Jeudi
Ce matin, à mon réveil, on m’a remis une lettre du vieux M. Laubépin. Il m’invitait à dîner, en s’excusant de la liberté grande ; il ne me faisait d’ailleurs aucune communication relative à mes intérêts. J’ai mal auguré de cette réserve.
En attendant l’heure fixée, j’ai fait sortir ma sœur de son couvent, et je l’ai promenée dans Paris. L’enfant ne se doute pas de notre ruine. Elle a eu, dans le cours de la journée, diverses fantaisies assez coûteuses. Elle s’est approvisionnée largement de gants, de papier rose, de bonbons pour ses amies, d’essences fines, de savons extraordinaires, de petits pinceaux, toutes choses fort utiles sans doute, mais qui le sont moins qu’un dîner. Puisse-t-elle l’ignorer toujours !
À six heures, j’étais rue Cassette, chez M. Laubépin. Je ne sais quel âge peut avoir notre vieil ami ; mais aussi loin que remontent mes souvenirs dans le passé, je l’y retrouve tel que je l’ai revu aujourd’hui, grand, sec, un peu voûté, cheveux blancs en désordre, œil perçant sous des touffes de sourcils noirs, une physionomie robuste et fine tout à la fois. J’ai revu en même temps l’habit noir d’une coupe antique, la cravate blanche professionnelle, le diamant héréditaire au jabot, – bref, tous les signes extérieurs d’un esprit grave, méthodique et ami des traditions. Le vieillard m’attendait devant la porte ouverte de son petit salon : après une profonde inclination, il a saisi légèrement ma main entre deux doigts, et m’a conduit en face d’une vieille dame d’apparence assez simple qui se tenait debout devant la cheminée : M. le marquis de Champcey d’Hauterive ! a dit alors M. Laubépin de sa voix forte, grasse et emphatique ; puis tout à coup, d’un ton plus humble, en se retournant vers moi : Mme Laubépin !
Nous nous sommes assis, et il y a eu un moment de silence embarrassé. Je m’étais attendu à un éclaircissement immédiat sur ma situation définitive : voyant qu’il était différé, j’ai présumé qu’il ne pouvait-être d’une nature agréable, et cette présomption m’était confirmée par les regards de compassion discrète dont Mme Laubépin m’honorait furtivement. Quant à M. Laubépin, il m’observait avec une attention singulière, qui ne me paraissait pas exempte de malice. Je me suis rappelé alors que mon père avait toujours prétendu flairer dans le cœur du cérémonieux tabellion et sous ses respects affectés, un vieux reste de levain bourgeois, roturier, et même jacobin. Il m’a semblé que ce levain fermentait un peu en ce moment, et que les secrètes antipathies du vieillard trouvaient quelque satisfaction dans le spectacle d’un gentilhomme à la t*****e. J’ai pris aussitôt la parole en essayant de montrer, malgré l’accablement réel que j’éprouvais, une pleine liberté d’esprit : – Comment, monsieur Laubépin, ai-je dit, vous avez quitté la place des Petits-Pères, cette chère place des Petits-Pères ? Vous avez pu vous décider à cela ? Je ne l’aurais jamais cru.
– Mon Dieu ! monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, c’est effectivement une infidélité qui n’est point de mon âge ; mais en cédant l’étude, j’ai dû céder le logis, attendu qu’un panonceau ne se déplace pas comme une enseigne.
– Cependant vous vous occupez encore d’affaires ?
– À titre amical et officieux, oui, monsieur le marquis. Quelques familles honorables, considérables, dont j’ai eu le bonheur d’obtenir la confiance pendant une pratique de quarante-cinq années, veulent bien encore quelquefois, dans des circonstances particulièrement délicates, réclamer les avis de mon expérience, et je crois pouvoir ajouter qu’elles se repentent rarement de les avoir suivis.
