Chapitre 7

3019 Words
Anna était dans sa chambre, debout devant son miroir, et attachait un dernier nœud à sa robe avec l’aide d’Annouchka, lorsqu’un bruit de roues sur le gravier devant le perron se fit entendre. « C’est un peu tôt pour Betsy, » pensa-t-elle, et, regardant par la fenêtre, elle aperçut une voiture, et dans la voiture le chapeau noir et les oreilles bien connues d’Alexis Alexandrovitch. « Voilà qui est fâcheux ! se pourrait-il qu’il vînt pour la nuit ? » pensa-t-elle, et les résultats que pouvait avoir cette visite l’épouvantèrent : sans se donner une minute de réflexion, et sous l’empire de cet esprit de mensonge, qui lui devenait familier et qui la dominait, elle descendit, rayonnante de gaieté, pour recevoir son mari, et se mit à parler sans savoir ce qu’elle disait. « Que c’est aimable à vous ! dit-elle en tendant la main à Karénine, tandis qu’elle souriait à Studine comme à un familier de la maison. – J’espère que tu restes ici cette nuit ? (le démon du mensonge lui soufflait ces mots) ; nous irons ensemble aux courses, n’est-ce pas ? Quel dommage que je me sois engagée avec Betsy, qui doit venir me chercher ! » Alexis Alexandrovitch fit une légère grimace à ce nom. « Oh ! je ne séparerai pas les inséparables, dit-il d’un ton railleur, nous irons à nous deux Michel Wassiliévitch. Le docteur m’a recommandé l’exercice ; je ferai une partie de la route à pied, et me croirai encore aux eaux. – Mais rien ne presse, dit Anna ; voulez-vous du thé ? » Elle sonna. « Servez le thé et prévenez Serge qu’Alexis Alexandrovitch est arrivé. – Et ta santé ?… Michel Wassiliévitch, vous n’êtes pas encore venu chez moi ; voyez donc comme j’ai bien arrangé mon balcon, » dit-elle en s’adressant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur. Elle parlait simplement et naturellement, mais trop, et trop vite : ce qu’elle sentit en surprenant le regard curieux de Michel Wassiliévitch, qui l’observait à la dérobée. Celui-ci s’éloigna du côté de la terrasse, et elle s’assit auprès de son mari. « Tu n’as pas très bonne mine, dit-elle. – Oui, le docteur est venu ce matin et m’a pris une heure de mon temps ; je suis persuadé qu’il était envoyé par un de mes amis ; ma santé est si précieuse ! – Que t’a-t-il dit ? » Et elle le questionna sur sa santé et ses travaux, lui conseillant le repos, et l’engageant à venir s’installer à la campagne. Tout cela était dit gaiement, avec vivacité et animation ; mais Alexis Alexandrovitch n’attachait aucune importance spéciale à ce ton ; il n’entendait que les paroles, et les prenait dans leur sens littéral, répondant simplement, quoiqu’un peu ironiquement. Cette conversation n’avait rien de particulier ; cependant Anna ne put se la rappeler plus tard sans une véritable souffrance. Serge entra, accompagné de sa gouvernante ; si Alexis Alexandrovitch s’était permis d’observer, il aurait remarqué l’air craintif dont l’enfant regarda ses parents, son père d’abord, puis sa mère ; mais il ne voulait rien voir et ne vit rien. « Hé, bonjour, jeune homme ! nous avons grandi, nous devenons tout à fait grand garçon. » Et il tendit la main à l’enfant troublé. Serge avait toujours été timide avec son père, mais depuis que celui-ci l’appelait « jeune homme », et depuis qu’il se creusait la tête pour savoir si Wronsky était un ami ou un ennemi, il était devenu plus craintif encore. Il se tourna vers sa mère comme pour chercher protection ; il ne se sentait à l’aise qu’auprès d’elle. Pendant ce temps Alexis Alexandrovitch prenait son fils par l’épaule et interrogeait la gouvernante sur son compte. Anna vit le moment où l’enfant, se sentant malheureux et gêné, allait fondre en larmes. Elle avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant son embarras, elle se leva vivement, souleva la main d’Alexis Alexandrovitch pour dégager l’épaule de l’enfant, l’embrassa et l’emmena sur la terrasse. Puis elle vint rejoindre son mari. « Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre. Pourquoi Betsy ne vient-elle pas ? – Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant craquer les jointures de ses doigts et en se levant. Je suis aussi venu t’apporter de l’argent : tu dois en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols. – Non… oui… j’en