V
Les grandes idées de M. ColembertC’est dans le salon à bow-window de la villa Pastougnette.
Le locatis dans son horreur ; cretonnes sales et peluches usées ; poufs et fauteuils crapauds, tables en arabesques. Sur la cheminée ; entre deux grands coquillages roses, une pendule Empire en bronze se refuse à marcher. Chromos encadrés aux murs.
On dirait que le propriétaire s’est ingénié à orner la villa de tout ce que les bric-à-brac oint de plus hétéroclite et de plus minable ; il l’a louée pourtant outrageusement cher. Naturellement, la cheminée fume et les odeurs de cuisine montent du sous-sol.
Le choix de cette demeure et le fait qu’elle s’en accommode supposent chez Mme Goulart une véritable perversité mentale. Évidemment elle savoure le contraste et se délecte à songer que, pour quinze mille francs, elle occuperait, si elle voulait – mais elle ne veut pas – une villa somptueuse, et qu’à Paris, son hôtel regorge de richesses, dans le noir des volets clos.
« Contre la baie, dont le store déchiré se relève, cingle une de ces pluies diluviennes qu’on ne voit que dans le Midi. Des palmiers aux plumes déchiquetées, des cactus hérissant leurs dards, de vilains arbres-chenilles, tout l’économique jardin tropical, sans autres fleurs que deux maigres plates-b****s de géraniums.
La tante Arsène et le cousin Colembert viennent de jouer leur septième partie de dames, cependant que Mme Colembert, restée dans la chambre de Zoé Lacave, reprise, avec celle-ci, les bas de la tante.
Cette fois encore, Mme Goulart vient de gagner, malgré la belle défense de Colembert, très fort au jeu et assez astucieux pour lui laisser le mérite d’une victoire chèrement disputée.
MADAME GOULART. En voilà assez. Ça ne m’amuse plus.
COLEMBERT.– S’il fait beau demain, je vous emmènerai à Cannes, en automobile, visiter le yacht de mon ami Perdriggers.
MADAME GOULART.– C’est un bon bateau ?
COLEMBERT.– Magnifique ! Vous devriez l’acheter.
MADAME GOULART.– Pourquoi faire, Seigneur ?
COLEMBERT.– Vous vous promèneriez en mer. Excellent pour votre santé. Et nous irions en croisière jusqu’à Tunis étudier le projet gigantesque dont je vous parlais hier : l’exploitation des salines de Rahat-Schouss.
MADAME GOULART.– Très peu pour moi ! Vous êtes un assez bon garçon, Médéric ; vulgaire en diable, mais amusant quand vous ne parlez pas d’affaires. Ah ! non ! pas d’affaires ! Vous n’y entendez rien !
COLEMBERT, avec une fausse gaieté. – Et vous, vous êtes une cousine que j’aime, honore et respecte infiniment ; mais votre méfiance vous empêchera de profiter des occasions exceptionnelles que je me faisais un plaisir de vous offrir.
MADAME GOULART.– Oh non ! j’ai de la mémoire. La seule fois que j’ai pris des actions dans vos affaires, cinq mille francs, pour les « Pilons-concasseurs du Thibet », était-ce une occasion exceptionnelle, celle-là ? Mes cinq mille francs courent encore !
COLEMBERT, le geste large. – Parce que vous n’avez pas la foi ! Si vous aviez la foi, non seulement vous seriez rentrée dans vos cinq mille francs, mais ils auraient fait des petits.
MADAME GOULART.– Mon gros, on ne me fait pas marcher quand je ne veux pas.
COLEMBERT.– Parbleu, je le sais bien. Mais que vous avez tort ! Ah ! que vous avez donc tort ! Tenez, cette exploitation des Salines de Rahat-Schouss, vous ne soupçonnez pas l’extension qu’elle peut prendre : garanties de toute sorte ; la grande banque internationale marche derrière nous. Les dividendes atteindront le quarante du cent.
MADAME GOULART.– Trop beau pour moi.
COLEMBERT, s’enflammant. – Oui, voilà ; vous êtes comme toutes les riches, vous vous engourdissez sur votre fortune. Voyons, l’autre jour, à Monte-Carlo, quand je vous ai ramassé la forte somme, est-ce que vous ne trépidiez pas aux sensations palpitantes du jeu ? Ça, c’est vivre !
MADAME GOULART. Ta ! ta ! ta ! C’est un miracle que d’avoir gagné. Et vous ne m’y repincerez plus. Vos Salines – comment dites-vous ? – de Rapate-Shouss ne verront pas mon argent.
COLEMBERT.– Tant pis pour vous. Vous préférerez, je gage, vous intéresser à mes monoplans-parachutes, qui suppriment tout risque en cas de descente brusque ?
MADAME GOULART.– Oh ! ces machins-là ne m’intéressent pas.