Comme M. Laubépin achevait de se rendre à lui-même ce témoignage, une vieille domestique est venue annoncer que le dîner était servi. J’ai eu alors l’avantage de conduire Mme Laubépin dans la salle voisine. Pendant tout le repas, la conversation s’est traînée dans la plus insignifiante banalité, M. Laubépin ne cessant d’attacher sur moi son regard perçant et équivoque, tandis que Mme Laubépin prenait, en m’offrant de chaque plat, ce ton douloureux et pitoyable qu’on affecte auprès du lit d’un malade. Enfin on s’est levé, et le vieux notaire m’a introduit dans son cabinet, où l’on nous a aussitôt servi le café. Me faisant asseoir alors, et s’adossant à la cheminée : – Monsieur le marquis, a dit M. Laubépin, vous m’avez fait l’honneur de me confier le soin de liquider la succession de feu M. le marquis de Champcey d’Hauterive, votre père. Je m’apprêtais hier même à vous écrire, quand j’ai su votre arrivée à Paris, laquelle me permet de vous rendre compte de vive voix du résultat de mon zèle et de mes opérations.
– Je pressens, monsieur, que ce résultat n’est pas heureux.
– Non, monsieur le marquis, et je ne vous cacherai pas que vous devez vous armer de courage pour l’apprendre ; mais il est dans mes habitudes de procéder, avec méthode. Ce fut, monsieur, en l’année 1820, que Mlle Louise-Hélène Dugald Delatouche d’Érouville fut recherchée en mariage par Charles Christian Odiot, marquis de Champcey d’Hauterive. Investi par une sorte de tradition séculaire de la direction des intérêts de la famille Dugald Delatouche, et admis en outre dès longtemps près de la jeune héritière de cette maison sur le pied d’une familiarité respectueuse, je dus employer tous les arguments de la raison pour combattre le penchant de son cœur et la détourner de cette funeste alliance. Je dis funeste alliance, non pas que la fortune de M. de Champcey, malgré quelques hypothèques dont elle était grevée dès cette époque, ne fût égale à celle de Mlle Delatouche, mais je connaissais le caractère et le tempérament, héréditaires en quelque sorte, de M. de Champcey. Sous les dehors séduisants et chevaleresques qui le distinguaient comme tous ceux de sa maison, j’apercevais clairement l’irréflexion obstinée, l’incurable légèreté, la fureur de plaisir, et finalement l’implacable égoïsme…
– Monsieur, ai-je interrompu brusquement, la mémoire de mon père m’est sacrée, et j’entends qu’elle le soit à tous ceux qui parlent de mon père devant moi.
– Monsieur, a repris le vieillard avec une émotion soudaine et violente, je respecte ce sentiment ; mais, en parlant de votre père, j’ai grand-peine à oublier que je parle de l’homme qui a tué votre mère, une enfant héroïque, une sainte, un ange !
Je m’étais levé fort agité. M. Laubépin, qui avait fait quelques pas à travers la chambre, m’a saisi le bras. – Pardon, jeune homme, m’a-t-il dit ; mais j’aimais votre mère. Je l’ai pleurée. Veuillez me pardonner. – Puis, se replaçant devant la cheminée : – Je reprends, a-t-il ajouté du ton solennel qui lui est ordinaire ; j’eus l’honneur et le chagrin de rédiger le contrat de mariage de madame votre mère. Malgré mon insistance, le régime dotal avait été écarté, et ce ne fut pas sans de grands efforts que je parvins à introduire dans l’acte une clause protectrice qui déclarait inaliénable, sans la volonté légalement constatée de madame votre mère, un tiers environ de ses apports immobiliers. Vaine précaution, monsieur le marquis, et je pourrais dire précaution cruelle d’une amitié mal inspirée, car cette clause fatale ne fit que préparer à celle dont elle devait sauvegarder le repos ses plus insupportables tourments, – j’entends ces luttes, ces querelles, ces violences dont l’écho dut frapper vos oreilles plus d’une fois, et dans lesquelles on arrachait lambeaux par lambeaux à votre malheureuse mère le dernier héritage, le pain de ses enfants !
– Monsieur, je vous en prie !
– Je m’incline, monsieur le marquis… Je ne parlerai que du présent. À peine honoré de votre confiance, mon premier devoir, monsieur, était de vous engager à n’accepter que sous bénéfice d’inventaire la succession embarrassée qui vous était échue.
– Cette mesure, monsieur, m’a paru outrageante pour la mémoire de mon père, et j’ai dû m’y refuser.
