Chapitre Un
Certains me voient comme le roi des combines. D’autres, comme un négociateur hors pair. Mais si je devais être honnête, ce qui m’a valu cette réputation, c’est surtout une bonne dose d’arrogance et un paquet de fric. Et ce soir, je compte bien distribuer les Grover Cleveland comme s’il s’agissait de bonbons et non de billets rares, retirés de la circulation.
Mon téléphone vibre au moment où je m’engage dans la longue allée rectangulaire du Nelson-Atkins Museum of Art. Une fois garé, je laisse tomber mes clés dans la main du voiturier. Tu es en retard. Nous attendons dans le Kirkwood Hall.
— Serait-ce…
Les yeux du jeune homme s’écarquillent en se posant sur ma Lotus18 décapotable.
— Oui. Et non, vous ne pouvez pas faire un tour avec.
Mon téléphone vibre à nouveau. Est-ce que tu viens ?
Si j’ai accepté de me plier à la suggestion de Muffy Templeton – car c’est elle qui m’a conseillé de présenter mon whisky réserve à la levée de fonds de ce soir, dans l’aile Picasso du Nelson-Atkins –, c’est uniquement parce que sa mère et mon arrière grand-mère sont amies depuis le berceau. Pour ça, et parce que son mari Robert ne voit aucun mal à écouler une part non-négligeable de sa fortune chaque semaine au Whiskey Den.
Muffy est devancée par une bouffée de parfum – lilas, comme d’habitude ; c’est à cela, et au chatoiement de ses diamants, que je détecte sa présence.
— Mon chéri. Il faut te dépêcher. Les invités arrivent dans moins d’une demi-heure.
J’embrasse sa joue ridée, me retenant de lui balancer une remarque bien salée. J’opte plutôt pour un clin d’œil.
— Vous vous inquiétez bien trop. Je vous avais promis d’être présent.
Elle me tapote la joue comme si j’étais un de ses fils.
— Ton charme te sauvera, Danny Pendergast.
Elle n’a pas tort. Ma bouille et mon charisme m’ont ouvert davantage de portes que mon nom de famille, qui a malheureusement perdu de son prestige. Bien que mon arrière grand-père ait été une légende à son époque, aujourd’hui, son héritage ne survit que dans la mémoire quasi-mystique d’une ère révolue.
Muffy m’attrape par le coude et m’escorte jusqu’à Kirkwood Hall. L’endroit a été transformé pour l’occasion, repensé façon années vingt, le tout complété d’un kiosque à musique équipé d’un microphone d’époque.
— Tu auras de l’aide pendant la première heure. Et une fois que tu auras écoulé whisky, j’espère que tu auras l’occasion de rester pour te mêler aux gens.
J’opine du chef, croisant les doigts pour que l’« aide » dont il est question n’ait rien à voir avec le petit-fils gaffeur qu’elle a collé dans mes pattes la dernière fois que j’ai accepté – après maintes sollicitations – d’assister Muffy dans l’organisation d’une de ses garden party. Ou pire, la petite-fille avec laquelle elle essaie de me caser depuis bientôt deux ans. Ne vous méprenez pas, je n’ai rien contre les jeunes débutantes, loin de là. J’en ai même fréquenté pas mal ; ce sont souvent de jeunes femmes enthousiastes, lassées des types de leur âge et qui veulent rencontrer un homme, un vrai. Un homme capable d’offrir des orgasmes et des séances de b***e sans conséquences. Ce soir je risque d’avoir l’embarras du choix, mais j’aurai d’autres chats à fouetter. Muffy a mis le paquet dans cette soirée de levée de fonds. Les convives viennent des quatre coins du pays, une bonne moitié d’entre eux étant issue des villes les plus stratégiques. Plus les enjeux sont importants, plus le poker exerce sa force d’attraction, devenant irrésistible pour tous ceux qui sont pris dans ses filets, même si c’est pour soutenir une cause. Je suis bien placé pour le savoir, c’est ce qui a causé la perte de mon arrière grand-père.
Les derniers jours de Tom Pendergast ont beau avoir été ternis par la honte, le simple fait qu’il ait fait de la prison a contribué à étayer la légende. Pour en avoir le cœur net, il suffit de faire un tour dans le quartier de Crossroads et de compter les bars et distilleries portant son nom. Personnellement ? Je préfère honorer la mémoire de mon grand-père d’une façon plus… juste, plus appropriée. En aidant les demoiselles en détresse, en évitant de fourrer mon nez dans les finances des membres de mon club, même si les frais d’adhésion sont mirobolants. En tissant des liens avec des personnalités influentes tant dans le monde des affaires que dans certains milieux plus underground, deux univers qui cohabitent plus étroitement qu’on pourrait le croire. Mais tant que l’argent continue d’affluer, je m’en fous. Et ce soir, le Whisky Den sera noir de monde. Je me suis assuré de faire tourner l’info entre une poignée de membres VIP : ce soir, après minuit, se tiendra un jeu de poker mémorable et très privé. Alors, même si je préférerais flirter dans un recoin obscur à l’abri des caméras de surveillance, je vais devoir rester concentré et mettre les bouchées doubles.
