Chapitre IIIDans la ville d’Inspruck, avant d’entrer en Italie, Oswald entendit raconter à un négociant, chez lequel il s’était arrêté quelque temps, l’histoire d’un émigré français, appelé le comte d’Erfeuil, qui l’intéressa beaucoup en sa faveur. Cet homme avait supporté la perte entière d’une très grande fortune avec une sérénité parfaite ; il avait vécu et fait vivre, par son talent pour la musique, un vieil oncle qu’il avait soigné jusqu’à sa mort ; il s’était constamment refusé à recevoir les services d’argent qu’on s’était empressé de lui offrir ; il avait montré la plus brillante valeur, la valeur française, pendant la guerre, et la gaieté la plus inaltérable au milieu des revers : il désirait d’aller à Rome, pour y retrouver un de ses parents dont il devait hériter, et souhaitait un compagnon, ou plutôt un ami, pour faire avec lui le voyage plus agréablement.
Les souvenirs les plus douloureux de lord Nelvil étaient attachés à la France, néanmoins il était exempt des préjugés qui séparent les deux nations, parce qu’il avait eu pour ami intime un Français, et qu’il avait trouvé dans cet ami la plus admirable réunion de toutes les qualités de l’âme. Il offrit donc au négociant qui lui raconta l’histoire du comte d’Erfeuil de conduire en Italie ce noble et malheureux jeune homme. Le négociant vint annoncer à lord Nelvil, au bout d’une heure, que sa proposition était acceptée avec reconnaissance. Oswald était heureux de rendre ce service, mais il lui en coûtait beaucoup de renoncer à la solitude, et sa timidité souffrait de se trouver tout à coup dans une relation habituelle avec un homme qu’il ne connaissait pas.
Le comte d’Erfeuil vint faire visite à lord Nelvil, pour le remercier. Il avait des manières élégantes, une politesse facile et de bon goût, et dès l’abord il se montrait parfaitement à son aise. On s’étonnait, en le voyant, de tout ce qu’il avait souffert, car il supportait son sort avec un courage qui allait jusqu’à l’oubli, et il avait dans sa conversation une légèreté vraiment admirable quand il parlait de ses propres revers, mais moins admirable, il faut en convenir, quand elle s’étendait à d’autres sujets.
– Je vous ai beaucoup d’obligation, milord, dit le comte d’Erfeuil, de me tirer de cette Allemagne où je m’ennuyais à périr. – Vous y êtes cependant, répondit lord Nelvil généralement aimé et considéré. – J’y ai des amis, reprit le comte d’Erfeuil, que je regrette sincèrement ; car dans ce pays-ci l’on ne rencontre que les meilleures gens du monde ; mais je ne sais pas un mot d’allemand, et vous conviendrez que ce serait un peu long et un peu fatigant pour moi de l’apprendre. Depuis que j’ai eu le malheur de perdre mon oncle, je ne sais que faire de mon temps quand il fallait m’occuper de lui, cela remplissait ma journée, à présent les vingt-quatre heures me pèsent beaucoup. – La délicatesse avec laquelle vous vous êtes conduit pour monsieur votre oncle, dit lord Nelvil, inspire pour vous, M. le comte, la plus profonde estime. – Je n’ai fait que mon devoir, reprit le comte d’Erfeuil, le pauvre homme m’avait comblé de biens pendant mon enfance ; je ne l’aurais jamais quitté, eût-il vécu cent ans ! mais c’est heureux pour lui d’être mort, ce le serait aussi pour moi, ajouta-t-il en riant, car je n’ai pas grand espoir dans ce monde. J’ai fait de mon mieux à la guerre pour être tué, mais puisque le sort m’a épargné, il faut vivre aussi bien qu’on le peut. – Je me féliciterai de mon arrivée ici, répondit lord Nelvil, si vous vous trouvez bien à Rome, et si – Oh mon Dieu, interrompit le comte d’Erfeuil, je me trouverai bien partout ; quand on est jeune et gai, tout s’arrange. Ce ne sont pas les livres ni la méditation qui m’ont acquis la philosophie que j’ai, mais l’habitude du monde et des malheurs ; et vous voyez bien, mylord, que j’ai raison de compter sur le hasard, puisqu’il m’a procuré l’occasion de voyager avec vous. – En achevant ces mots, le comte d’Erfeuil salua lord Nelvil de la meilleure grâce du monde, convint de l’heure du départ pour le jour suivant, et s’en alla.
Le comte d’Erfeuil et lord Nelvil partirent le lendemain. Oswald, après les premières phrases de politesse, fut plusieurs heures sans dire un mot ; mais voyant que ce silence fatiguait son compagnon, il lui demanda s’il se faisait plaisir d’aller en Italie. – Mon Dieu, répondit le comte d’Erfeuil, je sais ce qu’il faut croire de ce pays-là, je ne m’attends pas du tout à m’y amuser. Un de mes amis, qui y a passé six mois, m’a dit qu’il n’y avait pas de province de France où il n’y eût un meilleur théâtre et une société plus agréable qu’à Rome ; mais dans cette ancienne capitale de monde je trouverai sûrement quelques Français avec qui causer, et c’est tout ce que je désire. – Vous n’avez pas été tenté d’apprendre l’italien, interrompit Oswald ? – Non du tout, reprit le comte d’Erfeuil, cela n’entrait pas dans le plan de mes études. – Et il prit en disant cela un air si sérieux, qu’on aurait pu croire que c’était une résolution fondée sur de graves motifs.