M. Laubépin, après m’avoir lancé un de ces regards inquisiteurs qui lui sont familiers, a repris : – Vous n’ignorez pas apparemment, monsieur, que, faute d’avoir usé de cette faculté légale, vous demeurez passible des charges de la succession, lors même que ces charges en excéderaient la valeur. Or j’ai actuellement le devoir pénible de vous apprendre, monsieur le marquis, que ce cas est précisément celui qui se présente dans l’espèce. Comme vous le verrez dans ce dossier, il est parfaitement constant qu’après la vente de votre hôtel à des conditions inespérées, vous et mademoiselle votre sœur resterez encore redevables envers les créanciers de monsieur votre père d’une somme de quarante-cinq mille francs.
Je suis demeuré véritablement atterré à cette nouvelle, qui dépassait mes plus fâcheuses appréhensions. Pendant une minute, j’ai prêté une attention hébétée au bruit monotone de la pendule, sur laquelle je fixais un œil sans regard.
– Maintenant, a repris M. Laubépin après un silence, le moment est venu de vous dire, monsieur le marquis, que madame votre mère, en prévision des éventualités qui se réalisent malheureusement aujourd’hui, m’a remis en dépôt quelques bijoux dont la valeur est estimée à cinquante mille francs environ. Pour empêcher que cette faible somme, votre unique ressource désormais, ne passe aux mains des créanciers de la succession, nous pouvons user, je crois, du subterfuge légal que je vais avoir l’honneur, de vous soumettre.
– Mais cela est tout à fait inutile, monsieur. Je suis trop heureux de pouvoir, à l’aide de cet appoint inattendu, solder intégralement les dettes de mon père, et je vous prierai de le consacrer à cet emploi.
M. Laubépin s’est légèrement incliné. – Soit, a-t-il dit ; mais il m’est impossible de ne pas vous faire observer, monsieur le marquis, qu’une fois ce prélèvement opéré sur le dépôt qui est dans mes mains, il ne vous restera pour toute fortune, à Mlle Hélène et à vous, qu’une somme de quatre à cinq mille livres, laquelle, au taux actuel de l’argent, vous donnera un revenu de deux cent vingt-cinq francs. Ceci posé, monsieur le marquis, qu’il me soit permis de vous demander, à titre confidentiel, amical et respectueux, si vous avez avisé votre sœur et pupille et quels sont vos projets ?
– Je n’en ai plus aucun, monsieur, je vous l’avoue. Tous ceux que j’avais pu former sont inconciliables avec le dénuement absolu où je me trouve réduit. Si j’étais seul au monde, je me ferais soldat ; mais j’ai ma sœur, et je ne puis souffrir la pensée de voir la pauvre enfant réduite au travail et aux privations. Elle est heureuse dans son couvent ; elle est assez jeune pour y demeurer quelques années encore. J’accepterais du meilleur de mon cœur toute occupation qui me permettrait, en me réduisant moi-même à l’existence la plus étroite, de gagner chaque année le prix de la pension de ma sœur, et de lui amasser une dot pour l’avenir.
M. Laubépin m’a regardé fixement. – Pour atteindre cet honorable objectif, a-t-il repris, vous ne devez pas penser, monsieur le marquis, à entrer à votre âge dans la lente filière des administrations publiques et des fonctions officielles. Il vous faudrait un emploi qui vous assurât dès le début cinq ou six mille francs de revenu annuel. Je dois vous dire que, dans l’état de notre organisation sociale, il ne suffit nullement d’avancer la main pour trouver ce desideratum. Heureusement, j’ai à vous communiquer quelques propositions vous concernant qui sont de nature à modifier dès à présent, et sans grand effort, votre situation. – Les yeux de M. Laubépin se sont attachés sur moi avec une attention plus pénétrante que jamais, et il a continué : – En premier lieu, monsieur le marquis, je serai près de vous l’organe d’un spéculateur habile, riche et influent ; ce personnage a conçu l’idée d’une entreprise considérable dont la nature vous sera expliquée ci-après, et qui ne peut réussir que par le concours particulier de la classe aristocratique de ce pays. Il pense qu’un nom ancien et illustre comme le vôtre, monsieur le marquis, figurant parmi ceux des membres fondateurs de l’entreprise, aurait pour effet de lui gagner des sympathies dans les rangs du public spécial auquel le prospectus doit être adressé. En vue de cet avantage, il vous offre d’abord ce qu’on nomme communément une prime, c’est-à-dire une dizaine d’actions à titre gratuit, dont la valeur, estimée dès ce moment à dix mille francs, serait vraisemblablement triplée par le succès de l’opération. En outre…
– Tenez-vous-en là, monsieur ; de telles ignominies ne valent pas la peine que vous prenez de les formuler.