Ceci dit, un simple coup d’œil au dos de la personne supposée m’aider ce soir me fait regretter d’avoir laissé mes capotes sur ma table de nuit. J’ignore quoi contempler en premier : la cambrure de son échine qui marque de début de ses hanches généreuses, ou la longue chevelure rousse qui cascade, par vagues épaisses, jusqu’au milieu de son dos. Il me faut une seconde entière pour remarquer qu’elle trimbale deux caisses remplies de mignonnettes, ingénieuse trouvaille de Muffy, me permettant d’introduire mon whisky dans les foyers des convives, après la soirée. J’étouffe un juron, puis m’empresse de lui prendre les caisses des bras.
— Attendez. Je m’en occupe.
Je la contourne puis glisse mes bras juste sous les siens. Dès le premier contact, l’électricité est fulgurante. Un incendie se déclare sous ma peau, portant mon sang à ébullition.
Lorsqu’elle pose les yeux sur moi, je décèle un soupçon d’amusement.
— Je n’ai pas besoin d’aide, merci.
Cette jeune femme n’est pas belle au sens où l’entendent les magazines de mode, mais elle est captivante, complètement inoubliable. Des pommettes saillantes soulignent ses pétillants yeux ambrés. Ses lèvres pleines et larges – le genre qu’un homme rêve de voir autour de sa queue – s’étirent aussitôt en un sourire que je ne peux pas m’empêcher de lui rendre. Je la décharge délicatement de son fardeau, regrettant seulement de mettre fin à ce contact physique.
— Ce ne serait pas très courtois de ma part de vous laisser porter tout ça.
Je pose respectivement les caisses sur deux tables prévues à cet effet, puis commence à sortir les mignonnettes de whisky. Elle me rejoint pour vider la seconde caisse.
— J’apprécie votre courtoisie et tout ça, mais…
— Laissez-moi deviner. Vous n’avez pas besoin d’aide… ?
Je me retourne pour lui faire face, mais la fin de ma réplique meurt sur mes lèvres au moment où j’aperçois le tatouage en forme de serpent qui remonte le long de sa jambe droite, offerte à ma vue grâce à la fente très marquée le long de sa robe noire et pailletée. Ma bouche s’assèche quand je découvre pour la première fois cette jeune femme de face. Elle est grande ; sachant qu’elle arrive quasiment à ma hauteur dans ses talons aiguille, elle doit faire dans les un mètre soixante-dix déchaussée. Ses seins sont dressés comme deux collines pleines et souples sous le tissu étiré de sa robe. Je m’efforce de la regarder dans les yeux et une chaleur se propage aussitôt dans mon cou, parce que bordel, cette femme a tout de la parfaite pin-up.
— J’allais répondre que je n’ai pas besoin d’être secourue, rétorque-t-elle, encore amusée, avant de me tendre sa main. Roxi.
J’accepte cette poignée avec plaisir, ravi de constater qu’elle a autant de poigne que moi. Roxi n’a en effet rien d’une demoiselle en détresse, ce qui a le don de m’exciter.
— Danny. C’est moi qui ai apporté l’alcool.
Son sourire s’élargit, et elle ne semble pas pressée de lâcher ma main.
— Aah ! M. Whisky…
— Appelle-moi comme tu voudras.
Toutes sortes d’avances débiles et hyper cliché me passent par la tête. Je me racle la gorge.
— Et si tu installais les mignonnettes ? Pendant ce temps, je pourrais apporter les caisses restantes.
— Je m’en suis déjà occupé.
Elle désigne les autres tables, près de l’entrée.
— Ça, c’est juste les extras.
— J’espère que tu m’autoriseras à t’offrir un verre plus tard, pour te remercier de tes efforts.
— Oh, ça ne m’a rien coûté. Mais pourquoi pas…
— Dans tous les cas, il faudra que tu me laisses te remercier d’une manière ou d’une autre, dis-je, ne voulant pas laisser mourir la conversation de sitôt.
Son regard s’enflamme en croisant le mien. Et en moins de temps qu’il n’en faut pour prendre une bouffée d’air, j’ai une trique d’enfer. Mes couilles sont tendues, douloureuses, avides de se décharger.
— Je trouverai bien quelque chose, j’en suis certaine, répond-elle avec un léger sourire avant de se tourner et de s’éloigner d’un pasfluide, ses hanches ondulant comme celles d’une charmeuse de serpents.
Une main se pose sur mon épaule.
