IV - A la rescousse

1039 Words
IV À la rescousseMademoiselle Zoé Lacave, Poste restante, Nice-Cimiez (Alpes-Maritimes). « L’inquiétude de Mme de Vertbois et la mienne grandit de jour en jour, ma chère Zoé. Se peut-il que, sous l’influence détestable des Colembert, notre tante, notre excellente tante Arsène méconnaisse notre dévouement et bafoue notre fidélité ? Quoi ! Un esprit vigoureux comme le sien, et qui se flattait de ne subir d’empreinte de personne, se laisse mener à l’aveuglette par ces sonores et vides intrigants ! Tout ce que vous me mandez, avec une précision de détails dont je vous sais le plus grand gré, nous déconcerte et nous indigne. L’asthme de Mme de Vertbois s’en trouve si fâcheusement impressionné qu’il n’est guère d’instant où elle ne suffoque : poudres au datura et gouttes de lobélie sont impuissantes à conjurer cette nouvelle crise. De mon côté, je souffre d’une recrudescence de rhumatismes, si bien que nous ne pouvons profiter de l’offre des Puybergue, qui projettent de rejoindre la Côte d’Azur en passant par Pau, Toulouse, Carcassonne et Nîmes. Un délicieux voyage, qui nous rapprochait de la tante en un moment si opportun !… Quel regret d’y renoncer ! Renoncer, alors que les Colembert font la pluie et le beau temps, disposent, tranchent, ordonnent. Je connais le pèlerin : je me le représente avec son gros ventre et ses yeux en boules de loto. Je contemple, à travers votre dernière lettre, ce maître Jacques improvisé, régnant à l’office autant qu’au salon. Je le vois apprenant à la cuisinière la recette de cette soupe aux moules dont vous dites que la tante eut l’imprudence de se régaler. Je le vois, apothicaire officieux, concentrer ce jus de pruneaux dont vous m’assurez qu’elle se trouve si merveilleusement. Je le vois, nettoyant de ses propres mains la petite chienne Bijoute, avec ce savon de sa composition qui tue les puces et empeste le muguet. Charlatan, qui veut se rendre indispensable ! Et il y réussit, par malheur, déterminé qu’il est à entraîner la crédulité de la tante vers quelque spéculation désastreuse, quelque commandite déplorable, vers le gouffre final d’un de ces innombrables krachs dont il a la spécialité. Mais il ne gardera pas longtemps le champ libre ! À l’heure qu’il est, nos cousins les Girolle, prévenus par mes soins, vont arriver à Nice. Ne soyez pas trop surprise de me voir appeler à la rescousse des combattants, dont en toute autre circonstance j’eusse écarté le concours. Le danger nous presse et l’union fait la force. Vous connaissez l’humeur belliqueuse de Girolle et l’acidité corrosive de Mélanie Girolle. Les Colembert, battus en brèche, ne pourront, je l’espère, tenir longtemps contre ces tenaces rivaux. Sur ce, ma bonne Zoé, guérissez vite cette fluxion que vous devez à l’humidité de votre chambre. Mme de Vertbois joint ses bons souvenirs aux miens, que je nuance d’un respect. NORBERT DE VERTBOIS. » P.-S. – Tenez-moi au courant de l’arrivée des Girolle et des premières escarmouches. Le jour où Zoé Lacave alla, non sans se retourner plus d’une fois, par crainte d’être épiée, retirer cette lettre au guichet de la poste restante, les Girolle prenaient d’assaut un compartiment de secondes du train de nuit Paris-Nice. Pendant un long moment, M. Girolle, qui était petit et rageur, crâne chauve et barbiche grise, se colleta avec les valises et le filet, tandis que Mme Girolle, mince et jaune, déplorait la lenteur de leur fiacre, le manque de porteurs, l’excédent de bagages, l’afflux des voyageurs et les petits pois de son dîner qui passaient sans bonne grâce. M. Girolle, dont l’aménité n’est pas la qualité foncière, ronchonne depuis qu’ils ont quitté la maison. Entre sa femme et lui, l’incompatibilité d’humeur n’a jamais causé qu’une scène, farcie d’aigreurs et convulsée de reproches. Une seule. Elle dure depuis vingt-cinq ans. MADAME GIROLLE.