« J’ai appris hier, dit-il, qu’un ingénieur de la Compagnie était chargé d’étudier un nouveau tracé… Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat ?
– Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même commencées… On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par Thouars. »
Le député eut un geste de découragement.
« C’est de la persécution, murmura-t-il. Qu’est-ce que ça leur ferait de passer devant mon usine ?… Mais je protesterai ; j’écrirai un mémoire contre leur tracé… Je retourne à Bressuire avec vous.
– Non, ne m’attendez pas, dit Du Poizat en souriant. Il paraît que je vais donner ma démission. »
M. Kahn se laissa aller dans son fauteuil, comme sous le coup d’une dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il regardait Rougon d’un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers. Les coudes sur le bureau, il écoutait.
« Vous voulez un conseil, n’est-ce pas ? dit-il enfin d’une voix rude. Eh bien ! faites les morts, mes bons amis ; tâchez que les choses restent en l’état, et attendez que nous soyons les maîtres… Du Poizat va donner sa démission, parce que, s’il ne la donnait pas, il la recevrait avant quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l’empereur, empêchez par tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de l’Ouest. Vous ne l’obtiendrez certes pas, mais tant qu’elle ne sera à personne, elle pourra être à vous, plus tard. »
Et, comme les deux hommes hochaient la tête :
« C’est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je suis par terre, laissez-moi le temps de me relever… Est-ce que j’ai la mine triste ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! faites-moi le plaisir de ne plus avoir l’air de suivre mon convoi… Moi, je suis ravi de rentrer dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu ! »
Il respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M. Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l’air dégagé de Du Poizat, tenant à montrer une liberté d’esprit complète. Delestang avait attaqué un autre cartonnier ; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit bruit, qu’on eût dit, par instants, le bruit discret d’une b***e de souris lâchées au milieu des dossiers. Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d’un angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler, toute pâle.
Cependant, une causerie intime s’était engagée. Rougon, qui ficelait de nouveau ses paquets, assurait que la politique n’était pas son affaire. Il souriait, d’un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses, retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir d’immenses terres à cultiver, avec des champs qu’il creuserait à sa guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des bœufs, des moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait qu’autrefois, à Plassans, lorsqu’il n’était encore qu’un petit avocat de province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis, il en vint à faire l’homme dégoûté du monde. Le pouvoir l’ennuyait. Il allait passer l’été à la campagne. Jamais il ne s’était senti plus léger que depuis le matin ; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement formidable, comme s’il avait jeté bas un fardeau.
« Qu’aviez-vous ici comme président ? quatre-vingt mille francs ? » demanda M. Kahn.
Il dit oui, d’un signe de tête.
« Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur. »
Que lui importait ! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d’être le maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d’une ferme, dans laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C’était son idéal, avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus fort. Peu à peu, il s’anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne conduisent leurs troupeaux qu’à coups de pierres. Il se transfigurait, ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force. Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu’il semblait près de jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce brusque accès de fureur.
« L’empereur a bien mal agi », murmura Du Poizat.
Alors, tout d’un coup, Rougon se calma. Sa face devint grise, son corps s’avachit dans une lourdeur d’homme obèse. Il se mit à faire l’éloge de l’empereur, d’une façon outrée : c’était une puissante intelligence, un esprit d’une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un coup d’œil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son dévouement, en disant avec une grande humilité qu’il avait toujours été fier d’être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit même par impatienter Du Poizat, garçon d’une vivacité fâcheuse. Et une querelle s’engagea. Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait pour l’empire, de 1848 à 1851, lorsqu’ils crevaient la faim, chez M me Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur peau vingt fois. N’était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 Décembre, s’était emparé du Palais-Bourbon, à la tête d’un régiment de ligne ? À ce jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd’hui, on le sacrifiait, victime d’une intrigue de cour. Mais Rougon protestait ; il n’était pas sacrifié ; il se retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à fait lancé, traitait les gens des Tuileries de « cochons », il finit par le faire taire, en assenant un coup de poing sur le bureau de palissandre, qui craqua.
« C’est bête, tout ça ! dit-il simplement.
– Vous allez un peu loin », murmura M. Kahn.
Delestang, très pâle, s’était mis debout, derrière les fauteuils. Il ouvrit doucement la porte pour voir si personne n’écoutait. Mais il n’aperçut, dans l’antichambre, que la haute silhouette de Merle, dont le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d’un air mécontent.