— Tu devrais peut-être calmer le jeu, mon gars, s’exclame Harrison Steele, hilare, assez discrètement toutefois pour que personne d’autre ne l’entende. J’ai vu les étincelles crépiter entre vous depuis l’autre bout de la salle.
Je me tourne pour lui serrer la main. Harrison est l’un de mes plus vieux amis, et il a été l’un des premiers à investir en moi.
— Je croyais que tu venais accompagné ?
Mon sous-entendu est clair – bas les pattes. Et mieux vaut clarifier les choses avec Harrison, car il a tendance à considérer la drague comme un sport de haut niveau. Discipline à laquelle il raflerait toutes les médailles si celle-ci avait une place aux JO. En même temps, ce n’est pas vraiment sa faute. La nature l’a doté d’un look parfait et typiquement américain – des cheveux sombres, des yeux bleus et, du moins à en croire l’avis de Lisa, la gérante de mon bar, une queue légendaire. Les femmes se jettent sur lui comme sur des bacs de Ben & Jerry. Moi ? Il faut plus de temps pour apprécier ma saveur – comme un whisky sans glaçons, servi avec une rasade généreuse de cynisme.
Il soupire.
— Elle m’a planté.
— C’est pas vrai. Le célibataire le plus prisé de Kansas City, seul au gala de l’année !
— Pas seul, non, fait-il en me lançant un clin d’œil. Tu vas être mon coéquipier.
— Ah, ça, non.
Je secoue la tête, grimaçant en me souvenant de la seule fois où j’ai accepté d’aider Harrison à conclure avec une jeune femme à la fac. Pour faire court, la soirée ne s’est pas bien terminée.
— Je t’ai déjà prévenu. Plus jamais.
— Rho… Allez… C’était il y a un bail.
Harrison me décerne une tape sur l’épaule.
— Comment aurais-je pu deviner à l’époque que l’amie de Samantha sortait avec le président de TKE ?
— C’est le genre de choses qu’on essaie de savoir avant de jeter son pote dans les bras d’une inconnue.
Dieu merci, le type était tellement torché que lorsqu’il a voulu m’en coller une, il a complètement perdu l’équilibre et j’ai été en mesure de le mettre à terre en lui collant une droite en plein dans la mâchoire.
— En plus, j’ai promis à Muffy de tenir le bar jusqu’à la collecte des dons.
Harrison lève les yeux au ciel.
— Toujours en coulisse, celle-là, à tirer les ficelles comme une marionnettiste professionnelle. Quand vas-tu enfin lâcher prise et t’amuser un peu ?
J’esquive sa question en lui en retournant une.
— Où est Stockton ?
— Il a refusé de venir. Faut savoir que sa mère essaie par tous les moyens de le caser avec une des petites-filles de Muffy.
— Sa mère essaie de lui trouver une femme depuis ses années fac.
— Ça ne fait qu’empirer, apparemment, décrète Harrison, fermé. Son nouveau truc, c’est de se pointer chaque semaine à son bureau avec une nouvelle prétendante.
— On dirait qu’un verre ne te ferait pas de mal, dis-je, me postant près du bar pour lui remplir un tumbler de whisky directement tiré du fût.
Je le lui tends.
— La réserve spéciale de Tom.
Il lève son verre comme pour faire un toast.
— À notre succès ce soir.
— Qui est la femme qui se cache derrière ce regard ? m’enquis-je, soudain suspicieux.
Car Harrison ne s’exprime pas ainsi d’ordinaire.
— Personne, répond-il un poil trop sèchement.
— Menteur. Tu agites toujours le sourcil quand tu mens, dis-je en désignant le coin de son œil. Dans tous les cas, elle t’a passé la corde au cou, on dirait.
Harrison fronce les sourcils.
— Si j’accepte de me faire attacher, ce sera plus tard ce soir.
— Tant que tu ne t’approches pas de Roxi…, dis-je dans un grognement tout en me versant un tumbler.
Je ne suis pas du genre à revendiquer une femme, mais j’ai eu l’occasion de voir Harrison à l’œuvre. La chasse l’intéresse presque autant que la prise. Et j’ignore ce qui s’est passé quand nous nous sommes touchés, Roxi et moi, mais jamais une femme ne m’avait électrisé de cette façon d’un simple effleurement de bras. Pas comme ça.
— Roxi, hein ? C’est son prénom ?
Le sourire d’Harrison se teinte de fourberie.
— Ne t’en mêle pas. Ma vie sentimentale ne regarde que moi.
Il ouvre les mains.
— Je te propose juste de t’aider un peu…
— Tu veux m’aider ? Préviens tout le monde – discrètement – que ce soir, c’est soirée poker chez Danny.
Harrison retrouve subitement son sérieux.
— Le buy in, c’est combien ?
— Cinquante.
Il sait que je compte en milliers.
— Réservé aux cinq premiers. Si on arrive à dix, je ferai une seconde table à mille.
Il opine.
— On se retrouve à minuit ?