II
Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se retirait pour « des raisons de santé ». Il était venu après son déjeuner au conseil d’État, voulant dès le soir laisser la place nette à son successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président, assis devant l’immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il classait des papiers, qu’il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle rose.
Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi dans la cavalerie.
« Donnez-moi une bougie allumée », demanda Rougon.
Et, comme l’huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.
« Merle, écoutez !… Ne laissez entrer personne. Entendez-vous, personne.
– Oui, monsieur le président », répondit l’huissier qui referma la porte sans bruit.
Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à l’autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait soigneusement les cartons.
« Ce brave Merle n’a pas lu le Moniteur, ce matin », murmura-t-il.
Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête magnifique, très chauve, mais d’une de ces calvities précoces qui plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives que les peintres d’imagination aiment à prêter aux grands hommes politiques.
« Merle vous est très dévoué », finit-il par dire.
Et il replongea la tête dans le carton qu’il fouillait. Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie, puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du bureau. Il les regarda brûler.
« Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître. »
Tous deux, alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart d’heure. Il faisait très beau, le soleil entrait par les trois grandes fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entrouverte, laissait passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur le tapis, s’envolaient avec un léger bruit.
« Tenez, voyez donc ça », dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre qu’il venait de trouver.
Rougon lut la lettre et l’alluma tranquillement à la bougie. C’était une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées, s’interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon remerciait Delestang d’être venu l’aider. Ce « bon ami » était le seul avec lequel il pût à l’aise laver le linge sale de ses cinq années de présidence. Il l’avait connu à l’Assemblée législative, où ils siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C’était là qu’il avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant adorablement s*t, creux et superbe. Il disait d’ordinaire, d’un air convaincu, « que ce diable de Delestang irait loin ». Et il le poussait, se l’attachait par la reconnaissance, l’utilisait comme un meuble dans lequel il enfermait tout ce qu’il ne pouvait garder sur lui.
« Est-on bête, garde-t-on des papiers ! murmura Rougon, en ouvrant un nouveau tiroir qui débordait.
– Voilà une lettre de femme », dit Delestang, avec un clignement d’yeux.
Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit la lettre, en protestant. Dès qu’il eut parcouru les premières lignes, il cria :
« C’est le petit d’Escorailles qui a égaré ça ici !… De jolis chiffons encore, ces billets-là ! On va loin, avec trois lignes de femme. »
Et, pendant qu’il brûlait la lettre, il ajouta :
« Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes ! »
Delestang baissa le nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En 1851, il avait même failli compromettre son avenir politique ; il adorait alors la femme d’un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire au mari, il votait avec l’opposition, contre l’Élysée. Aussi, au 2 Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s’enferma pendant deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu’on ne vînt l’arrêter d’une minute à l’autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à l’Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d’État. Delestang, fils d’un marchand de vin de Bercy, ancien avoué, propriétaire d’une ferme modèle près de Sainte-Menehould, était riche à plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant.
« Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à chaque mot, pour jeter des coups d’œil dans les dossiers. Quand les femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent une corde au cou… À notre âge, voyez-vous, il faut soigner son cœur autant que son estomac. »
À ce moment, un grand bruit s’éleva dans l’antichambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte. Et, brusquement, un petit homme entra, en disant :
« Il faut que je lui serre la main, que diable ! à ce cher ami.
– Tiens ! Du Poizat ! » s’écria Rougon sans se lever.
Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s’excuser, il lui ordonna de fermer la porte. Puis, tranquillement :
« Je vous croyais à Bressuire, vous… On lâche donc sa sous-préfecture comme une vieille maîtresse. »
Du Poizat, mince, la mine chafouine, avec des dents très blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.
« Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à dîner… Mais quand j’ai lu le Moniteur… »
Il traîna un fauteuil devant le bureau, s’installa carrément en face de Rougon.
« Ah çà ! que se passe-t-il, voyons ! Moi, j’arrive du fond des Deux-Sèvres… J’ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j’étais loin de me douter… Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? »
Rougon, à son tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris là-bas sa disgrâce, et qu’il accourait, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu’à l’âme, en disant :
« Je vous aurais écrit ce soir… Donnez votre démission, mon brave.
– C’est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission », répondit simplement Du Poizat.
Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d’une débâcle de cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis il tira de sa poche un cigare qu’il alluma à la bougie.