« Sans doute, l’empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence. Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le sien. »
Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le mot très joli.
« Mais, je le répète, continua Rougon d’une voix particulière, je me retire de mon plein gré. Si l’on vous interroge, vous qui êtes de mes amis, affirmez qu’hier soir encore j’étais libre de reprendre ma démission… Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J’ai pu me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du conseil d’État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma retraite. Mais j’avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. J’étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je devais à la bienveillance de l’empereur. »
Il dit toute cette tirade en l’accompagnant d’un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu’il parlait à la Chambre. Ces explications étaient évidemment destinées au public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général. Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu’il appelait « le f****r des médiocrités ». La Chambre, selon lui, jouissait encore d’une liberté absurde. On y parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine bien montée, l’empereur au sommet, les grands corps et les fonctionnaires au-dessous, réduits à l’état de rouages. Il riait, sa poitrine sautait, pendant qu’il outrait son système, avec une rage de mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.
« Mais, interrompit M. Kahn, l’empereur en haut, tous les autres en bas, ce n’est gai que pour l’empereur, cela !
– Quand on s’ennuie, on s’en va », dit tranquillement Rougon.
Il sourit, puis il ajouta :
« On attend que cela soit amusant, et l’on revient. »
Il y eut un long silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, sachant ce qu’il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d’une disgrâce, pour faire peau neuve ; l’affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion de tomber en honnête homme.
« Et que dit-on ? demanda Rougon pour rompre le silence.
– Moi, j’arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l’heure, dans un café, j’ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre retraite.
– Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn ; Béjuin vous aime beaucoup. C’est un garçon un peu éteint, mais d’une grande solidité… Le petit La Rouquette lui-même m’a paru très convenable. Il parle de vous en excellents termes. »
Et la conversation continua sur les uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui donna complaisamment les notes les plus précises sur l’attitude du Corps législatif à son égard.
« Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n’avoir aucun renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin, au saut du lit, j’en aurai long à vous conter.
– À propos, s’écria M. Kahn en riant, j’oubliais de vous parler de Combelot !… Non, jamais je n’ai vu un homme plus gêné… »
Mais il s’arrêta devant un clignement d’yeux de Rougon, qui lui montrait le dos de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser le dessus d’une bibliothèque où des journaux s’entassaient. M. de Combelot avait épousé une sœur de Delestang. Ce dernier, depuis la disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan ; aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un sourire :
« Pourquoi ne continuez-vous pas ?… Combelot est un s*t. Hein ? voilà le mot lâché ! »
Cette exécution aisée d’un beau-frère égaya beaucoup ces messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu’à se moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre parmi les dames. Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un paquet de journaux sur le tapis :
« Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres. »
Cette vérité ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez baissé, comme perdu au fond d’un portefeuille dont il examinait chaque poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un emportement d’hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées jusqu’au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy autrefois, avant l’empire, affirmait qu’il était alors entretenu par sa maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois. M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place de Paris, sans qu’on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils s’échauffaient l’un l’autre, ils se renvoyaient des faits de plus en plus forts : dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un pot-de-vin de quinze cent mille francs ; il venait d’offrir, le mois dernier, un hôtel à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de six cent mille francs, sa part d’un trafic sur les actions des chemins de fer du Maroc ; il n’y avait pas huit jours enfin, la grande affaire des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s’était écroulée avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de pioche n’avait été donné, depuis deux ans qu’ils opéraient des versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s’efforçant de rapetisser sa haute mine d’aventurier élégant, parlant de maladies anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu’à attaquer la galerie de tableaux qu’il réunissait alors.
« C’est un bandit tombé dans la peau d’un vaudevilliste », finit par dire Du Poizat.
Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros yeux.
« Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu ! comme vous voulez faire les vôtres… Nous ne nous entendons guère. Si je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai volontiers. Mais tout ce que vous racontez là n’empêche pas que Marsy soit d’une jolie force. Si la fantaisie l’en prenait, il ne ferait qu’une bouchée de vous deux, je vous en préviens. »
Et il quitta son fauteuil, las d’être assis, étirant ses membres. Puis, il ajouta, dans un gros bâillement :
« D’autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me mettre en travers.