne plus entendre la conversation de l’ancien giletier et du baron. J’avisai alors la boutique à louer, séparée seulement de celle de Jupien par une cloison extrêmement mince. Je n’avais pour m’y rendre qu’à remonter à notre appartement, aller à la cuisine, descendre l’escalier de service jusqu’aux caves, les suivre intérieurement pendant toute la largeur de la cour, et, arrivé à l’endroit du sous-sol où l’ébéniste, il y a quelques mois encore, serrait ses boiseries, où Jupien comptait mettre son charbon, monter les quelques marches qui accédaient à l’intérieur de la boutique. Ainsi toute ma route se ferait à couvert, je ne serais vu de personne. C’était le moyen le plus prudent. Ce ne fut pas celui que j’adoptai, mais, longeant les murs, je contournai à l’air libre la cour en tâchant de ne pas être vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le dois plus au hasard qu’à ma sagesse. Et au fait que j’aie pris un parti si imprudent, quand le cheminement dans la cave était si sûr, je vois trois raisons possibles, à supposer qu’il y en ait une. Mon impatience d’abord. Puis peut-être un obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil. De fait, les choses de ce genre auxquelles j’assistai eurent toujours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme si de telles révélations ne devaient être la récompense que d’un acte plein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin j’ose à peine, à cause de son caractère d’enfantillage, avouer la troisième raison, qui fut, je crois bien, inconsciemment déterminante. Depuis que pour suivre – et voir se démentir – les principes militaires de Saint-Loup, j’avais suivi avec grand détail la guerre des Boërs, j’avais été conduit à relire d’anciens récits d’explorations, de voyages. Ces récits m’avaient passionné et j’en faisais l’application dans la vie courante pour me donner plus de courage. Quand des crises m’avaient forcé à rester plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans m’étendre, sans boire et sans manger, au moment où l’épuisement et la souffrance devenaient tels que je pensais n’en sortir jamais, je pensais à tel voyageur jeté sur la grève, empoisonné par des herbes malsaines, grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés par l’eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours, reprenait au hasard sa route, à la recherche d’habitants quelconques, qui seraient peut-être des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait l’espoir, et j’avais honte d’avoir eu un moment de découragement. Pensant aux Boërs qui, ayant en face d’eux des armées anglaises, ne craignaient pas de s’exposer au moment où il fallait traverser, avant de retrouver un fourré, des parties de rase campagne : « Il ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le théâtre d’opérations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus, le seul fer que j’aie à craindre est celui du regard des voisins qui ont autre chose à faire qu’à regarder dans la cour. » Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en me rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et combien la chance les avait servis. Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans doute de leur absence, avait bien transféré dans la boutique où je me trouvais une échelle serrée jusque-là dans la remise. Et si j’y étais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si j’avais été chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter de n’être arrivé qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d’après ce que j’entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent – à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le cas ici, malgré l’exemple peu probant de la Légende dorée – des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup sur mon échelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas), une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui donner.

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