– Si vous voulez que je vous le dise, continua le comte d’Erfeuil, je n’aime, en fait de nation, que les Anglais et les Français, il faut être fiers comme eux ou brillants comme nous, tout le reste n’est que de l’imitation. – Oswald se tut, le comte d’Erfeuil, quelques moments après recommença l’entretien par des traits d’esprit et de gaieté fort aimables. Il jouait avec les mots, avec les phrases d’une façon très ingénieuse, mais ni les objets extérieurs ni les sentiments intimes n’étaient l’objet de ses discours. Sa conversation ne venait, pour ainsi dire, ni du dehors, ni du dedans ; elle passait entre la réflexion et l’imagination, et les seuls rapports de la société en étaient le sujet.
Il nommait vingt noms propres à lord Nelvil, soit en France, soit en Angleterre, pour savoir s’il les connaissait, et racontait à cette occasion des anecdotes piquantes avec une tournure pleine de grâce ; mais on eût dit, à l’entendre, que le seul entretien convenable pour un homme de goût, c’était, si l’on peut s’exprimer ainsi, le commérage de la bonne compagnie.
Lord Nelvil réfléchit quelque temps au caractère du comte d’Erfeuil, à ce mélange singulier de courage et de frivolité, à ce mépris du malheur, si grand s’il avait coûté plus d’efforts, si héroïque s’il ne venait pas de la même source qui rend incapable des affections profondes. – Un Anglais, se disait Oswald, serait accablé de tristesse dans de semblables circonstances. D’où vient la force de ce Français ? D’où vient aussi sa mobilité ? Le comte d’Erfeuil en effet entend-il vraiment l’art de vivre ? Quand je me crois supérieur, ne suis-je que malade ? Son existence légère s’accorde-t-elle mieux que la mienne avec la rapidité de la vie ? et faut-il esquiver la réflexion comme une ennemie, au lieu d’y livrer toute son âme ? – En vain Oswald aurait-il éclairci ces doutes, nul ne peut sortir de la région intellectuelle qui lui a été assignée, et les qualités sont plus indomptables encore que les défauts.
Le comte d’Erfeuil ne faisait aucune attention à l’Italie, et rendait près qu’impossible à lord Nelvil de s’en occuper ; car il le détournait sans cesse de la disposition qui fait admirer un beau pays et sentir son charme pittoresque. Oswald prêtait l’oreille autant qu’il le pouvait au bruit du vent, au murmure des vagues ; car toutes les voix de la nature faisaient plus de bien à son âme que les propos de la société tenus au pied des Alpes, à travers les ruines et sur les bords de la mer.
La tristesse qui consumait Oswald eût mis moins d’obstacle au plaisir qu’il pouvait goûter par l’Italie, que la gaieté même du comte d’Erfeuil : les regrets d’une âme sensible peuvent s’allier avec la contemplation de la nature et la jouissance des beaux-arts ; mais la frivolité, sous quelque forme qu’elle se présente, ôte à l’attention sa force, à la pensée son originalité, au sentiment sa profondeur. Un des effets singuliers de cette frivolité était d’inspirer beaucoup de timidité à lord Nelvil dans ses relations avec le comte d’Erfeuil : l’embarras est presque toujours pour celui dont le caractère est le plus sérieux. La légèreté spirituelle en impose à l’esprit méditatif, et celui qui se dit heureux semble plus sage que celui qui souffre.
Le comte d’Erfeuil était doux, obligeant, facile en tout, sérieux seulement dans l’amour-propre, et digne d’être aimé comme il aimait, c’est-à-dire comme un bon camarade des plaisirs et des périls ; mais il ne s’entendait point au partage des peines. Il s’ennuyait de la mélancolie d’Oswald, et par bon cœur, autant que par goût, il aurait souhaité de la dissiper. – Que vous manque-t-il, lui disait-il souvent ? N’êtes-vous pas jeune, riche, et si vous le voulez, bien portant ? car vous n’êtes malade que parce que vous êtes triste. Moi, j’ai perdu ma fortune, mon existence, je ne sais ce que je deviendrai, et cependant je jouis de la vie comme si je possédais toutes les prospérités de la terre. – Vous avez un courage aussi rare qu’honorable, répondit lord Nelvil ; mais les revers que vous avez éprouvés font moins de mal que les chagrins du cœur. – Les chagrins du cœur, s’écria le comte d’Erfeuil, oh ! c’est vrai ce sont les plus cruels de tous… Mais… mais encore faut-il s’en consoler ; car un homme sensé doit chasser de son âme tout ce qui ne peut servir ni aux autres ni à lui-même. Ne sommes-nous pas ici-bas pour être utiles d’abord, et puis heureux ensuite ? Mon cher Nelvil, tenons-nous-en là.
Ce que disait le comte d’Erfeuil était raisonnable dans le sens ordinaire de ce mot, car avait, à beaucoup d’égards, ce qu’on appelle une bonne tête : ce sont les caractères passionnés, bien plus que les caractères légers, qui sont capables de folie ; mais, loin que sa façon de sentir excitât la confiance de lord Nelvil, il aurait voulu pouvoir assurer au comte d’Erfeuil qu’il était le plus heureux des hommes, pour éviter le mal que lui faisaient ses consolations.
Cependant le comte d’Erfeuil s’attachait beaucoup à lord Nelvil, sa résignation et sa simplicité, sa modestie et sa fierté lui inspiraient une considération dont il ne pouvait se défendre. Il s’agitait autour du calme extérieur d’Oswald, il cherchait dans sa tête tout ce qu’il avait entendu dire de plus grave dans son enfance à des parents âgés, afin de l’essayer sur lord Nelvil ; et tout étonné de ne pas vaincre son apparente froideur, il se disait en lui-même : – Mais n’ai-je pas de la bonté, de la franchise, du courage ? ne suis-je pas aimable en société ? que peut-il donc me manquer pour faire effet sur cet homme ? et n’y a-t-il pas entre nous quelque malentendu qui vient peut-être de ce qu’il ne sait pas assez bien le français ?