J’ai vu briller soudain l’œil du vieillard sous ses épais sourcils, comme si une étincelle s’en fût détachée. Un faible sourire a détendu les plis rigides de son visage. – Si la proposition ne vous plaît pas, monsieur le marquis, a-t-il dit en grasseyant, elle ne me plaît pas plus qu’à vous. Toutefois j’ai cru devoir vous la soumettre. En voici une autre qui vous sourira peut-être davantage, et qui de fait est plus avenante. Je compte, monsieur, au nombre de mes plus anciens clients un commerçant honorable qui s’est retiré des affaires depuis peu de temps, et qui jouit désormais paisiblement, auprès d’une fille unique et conséquemment adorée, d’une aurea mediocritas que j’évalue à vingt-cinq mille livres de revenu. Le hasard voulut, il y a trois jours, que la fille de mon client fût informée de votre situation : j’ai cru voir, j’ai même pu m’assurer, pour tout dire, que l’enfant, laquelle d’ailleurs est agréable à voir et pourvue de qualités estimables, n’hésiterait pas un instant à accepter de votre main le titre de marquise de Champcey. Le père consent, et je n’attends qu’un mot de vous, monsieur le marquis, pour vous dire le nom et la demeure de cette famille… intéressante.
– Monsieur, ceci me détermine tout à fait : je quitterai dès demain un titre qui dans ma situation est dérisoire, et qui en outre semble devoir m’exposer aux plus misérables entreprises de l’intrigue. Le nom originaire de ma famille est Odiot : c’est le seul que je compte porter désormais. Maintenant, monsieur, en reconnaissant toute la vivacité de l’intérêt qui a pu vous engager à vous faire l’interprète de ces singulières propositions, je vous prierai de m’épargner toutes celles qui pourraient avoir un caractère analogue.
– En ce cas, monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, je n’ai absolument plus rien à vous dire.
En même temps, pris d’un accès subit de jovialité, il a frotté ses mains l’une contre l’autre avec un bruit de parchemins froissés. Puis il a ajouté en riant : – Vous serez un homme difficile à caser, monsieur Maxime. Ah ! ah ! très difficile à caser. Il est extraordinaire, monsieur, que je n’aie pas remarqué plus tôt la saisissante similitude que la nature s’est plu à établir entre votre physionomie et celle de madame votre mère. Les yeux et le sourire en particulier… mais ne nous égarons pas, et puisqu’il vous convient de ne devoir qu’à un honorable travail vos moyens d’existence, souffrez que je vous demande quels peuvent être vos talents et vos aptitudes ?
– Mon éducation, monsieur, a été naturellement celle d’un homme destiné à la richesse et à l’oisiveté. Cependant j’ai étudié le droit. J’ai même le titre d’avocat.
– D’avocat ? ah diable ! vous êtes avocat ? Mais le titre ne suffit pas : dans la carrière du barreau plus que dans aucune autre, il faut payer de sa personne… et là… voyons… vous sentez-vous éloquent, monsieur le marquis ?
– Si peu, monsieur, que je me crois tout à fait incapable d’improviser deux phrases en public.
– Hum ! ce n’est pas là précisément ce qu’on peut appeler une vocation d’orateur. Il faudra donc vous tourner d’un autre côté ; mais la matière exige de plus amples réflexions. Je vois d’ailleurs que vous êtes fatigué, monsieur le marquis. Voici votre dossier que je vous prie d’examiner à loisir. J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur. Permettez-moi de vous éclairer. Pardon… dois-je attendre de nouveaux ordres avant de consacrer au payement de vos créanciers le prix des bijoux et joyaux qui sont entre mes mains ?
– Non, certainement. J’entends de plus que vous préleviez sur cette réserve la juste rémunération de vos bons offices.
Nous étions arrivés sur le palier de l’escalier : M. Laubépin, dont la taille se courbe un peu lorsqu’il est en marche, s’est redressé brusquement. – En ce qui concerne vos créanciers, monsieur le marquis, m’a-t-il dit, je vous obéirai avec respect. Pour ce qui me regarde, j’ai été l’ami de votre mère, et je prie humblement, mais instamment, le fils de votre mère de me traiter en ami. – J’ai tendu au vieillard une main qu’il a serrée avec force, et nous nous sommes séparés.