ai besoin, dit Anna en rougissant jusqu’à la racine des cheveux sans le regarder ; mais tu reviendras après les courses ? – Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof, la princesse Tverskoï, ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une calèche à l’anglaise qui approchait du perron ; quelle élégance ! c’est charmant ! Allons, partons aussi. » La princesse ne quitta pas sa calèche ; son valet de pied en guêtres, livrée, et chapeau à l’anglaise, sauta du siège devant la maison. « Je m’en vais, adieu ! dit Anna en embrassant son fils et en tendant la main à son mari. Tu es très aimable d’être venu. » Alexis Alexandrovitch lui baisa la main. « Au revoir, tu reviendras prendre le thé ; c’est parfait ! » dit-elle en s’éloignant d’un air rayonnant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l’abri des regards, qu’elle tressaillit avec répugnance en sentant sur sa main la trace de ce b****r. Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à côté de Betsy dans le pavillon principal, où la haute société se trouvait réunie ; elle aperçut son mari de loin, et le suivit involontairement des yeux dans la foule. Elle le vit s’avancer vers le pavillon, répondant avec une bienveillance un peu hautaine aux saluts qui cherchaient à attirer son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également antipathiques. « Rien qu’ambition, que rage de succès : c’est tout ce que contient son âme, pensait-elle ; quant aux vues élevées, à l’amour de la civilisation, à la religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but : rien de plus. » On voyait, d’après les regards que Karénine jetait sur le pavillon, qu’il ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de plumes, de fleurs et d’ombrelles. Anna comprit qu’il la cherchait, mais eut l’air de ne pas s’en apercevoir. « Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas votre femme ? la voici. » Il sourit de son sourire glacial. « Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis, » répondit-il en approchant du pavillon. Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes, poli avec les hommes. Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon ; Alexis Alexandrovitch, qui l’estimait beaucoup, l’aborda, et ils se mirent à causer. C’était entre deux courses ; le général attaquait ce genre de divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait. Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille. Lorsque la course d’obstacles commença, elle se pencha en avant, ne quittant pas Wronsky des yeux ; elle le vit s’approcher de son cheval, puis le monter ; la voix de son mari s’élevait toujours jusqu’à elle, et lui semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky, mais souffrait plus encore de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations. « Je suis une mauvaise femme, une femme perdue, pensait-elle, mais je hais le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa nourriture. Il sait tout, il voit tout ; que peut-il éprouver, s’il est capable de parler avec cette tranquillité ? J’aurais quelque respect pour lui s’il me tuait, s’il tuait Wronsky. Mais non, ce qu’il préfère à tout, c’est le mensonge, ce sont les convenances. » Anna ne savait guère ce qu’elle aurait voulu trouver en son mari, et ne comprenait pas que la volubilité d’Alexis Alexandrovitch, qui l’irritait si vivement, n’était que l’expression de son agitation intérieure ; il lui fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal ; Karénine, lui aussi, avait besoin de s’étourdir pour étouffer les idées qui l’oppressaient en présence de sa femme et de Wronsky, dont le nom revenait à chaque instant. « Le danger, disait-il, est une condition indispensable pour les courses d’officiers ; si l’Angleterre peut montrer dans son histoire des faits d’armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le sport a, selon moi, un sens profond, et comme toujours nous n’en prenons que le côté superficiel. – Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï : on dit qu’un des officiers s’est enfoncé deux côtes. » Alexis Alexandrovitch sourit froidement d’un sourire sans expression qui découvrait seulement ses