Première partie-2

3094 Words
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit. « Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe. – Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron. Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et demandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondément l’amour-propre, et, se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! » « Si je reviens sur la question du conducteur de tramway, reprit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors de tout, cela pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un simple marchand, de condescendre à suivre quelque curieuse petite personne dont la silhouette m’aura amusé. » Je fis ici la même remarque que j’avais faite sur Bergotte. S’il avait jamais à répondre devant un tribunal, il userait non de phrases propres à convaincre les juges, mais de ces phrases bergottesques que son tempérament littéraire particulier lui suggérait naturellement et lui faisait trouver plaisir à employer. Pareillement M. de Charlus se servait, avec le giletier, du même langage qu’il eût fait avec des gens du monde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la timidité contre laquelle il s’efforçait de lutter le poussât à un excessif orgueil, soit que, l’empêchant de se dominer (car on est plus troublé devant quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, laquelle était en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un petit professeur, comme un jeune et beau médecin, dans le même tramway que la petite personne, dont nous ne parlons au féminin que pour suivre la règle (comme on dit en parlant d’un prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante). Si elle change de tramway, je prends, avec peut-être les microbes de la peste, la chose incroyable appelée « correspondance », un numéro, et qui, bien qu’on le remette à moi, n’est pas toujours le n° 1 ! Je change ainsi jusqu’à trois, quatre fois de « voiture ». Je m’échoue parfois à onze heures du soir à la gare d’Orléans, et il faut revenir ! Si encore ce n’était que de la gare d’Orléans ! Mais une fois, par exemple, n’ayant pu entamer la conversation avant, je suis allé jusqu’à Orléans même, dans un de ces affreux wagons où on a comme vue, entre des triangles d’ouvrages dits de « filet », la photographie des principaux chefs-d’œuvre d’architecture du réseau. Il n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathédrale d’Orléans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si on m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en même temps que ma jeune personne qu’hélas, sa famille (alors que je lui supposais tous les défauts excepté celui d’avoir une famille) attendait sur le quai ! Je n’eus pour consolation, en attendant le train qui me ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse préféré une beauté plus vivante. C’est pour cela, pour remédier à l’ennui de ces retours seul, que j’aimerais assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste ne soyez pas choqué, conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans réponse, un jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est à ma disposition morale, je suis apaisé, ou du moins je le serais, si je n’étais bientôt saisi par le souci d’un autre. C’est assez curieux, n’est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous n’en connaissez pas ? – Non, mon bébé. Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui rit toujours et se retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien compléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver à trouver de qui il s’agissait, parce qu’il ignorait que l’ancien giletier était une de ces personnes, plus nombreuses qu’on ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des cheveux des gens qu’ils connaissent peu. Mais pour moi, qui savais cette infirmité de Jupien et qui remplaçais brun par blond, le portrait me parut se rapporter exactement au duc de Châtellerault. « Pour revenir aux jeunes gens qui ne sont pas du peuple, reprit le baron, en ce moment j’ai la tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois, qui montre à mon égard une incivilité prodigieuse. Il n’a aucunement la notion du prodigieux personnage que je suis et du microscopique vibrion qu’il figure. Après tout qu’importe, ce petit âne peut braire autant qu’il lui plaît devant ma robe auguste d’évêque. – Évêque ! s’écria Jupien qui n’avait rien compris des dernières phrases que venait de prononcer M. de Charlus, mais que le mot d’évêque stupéfia. Mais cela ne va guère avec la religion, dit-il. – J’ai trois papes dans ma famille, répondit M. de Charlus, et le droit de draper en rouge à cause d’un titre cardinalice, la nièce du cardinal mon grand-oncle ayant apporté à mon grand-père le titre de duc qui fut substitué. Je vois que les métaphores vous laissent sourd et l’histoire de France indifférent. Du reste, ajouta-t-il, peut-être moins en manière de conclusion que d’avertissement, cet attrait qu’exercent sur moi les jeunes personnes qui me fuient, par crainte, bien entendu, car seul le respect leur ferme la bouche pour me crier qu’elles m’aiment, requiert-il d’elles un rang social éminent. Encore leur feinte indifférence peut-elle produire malgré cela l’effet directement contraire. Sottement prolongée elle m’écœure. Pour prendre un exemple dans une classe qui vous sera plus familière, quand on répara mon hôtel, pour ne pas faire de jalouses entre toutes les duchesses qui se disputaient l’honneur de pouvoir me dire qu’elles m’avaient logé, j’allai passer quelques jours à l’« hôtel », comme on dit. Un des garçons d’étage m’était connu, je lui désignai un curieux petit « chasseur » qui fermait les portières et qui resta réfractaire à mes propositions. À la fin exaspéré, pour lui prouver que mes intentions étaient pures, je lui fis offrir une somme ridiculement élevée pour monter seulement me parler cinq minutes dans ma chambre. Je l’attendis inutilement. Je le pris alors en un tel dégoût que je sortais par la porte de service pour ne pas apercevoir la frimousse de ce vilain petit drôle. J’ai su depuis qu’il n’avait jamais eu aucune de mes lettres, qui avaient été interceptées, la première par le garçon d’étage qui était envieux, la seconde par le concierge de jour qui était vertueux, la troisième par le concierge de nuit qui aimait le jeune chasseur et couchait avec lui à l’heure où Diane se levait. Mais mon dégoût n’en a pas moins persisté, et m’apporterait-on le chasseur comme un simple gibier de chasse sur un plat d’argent, je le repousserais avec un vomissement. Mais voilà le malheur, nous avons parlé de choses sérieuses et maintenant c’est fini entre nous pour ce que j’espérais. Mais vous pourriez me rendre de grands services, vous entremettre ; et puis non, rien que cette idée me rend quelque gaillardise et je sens que rien n’est fini. » Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que je n’avais pas compris, je n’avais pas vu. Le vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice de chacun l’accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. La bonté, la fourberie, le nom, les relations mondaines, ne se laissent pas découvrir, et on les porte cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissait pas d’abord Athéné. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore l’avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu’ici je m’étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu’un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n’a pas remarqué la taille alourdie, s’obstine, tandis qu’elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment », à lui demander indiscrètement : « Qu’avez-vous donc ? » Mais que quelqu’un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. Les personnes qui n’aiment pas se reporter comme exemples de cette loi aux messieurs de Charlus de leur connaissance, que pendant bien longtemps elles n’avaient pas soupçonnés, jusqu’au jour où, sur la surface unie de l’individu pareil aux autres, sont venus apparaître, tracés en une encre jusque-là invisible, les caractères qui composent le mot cher aux anciens Grecs, n’ont, pour se persuader que le monde qui les entoure leur apparaît d’abord nu, dépouillé de mille ornements qu’il offre à de plus instruits, qu’à se souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d’être sur le point de commettre une gaffe. Rien, sur le visage privé de caractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire supposer qu’il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l’amant d’une femme dont elles allaient dire : « Quel chameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot que leur chuchote un voisin arrête sur leurs lèvres le terme fatal. Aussitôt apparaissent, comme un Mane, Thecel, Pharès, ces mots : il est le fiancé, ou : il est le frère, ou : il est l’amant de la femme qu’il ne convient pas d’appeler devant lui : « chameau ». Et cette seule notion nouvelle entraînera tout un regroupement, le retrait ou l’avance de la fraction des notions, désormais complétées, qu’on possédait sur le reste de la famille. En M. de Charlus un autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, je ne l’avais jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète, que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaient intelligibles, se montraient évidents, comme une phrase, n’offrant aucun sens tant qu’elle reste décomposée en lettres disposées au hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés dans l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus oublier. De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes ; là où chacun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit toutes choses dans l’univers, une silhouette installée dans la facette de la prunelle, pour eux ce n’est pas celle d’une nymphe, mais d’un éphèbe. Race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de ce qui est leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations qui ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le premier élan de confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les ferait rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un esprit impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit par une psychologie de convention, fera découler du vice confessé l’affection même qui lui est la plus étrangère, de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race. Enfin – du moins selon la première théorie que j’en esquissais alors, qu’on verra se modifier par la suite, et en laquelle cela les eût par-dessus tout fâchés si cette contradiction n’avait été dérobée à leurs yeux par l’illusion même que les faisait voir et vivre – amants à qui est presque fermée la possibilité de cet amour dont l’espérance leur donne la force de supporter tant de risques et de solitudes, puisqu’ils sont justement épris d’un homme qui n’aurait rien d’une femme, d’un homme qui ne serait pas inverti et qui, par conséquent, ne peut les aimer ; de sorte que leur désir serait à jamais inassouvissable si l’argent ne leur livrait de vrais hommes, et si l’imagination ne finissait par leur faire prendre pour de vrais hommes les invertis à qui ils se sont prostitués. Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu’à la découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes mourront chacun de son côté » ; exclus même, hors les jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de la sympathie – parfois de la société – de leurs semblables, auxquels ils donnent le dégoût de voir ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir qui, ne les flattant plus, accuse toutes les tares qu’ils n’avaient pas voulu remarquer chez eux-mêmes et qui leur fait comprendre que ce qu’ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajouter à l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont élu, mais d’une maladie inguérissable ; comme les Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries consacrées) se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leur sont le plus opposés, qui ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades, s’enivrant de leurs complaisances ; mais aussi rassemblés à leurs pareils par l’ostracisme qui les frappe, l’opprobre où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race, parfois beaux, souvent affreux, trouvant (malgré toutes les moqueries dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à la race adverse, est relativement, en apparence, le moins inverti, accable qui l’est demeuré davantage) une détente dans la fréquentation de leurs semblables, et même un appui dans leur existence, si bien que, tout en niant qu’ils soient une race (dont le nom est la plus grande injure), ceux qui parviennent à cacher qu’ils en sont, ils les démasquent volontiers, moins pour leur nuire, ce qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser, et allant chercher, comme un médecin l’appendicite, l’inversion jusque dans l’histoire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux, comme les Israélites disent de Jésus, sans songer qu’il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le crime, parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient réfractaires à toute prédication, à tout exemple, à tout châtiment, en vertu d’une disposition innée tellement spéciale qu’elle répugne plus aux autres hommes (encore qu’elle puisse s’accompagner de hautes qualités morales) que de certains vices qui y contredisent, comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plus excusés du commun des hommes ; formant une franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habitudes, de dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est allé trouver ; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus invraisemblables semblent vrais, car dans cette vie romanesque, anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince, avec une certaine liberté d’allures que donne l’éducation aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas, en sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache ; partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soupçonnée là où elle n’est pas étalée, insolente, impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l’autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ; jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards d’où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes, et de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice. Mais certains, plus pratiques, plus pressés, qui n’ont pas le temps d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, se sont fait deux sociétés dont la seconde est composée exclusivement d’êtres pareils à eux.
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