– Tu as mal placé le sac de nuit. Il va tomber. M. GIROLLE.– Qu’il tombe ! Tu n’avais qu’à ne pas prendre tant de petits colis. Es-tu sûre que le compte y est ? MADAME GIROLLE.– Oui. Si tu n’as rien laissé dans la voiture. M. GIROLLE.– J’y ai du mérite… Attends ! (Il tire son mouchoir et époussète les coussins.) At… At… Atchoum ! MADAME GIROLLE.– Qu’est-ce que tu as à éternuer ? M. GIROLLE.– Tu le vois ; j’enlève les microbes ! MADAME GIROLLE.– Et tu en remplis ton mouchoir. M. GIROLLE.– Tu n’es jamais contente. MADAME GIROLLE.– Ta peur des microbes est risible ! M. GIROLLE.– Ton dédain du péril est inepte ! Allons, bon ! Tu as écorché la valise neuve en l’arrachant brusquement du fiacre. MADAME GIROLLE.– Parle donc ! Tu as aplati mon carton à chapeau ! M. GIROLLE.– Aussi, a-t-on idée d’emporter une pareille roue de moulin ? MADAME GIROLLE.– Je ne t’ai pas empêché, moi, de prendre deux complets, un pyjama et ton smoking, qui remplissent toute ma valise. M. GIROLLE.– Et toi, avec tes robes ! Pour fermer la malle, le concierge a dû monter dessus. MADAME GIROLLE.– Qu’est-ce que c’est que, cette loque que tu sors ? M. GIROLLE.– Mon vieux foulard noir, pour m’envelopper la tête quand je dormirai. MADAME GIROLLE.– Joli ! M. GIROLLE.– Autant que tes bigoudis, le matin !… Attends ! (Il reprend son mouchoir.) MADAME GIROLLE.– Qu’est-ce que tu vas essuyer, encore ? M. GIROLLE.– Les carreaux. Tout à l’heure, la trépidation nous fera avaler leur poussière. MADAME GIROLLE.– Ma parole ! Tu vois des microbes partout ! M. GIROLLE, se fourrant dans la bouche une pastille de menthol. – Je ne t’en offre pas ? MADAME GIROLLE.– Merci. J’ai horreur de la pharmacie. Tu es enrhumé ? M. GIROLLE.– Non, c’est par précaution. À dix heures, je prendrai un cachet de quinine. MADAME GIROLLE.– Tu as la fièvre ? M. GIROLLE.– Non, c’est pour la couper d’avance. Je ne veux pas arriver malade à Nice. MADAME GIROLLE.– Mais tu l’es, malade. Malade imaginaire ! Tu l’as toujours été. M. GIROLLE, sépulcral. – Quand je serai mort, tu ne feras plus d’esprit à mes dépens. MADAME GIROLLE.– Et tout cela, ce dérangement, ces tracas, ce voyage coûteux et insensé, pour aller nous faire rabrouer par la tante Arsène. M. GIROLLE.– Pardon, nous remplissons un devoir ; évincer les Colembert ! MADAME GIROLLE.– Tu seras malin. Ils savent se cramponner ! M. GIROLLE.– J’ouvrirai les yeux de la tante. MADAME GIROLLE.– Au profit de qui ! De ces égoïstes de Verthois ? J’aime encore mieux les Colembert, qui ne posent pas, ne sont pas sournois et m’amusent. M. GIROLLE.– Ils t’amusent ? Tu n’es pas dégoûtée. MADAME GIROLLE.– Tes Vertbois ! Ils te font tirer les marrons du feu. Va, ce n’est pas nous qui les croquerons ! M. GIROLLE.– Vite ! Vite ! On va monter dans notre compartiment. Colle-toi à la portière ! Vain subterfuge. Deux Anglais, puis un officier en civil, puis deux dames mûres, escortées d’un vieux monsieur à l’évident catharre, refoulent Mme Girolle et submergent le wagon. M. GIROLLE, avec un désespoir sombre. – Complet ! MADAME GIROLLE, en écho navré. – Complet ! LE CONTRÔLEUR.– Vos billets, messieurs et dames, si-ou-plaît ? Portières, Sifflet. Départ. M. et Mme Girolle, ankylosés d’avance pour dix-huit-heures, se rencognent et se toisent avec une férocité contenue, où couve la scène perdurable qui remplit leur vie, et va, dans cinq minutes, exploser à nouveau.
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