Chapitre IIVoyager est, quoi qu’on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie. Lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère, c’est que vous commencez à vous y faire une patrie ; mais traverser des pays inconnus, entendre parler un langage que vous comprenez à peine, voir des visages humains sans relation avec votre passé ni avec votre avenir, c’est de la solitude et de l’isolement sans repos et sans dignité ; car cet empressement, cette hâte pour arriver là où personne ne vous attend, cette agitation dont la curiosité est la seule cause, vous inspire peu d’estime pour vous-même, jusqu’au moment où les objets nouveaux deviennent un peu anciens, et créent autour de vous quelques doux liens de sentiment et d’habitude.
Oswald éprouva donc un redoublement de tristesse en traversant l’Allemagne pour se rendre en Italie. Il fallait alors, à cause de la guerre, éviter la France et les environs de la France ; il fallait aussi s’éloigner des armées qui rendaient les routes impraticables. Cette nécessité de s’occuper des détails matériels du voyage, de prendre chaque jour, et presqu’à chaque instant, une résolution nouvelle, était tout à fait insupportable à lord Nelvil. Sa santé, loin de s’améliorer, l’obligeait souvent à s’arrêter lorsqu’il eût voulu se hâter d’arriver, ou du moins de partir. Il crachait le sang, et se soignait le moins qu’il était possible ; car il se croyait coupable, et s’accusait lui-même avec une trop grande sévérité. Il ne voulait vivre encore que pour défendre son pays. – La patrie, se disait-il, n’a-t-elle pas sur nous quelques droits paternels ! Mais il faut pouvoir la servir utilement, il ne faut pas lui offrir l’existence débile que je traîne, allant demander au soleil quelques principes de vie pour lutter contre mes maux. Il n’y a qu’un père qui vous recevrait dans un tel état, et vous aimerait d’autant plus que vous seriez plus délaissé par la nature ou par le sort.
Lord Nelvil s’était flatté que la variété continuelle des objets extérieurs détournerait un peu son imagination de ses idées habituelles mais il fut bien loin d’en éprouver d’abord cet heureux effet. Il faut, après un grand malheur, se familiariser de nouveau avec tout ce qui vous entoure, s’accoutumer aux visages que l’on revoit, à la maison où l’on demeure, aux habitudes journalières qu’on doit reprendre ; chacun de ces efforts est une secousse pénible, et rien ne les multiplie comme un voyage.
Le seul plaisir de lord Nelvil était de parcourir les montagnes du Tyrol sur un cheval écossais qu’il avait emmené avec lui, et qui, comme les chevaux de ce pays, galopait en gravissant les hauteurs ; il s’écartait de la grande route pour passer par les sentiers les plus escarpés. Les paysans étonnés s’écriaient d’abord avec effroi en le voyant ainsi sur le bord des abîmes, puis ils battaient des mains en admirant son adresse, son agilité, son courage. Oswald aimait assez l’émotion du danger : elle soulève le poids de la douleur, elle réconcilie un moment avec cette vie qu’on a reconquise, qu’il est si facile de perdre.