« On peut fumer, puisqu’on déménage, dit-il en s’installant de nouveau dans le fauteuil. C’est gai, de déménager ! »
Rougon s’absorbait dans une liasse de papiers, qu’il lisait avec une attention profonde. Il les triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat, la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de fumée, le regardait faire. Ils s’étaient connus quelques mois avant la révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez M me Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en compatriote ; il était né, ainsi que M me Correur, à Coulonges, une petite ville de l’arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l’avait envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent francs par mois, bien qu’il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant à la petite semaine ; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable dans le pays, qu’on l’accusait d’avoir trouvé un trésor, au fond d’une vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires inquiétants ; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus délicates. Plus tard, lorsque Rougon voulut entrer à l’Assemblée législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute lutte dans les Deux-Sèvres. Puis, après le coup d’État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques lieues de son père, dont l’avarice le torturait depuis sa sortie du collège.
« Et le papa Du Poizat, comment va-t-il ? demanda Rougon, sans lever les yeux.
– Trop bien, répondit l’autre carrément. Il a chassé sa dernière domestique, parce qu’elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour. »
Tout en causant, Du Poizat s’était penché, et il fouillait du bout des doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à demi consumés. Rougon s’étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête. Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant, dont les dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d’un jeune loup. Sa grande préoccupation, autrefois, lorsqu’ils travaillaient ensemble, était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce compromettante. Aussi, en voyant qu’il cherchait à lire les mots restés intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du Poizat comprit parfaitement. Mais il eut un sourire, il plaisanta.
« C’est le grand nettoyage », murmura-t-il.
Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s’en servit comme d’une paire de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres qui s’éteignaient ; il faisait brûler en l’air les boules de papier trop serrées ; il remuait les débris embrasés, comme s’il avait agité l’alcool flambant d’un bol de punch. Dans la coupe, des étincelles vives couraient ; tandis qu’une fumée bleuâtre montait, roulait doucement jusqu’à la fenêtre ouverte. La bougie s’effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toute droite, très haute.
« Votre bougie a l’air d’un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant. Hein ! quel enterrement, mon pauvre ami ! comme on a des morts à coucher dans la cendre ! »
Rougon allait répondre, lorsqu’un nouveau bruit vint de l’antichambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et, comme les voix grandissaient :
« Delestang, ayez donc l’obligeance de voir ce qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons être envahis. »
Delestang ouvrit prudemment la porte, qu’il referma derrière lui. Mais il passa presque aussitôt la tête, en murmurant :
« C’est Kahn qui est là.
– Eh bien ! qu’il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous ! »
Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.
« Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M. Kahn, quand l’huissier fut sorti. Mais je suis si occupé… Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougez plus ; autrement, je vous flanque à la porte tous les deux. »
Le député ne parut pas ému le moins du monde de cet accueil brutal. Il était fait au caractère de Rougon. Il prit un fauteuil, s’assit à côté de Du Poizat, qui allumait un second cigare. Puis, après avoir soufflé :
« Il fait déjà chaud… Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous trouver encore chez vous. »
Rougon ne répondit rien, il y eut un silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu’il avait attirée près de lui.
« J’ai à causer avec vous, reprit M. Kahn.
– Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute. »
Mais le député sembla tout d’un coup s’apercevoir du désordre qui régnait dans la pièce.
« Que faites-vous donc ? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement jouée. Vous changez de cabinet ? »
La voix était si juste, que Delestang eut la complaisance de se déranger pour mettre un Moniteur sous les yeux de M. Kahn.
« Ah ! mon Dieu ! cria ce dernier, dès qu’il eut jeté un regard sur le journal. Je croyais la chose arrangée d’hier soir. C’est un vrai coup de foudre… Mon cher ami… »
Il s’était levé, il serrait les mains de Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant ; sur sa grosse face, deux grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s’être vus le matin ; d’autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant le sous-préfet. L’un devait être venu au Conseil d’État, tandis que l’autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne pas le manquer.
« Alors, vous aviez quelque chose à me dire ? reprit Rougon, de son air paisible.
– Ne parlons plus de ça, mon cher ami ! s’écria le député. Vous avez assez de tracas. Je n’irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous tourmenter encore avec mes misères.
– Non, ne vous gênez pas, dites toujours.
– Eh bien ! c’est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite concession… Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra nous fournir certains renseignements. »
Et, longuement, il exposa le point où en était son affaire. Il s’agissait d’un chemin de fer de Niort à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts fourneaux, dont elle devait décupler la valeur ; jusque-là, les transports restaient difficiles, l’entreprise végétait. Puis, il y avait dans la mise en actions du projet tout un espoir de pêche en eau trouble des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité prodigieuse pour obtenir la concession ; Rougon l’appuyait énergiquement, et la concession allait être accordée, lorsque M. de Marsy, ministre de l’Intérieur, fâché de n’être pas dans l’affaire, où il flairait des tripotages superbes, très désireux d’autre part d’être désagréable à Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il venait même, avec l’audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir la concession par le ministre des Travaux publics au directeur de la Compagnie de l’Ouest ; et il répandait le bruit que la Compagnie seule pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon consommait sa ruine.