Rentré dans la petite chambre que j’occupe sous les toits de cet hôtel, qui déjà ne m’appartient plus, j’ai voulu me prouver à moi-même que la certitude de ma complète détresse ne me plongeait pas dans un abattement indigne d’un homme. Je me suis mis à écrire le récit de cette journée décisive de ma vie, en m’appliquant à conserver la phraséologie exacte du vieux notaire, et ce langage mêlé de raideur et de courtoisie, de défiance et de sensibilité, qui, pendant que j’avais l’âme navrée, a fait plus d’une fois sourire mon esprit.
Voilà donc la pauvreté, non plus cette pauvreté cachée, fière, poétique que mon imagination menait bravement à travers les grands bois, les déserts et les savanes, mais la positive misère, le besoin, la dépendance, l’humiliation, quelque chose de pis encore, la pauvreté amère du riche déchu, la pauvreté en habit noir, qui cache ses mains nues aux anciens amis qui passent ! – Allons, frère, courage !
Lundi, 27 avril.
J’ai attendu en vain depuis cinq jours des nouvelles de M. Laubépin. J’avoue que je comptais sérieusement sur l’intérêt qu’il avait paru me témoigner. Son expérience, ses connaissances pratiques, ses relations étendues lui donnaient les moyens de m’être utile. J’étais prêt à faire, sous sa direction, toutes les démarches nécessaires ; mais, abandonné à moi-même, je ne sais absolument de quel côté tourner mes pas. Je le croyais un de ces hommes qui promettent peu et qui tiennent beaucoup. Je crains de m’être mépris. Ce matin, je m’étais déterminé à me rendre chez lui, sous prétexte de lui remettre les pièces qu’il m’avait confiées, et dont j’ai pu vérifier la triste exactitude. On m’a dit que le bonhomme était allé goûter les douceurs de la villégiature dans je ne sais quel château au fond de la Bretagne. Il est encore absent pour deux ou trois jours. Ceci m’a véritablement consterné. Je n’éprouvais pas seulement le chagrin de rencontrer l’indifférence et l’abandon où j’avais pensé trouver l’empressement d’une amitié dévouée ; j’avais de plus l’amertume de m’en retourner comme j’étais venu, avec une bourse vide. Je comptais en effet prier M. Laubépin de m’avancer quelque argent sur les trois ou quatre mille francs qui doivent nous revenir après le payement intégral de nos dettes, car j’ai eu beau vivre en anachorète depuis mon arrivée ! Paris, la somme insignifiante que j’avais pu réserver pour mon voyage est complètement épuisée, et si complètement, qu’après avoir fait ce matin un véritable déjeuner de pasteur, castaneœ molles et pressi copia lactis, j’ai dû recourir, pour dîner ce soir, à une sorte d’escroquerie dont je veux consigner ici le souvenir mélancolique.
Moins on a déjeuné, plus on désire dîner. C’est un axiome dont j’ai senti aujourd’hui toute la force bien avant que le soleil eût achevé son cours. Parmi les promeneurs que la douceur du ciel avait attirés cet après-midi aux Tuileries, et qui regardaient se jouer les premiers sourires du printemps sur la face de marbre des sylvains, on remarquait un homme jeune encore, et d’une tenue irréprochable, qui paraissait étudier avec une sollicitude extraordinaire le réveil de la nature. Non content de dévorer de l’œil la verdure nouvelle, il n’était point rare de voir ce personnage détacher furtivement de leurs tiges de jeunes pousses appétissantes, des feuilles à demi déroulées, et les porter à ses lèvres avec une curiosité de botaniste. J’ai pu m’assurer que cette ressource alimentaire, qui m’avait été indiquée par l’histoire des naufrages, était d’une valeur fort médiocre. Toutefois j’ai enrichi mon expérience de quelques notions intéressantes : ainsi je sais désormais que le feuillage du marronnier est excessivement amer à la bouche, comme au cœur ; le rosier n’est pas mauvais ; le tilleul est onctueux et assez agréable ; le lilas poivré – et malsain, je crois.