dents. « J’admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel, mais il ne s’agit pas de cela. » Et il se tourna vers le général, son interlocuteur sérieux : « N’oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de médaille : cela rentre dans les devoirs militaires ; si le sport, comme les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des indices de barbarie, le sport spécialisé est au contraire un indice de développement. – Oh ! je n’y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m’émeut trop, n’est-ce pas, Anna ? – Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j’avais été Romaine, j’aurais assidûment fréquenté le cirque. » Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même côté. En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon ; Alexis Alexandrovitch, interrompant brusquement son discours, se leva avec dignité et fit un profond salut : « Vous ne courez pas ? lui dit en plaisantant le général. – Ma course est d’un genre plus difficile, » répondit respectueusement Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens, le militaire eut l’air de recueillir le mot profond d’un homme d’esprit, et de comprendre la pointe de la sauce [7]. « Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch : celui du spectateur aussi bien que celui de l’acteur, et je conviens que l’amour de ces spectacles est un signe certain d’infériorité dans un public… mais… – Princesse, un pari ! cria une voix, celle de Stépane Arcadiévitch s’adressant à Betsy. Pour qui tenez-vous ? – Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy. – Moi pour Wronsky…, une paire de gants. – C’est bon. – Comme c’est joli…, n’est-ce pas ? » Alexis Alexandrovitch s’était tu pendant qu’on parlait autour de lui, mais il reprit aussitôt : « J’en conviens, les jeux virils… » En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations s’arrêtèrent. Alexis Alexandrovitch se tut aussi ; chacun se leva pour regarder du côté de la rivière ; comme les courses ne l’intéressaient pas, au lieu de suivre les cavaliers, il parcourut l’assemblée d’un œil distrait ; son regard s’arrêta sur sa femme. Pâle et grave, rien n’existait pour Anna en dehors de ce qu’elle suivait des yeux ; sa main tenait convulsivement un éventail, elle ne respirait pas. Karénine se détourna pour examiner d’autres visages de femmes. « Voilà une autre dame très émue, et encore une autre qui l’est tout autant, c’est fort naturel, » se dit Alexis Alexandrovitch ; malgré lui, son regard était attiré par ce visage où il lisait trop clairement et avec horreur tout ce qu’il voulait ignorer. À la première chute, celle de Kouzlof, l’émotion fut générale, mais à l’expression triomphante du visage d’Anna il vit bien que celui qu’elle regardait n’était pas tombé. Lorsqu’un second officier tomba sur la tête, après que Mahotine et Wronsky eurent sauté la grande barrière, et qu’on le crut tué, un murmure d’effroi passa dans l’assistance ; mais Alexis Alexandrovitch s’aperçut qu’Anna n’avait rien remarqué, et qu’elle avait peine à comprendre l’émotion générale. Il la regardait avec une insistance croissante. Quelque absorbée qu’elle fût, Anna sentit le regard froid de son mari peser sur elle, et elle se retourna vers lui un moment d’un air interrogateur, avec un léger froncement de sourcils. « Tout m’est égal, » semblait-elle dire ; et elle ne quitta plus sa lorgnette. La course fut malheureuse : sur dix-sept cavaliers, il en tomba plus de la moitié. Vers la fin, l’émotion devint d’autant plus vive que l’empereur témoigna son mécontentement. Au reste, l’impression était unanimement pénible et l’on se répétait la phrase de l’un des spectateurs : « Après cela il ne reste plus que les arènes avec des lions ». La terreur causée par la chute de Wronsky fut générale, et le cri d’horreur poussé par Anna n’étonna personne. Malheureusement sa physionomie exprima ensuite des sentiments plus vifs que ne le permettait le décorum ; éperdue, troublée comme un oiseau pris au piège, elle voulait se lever, se sauver, et se tournait vers Betsy, en répétant : « Partons, partons ! » Mais Betsy n’écoutait pas. Penchée vers un militaire qui s’était approché du pavillon, elle lui parlait avec animation. Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui offrit poliment le bras. « Partons, si vous le désirez, lui dit-il en français. » Anna ne l’aperçut même pas ; elle était toute à la conversation de Betsy et du général. « On prétend qu’il s’est aussi cassé la jambe, disait-il : cela n’a pas le sens commun. » Anna, sans répondre à son mari, regardait toujours de sa lorgnette l’endroit où Wronsky était tombé, mais c’était si loin et la foule était si grande qu’on ne distinguait rien ; elle baissa sa lorgnette et allait partir, lorsqu’un officier au galop vint faire un rapport à l’empereur. Anna se pencha en avant pour écouter. « Stiva, Stiva, » cria-t-elle à son frère ; celui-ci n’entendit pas ; elle voulut encore quitter la tribune. « Je vous offre mon bras, si vous désirez partir, » répéta Alexis Alexandrovitch en lui touchant la main. Anna s’éloigna de lui avec répulsion et répondit sans le regarder : « Non, non, laissez-moi, je resterai. » Elle venait d’apercevoir un officier qui, du lieu de l’accident, accourait à toute bride en coupant le champ de courses. Betsy lui fit signe de son mouchoir ; l’officier venait dire que le cavalier n’était pas blessé, mais que le cheval avait les reins brisés. À cette nouvelle Anna se rassit, et cacha son visage derrière son éventail ; Alexis Alexandrovitch remarqua non seulement qu’elle pleurait, mais qu’elle ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine. Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux regards du public, et lui donner le temps de se remettre. « Pour la troisième fois, je vous offre mon bras, » dit-il quelques instants après, en se tournant vers elle. Anna le regardait, ne sachant que répondre. Betsy lui vint en aide. « Non, Alexis Alexandrovitch ; j’ai amené Anna, je la reconduirai. – Excusez, princesse, répondit-il en souriant poliment et en la regardant bien en face ; mais je vois qu’Anna est souffrante, et je désire la ramener moi-même. » Anna effrayée se leva avec soumission et prit le bras de son mari. « J’enverrai prendre de ses nouvelles et vous en ferai donner, » murmura Betsy à voix basse. Alexis Alexandrovitch, en sortant du pavillon, causa de la façon la plus naturelle avec tous ceux qu’il rencontra, et Anna fut obligée d’écouter, de répondre ; elle ne s’appartenait pas et croyait marcher en rêve à côté de son mari. « Est-il blessé ? tout cela est-il vrai ? viendra-t-il ? le verrai-je aujourd’hui ? » pensait-elle. Silencieusement elle monta en voiture, et bientôt ils sortirent de la foule. Malgré tout ce qu’il avait vu, Alexis Alexandrovitch ne se permettait pas de juger sa femme ; pour lui, les signes extérieurs tiraient seuls à conséquence ; elle ne s’était pas convenablement comportée, et il se croyait obligé de lui en faire l’observation. Comment adresser cette observation sans aller trop loin ? Il ouvrit la bouche pour parler, mais involontairement il dit tout autre chose que ce qu’il voulait dire : « Combien nous sommes tous portés à admirer ces spectacles cruels ! Je remarque… – Quoi ? je ne comprends pas, » dit Anna d’un air de souverain mépris. Ce ton blessa Karénine. « Je dois vous dire…, commença-t-il. – Voilà l’explication, pensa Anna, et elle eut peur. – Je dois vous dire que votre tenue a été fort inconvenante aujourd’hui, dit-il en français. – En quoi ? – demanda-t-elle en se tournant vivement vers lui et en le regardant bien en face, non plus avec la fausse gaieté sous laquelle se dissimulaient ses sentiments, mais avec une assurance qui cachait mal la frayeur qui l’étreignait. – Faites attention, » dit-il en montrant la glace de la voiture, baissée derrière le cocher. Il se pencha pour la relever. « Qu’avez-vous trouvé d’inconvenant ? répéta-t-elle. – Le désespoir que vous avez peu dissimulé lorsqu’un des cavaliers est tombé. » Il attendait une réponse, mais elle se taisait et regardait devant elle. « Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le monde de telle sorte que les méchantes langues ne puissent vous attaquer. Il fut un temps où je parlais de sentiments intimes, je n’en parle plus ; il n’est question maintenant que de faits extérieurs ; vous vous êtes tenue d’une façon inconvenante, et je désire que cela ne se renouvelle plus. »
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