COLEMBERT.– Cependant, le patriotisme…
MADAME GOULART.– Je suis patriote. Mais je ne compte pas monter en aéroplane. Alors ?
COLEMBERT.– Avez-vous du moins réfléchi à mon idée d’adjoindre à l’œuvre si intéressante que vous patronnez, « l’Œuf à la coque », destinée aux enfants et aux vieillards, l’œuvre annexe de « l’Œuf dur », réservée aux convalescents et aux adultes ? Cette opération philanthropique vous Couvrirait d’honneur et rapporterait du dix pour cent. Il ne vous manque qu’un bon directeur. Je m’offre.
MADAME GOULART.– Ouin ! J’ai bien assez à faire avec ces dames. Et puis quoi, vous, directeur ? Vous êtes trop occupé, mon bon. Que deviendraient les Salines de… Macache-Pousse et les monochutes de votre invention ?
COLEMBERT, se décidant à rire. – Vous avez des préventions… Des préventions… Alors, demain nous visitons le yacht de mon ami Perdriggers. Un gentleman accompli. Il nous offrira un lunch au champagne, un champagne que je lui fournis et que je place avec une forte remise pour l’acheteur. Quand vous en aurez goûté, vous m’en demanderez douze paniers. C’est du nectar !
MADAME GOULART, alléchée. – Combien le vendez-vous, votre champagne ?
Irruption de Zoé Lacave, dans un transport d’agitation insolite.
MADAME GOULART, sévèrement. – Qu’est-ce qui vous prend, Zoé, d’entrer en trombe et sans frapper ?
Tassée dans son fauteuil, énorme et la face en groin, elle terrifie Zoé qui bafouille :
– Les Girolle, madame !
MADAME GOULARD.– Quoi, les Girolle ?
ZOÉ LACAVE.– Ils arrivent ! Ils grimpent le raidillon. Je les ai reconnus de loin. Dans trois minutes, ils sonneront à la grille.
MADAME GOULART.– En voilà un aria ! Qui est-ce qui les invite, ceux-là ? Est-ce qu’on arrive sans prévenir ? Zoé, condamnez ma porte !
ZOÉ LACAVE, qui n’aime pas les Girolle, tant à cause de leur aigreur que de leur ladrerie. – Bien, madame !
Elle sort, et Colembert se frotte les mains, cependant que Mme Colembert pénètre dans la pièce, une corbeille pleine au bras.
MADAME COLEMBERT.– Voyez, cousine, nous avons reprisé, Zoé et moi, tous vos bas.
MADAME GOULART, moitié figue et moitié raisin. – Bien obligée. Il est vrai que vous n’avez rien de mieux à faire. Puisque vous aimez travailler, je vous donnerai deux robes et un chapeau…
MADAME COLEMBERT, confuse. – Oh ! cousine !
MADAME GOULART.–… Pour que vous me les arrangiez. Ils en ont besoin.
MADAME COLEMBERT, résignée. – Avec joie.
COLEMBERT, planté devant la baie. – Les Girolle ne sont pas contents. Ils parlementent avec le jardinier, qui refuse d’ouvrir la grille.
MADAME GOULART, s’approchant. – Girolle est un pouacre et sa femme une chipie ! Ils sont intolérables. Ah ! voilà Bijoute qui va au-devant d’eux en aboyant. Eh bien, qu’est-ce qui lui prend, à cet idiot de jardinier ! Voilà qu’il les laisse entrer ? Firmin ! Firmin !
Elle tire si violemment le cordon décrépit de la sonnette qu’il lui reste dans la main. Le maître d’hôtel se précipite.
MADAME GOULART.– Firmin, courez dire à ces personnes que je ne reçois pas.
Il se précipite.
MADAME GOULART, outrée. – Les voilà déjà sur le perron. Non ! A-t-on idée ? v****r mon domicile ! (Aux Colembert). Pourquoi riez-vous ? Qu’est-ce que l’importunité des Girolle a de plaisant ? Vous croyez-vous plus malins qu’eux ? J’entends qu’on me respecte. Je reçois qui je veux et, quand on a cessé de me plaire : la porte !
« Ah ! voilà Zoé qui s’en mêle !
« Oh ! que je m’amuse ! Girolle lui dit des sottises et sa femme écume. Ils sont trempés et vont sûrement prendre un rhume. Ah ! Ah ! Ah ! Bijoute va les mordre ! Mords-les, Bijoute ! Mords-les ! (Elle pousse un grand cri.) Le misérable Gi… Gi… Girolle a frappé Bijoute avec son parapluie ! Je le déshérite !
(Elle renifle férocement.) « Je déshériterai quiconque bronchera !… Je déshériterai tout le monde ! »
Silence consterné, tandis que les Girolle, verts de confusion et de rage, battent en retraite sous l’averse et, au coin de la grille et du mur, disparaissent.