Petit Aigle-2

3687 Words
- Cette toilette est-elle à ta convenance, ma fille ? S’informa-t-elle. C’est à la demande de ton époux qui désirait te faire un cadeau pour la naissance de votre enfant que je l’ai confectionnée. De fait, tu lui as donné un fils, c’est encore plus mérité. - Naturellement qu’elle me plaît, répondit Edwina, des sanglots plein la voix. Ô ma mère, je te suis tellement redevable, tu fais tant pour moi, tu es si généreuse. Comment te remercier ? Puis sans attendre de réponse, Edwina se dégagea doucement de la maternelle étreinte en déclarant avec fermeté : - Viens vivre avec nous, mère. Il y a longtemps que j’ai deviné à quel point la solitude te pèse depuis que tu es veuve. Fille Intrépide détourna la tête. Cacher son émotion était primordial pour cette femme rigide. Puis elle se leva avec la grâce d’une jeune fille sans toucher le sol des mains. Elle dirigea ses pas vers la marmite, saisit deux bols de bois parmi une pile laissée en permanence à proximité, à dessein de satisfaire l’appétit à toute heure. - Mangeons, décréta-t-elle. J’ai faim, et toi, ma bru, il est impératif de renouveler les forces que tu as perdues durant l’enfantement. Edwina acquiesça d’un hochement de tête et plongea une cuillère en corne de bison dans la soupe grasse où surnageaient de savoureux morceaux de lapin accompagnés de racines, sorte de navets sauvages, en guise de légumes. Néanmoins, elle revint à la charge. - Tu ne m’as pas répondu, mère. Ne désires-tu pas venir t’installer chez tes enfants ? Quelle en est la raison ? De nombreuses femmes ou hommes aux liens de parenté divers se retrouvant sans familles le font. Pourquoi pas toi ? Fils d’Aigle m’en parle parfois, c’est pour cela que je te fais cette proposition. Fille Intrépide qui avait réintégré sa place auprès de la jeune femme porta à ses lèvres une bouchée de viande, prenant le temps de la réflexion, avant d’expliquer : - Je reconnais que beaucoup de personnes choisissent ce mode de vie en commun par commodité, mais dans l’ensemble, il s’agit de gens fort âgés, à quelques exceptions près. Moi, je suis encore éloignée du grand âge de ces vieilles femmes décharnées qui n’ont plus que pour but de dormir près de l’entrée des tipis, ratatinées dans une couverture usée, comme des rebuts, pour aux premières lueurs de l’aube, se traîner jusqu’aux foyers éteints afin de les rallumer. D’autant plus que lorsqu’on va vivre au sein des familles, on est tenu de distribuer ses biens dans un premier temps et de détruire sa demeure dans un second pour satisfaire à la règle. Rendu à ces extrémités, on n’est plus rien et cela, je le refuse catégoriquement. C’est trop tôt. Thitpan et Joli Sourire m’en ont touché un mot aussi et je leur ai fait la même réponse négative. Vous êtes tous charitables, mais tant que je le pourrai, j’ai décidé de rester indépendante. Mes fils sont bons chasseurs, leur surplus de chasse me nourrit largement. Présentement, cela me suffit. Son repas achevé, la jeune femme reposa son bol et persista : - Eh bien innove, contrecarre la tradition. Dès l’instant que cela ne nuit à quiconque, personne n’y redira, et garde ton habitation, tout en venant de temps à autre séjourner chez Joli Sourire ou chez nous quand l’ennui te sera insupportable. À son tour Fille Intrépide reposa son bol en répliquant d’un ton sévère : - N’insiste pas Soleil, c’est non. Je t’aiderai chaque fois que tu en exprimeras le souhait, comme aujourd’hui, quoique tu n’aies pas demandé, ou pendant les périodes de grosses chasses, mais les tâches achevées, je me retirerai. À bout d’arguments, Edwina ne savait plus quoi dire. Elle regarda sa belle-mère s’emparer de Petit Aigle qui dormait entre elles deux. Elle sourit devant la petite bouche qui reproduisait inconsciemment un mouvement de succion, puis, contre toute attente, elle reprit sur le mode de la confidence : - Et puis, il y a autre chose. Je ne sais pas comment te l’avouer… Fille Intrépide marqua un temps avant de poursuivre sous le regard interrogateur de sa belle-fille. - Voilà. Un soir de l’été dernier, tu étais tout juste enceinte à cette époque, je venais vous apporter de cette pâte de poisson parfumée au sirop d’érable que tu apprécies tant, Soleil. Or, voyant le battant de cuir à demi fermé, j’ai pensé que je pouvais me permettre d’entrer, puisqu’il ne l’était pas entièrement. Mais une fois à l’intérieur… Je… J’ai… Edwina dévisageait sa belle-mère, de plus en plus étonnée. Bafouiller n’était pas dans ses habitudes. - Que de mystères, ma mère, dit-elle, l’encourageant à poursuivre d’un sourire, qu’as-tu vu de si étrange ? Les yeux baissés sur le nourrisson, Fille Intrépide reprit : - Étrange n’est pas le mot. Fascination convient mieux. Car oui, j’en conviens, bien que je bafouasse affreusement les règles de la bienséance, j’étais fascinée par le spectacle que votre couple enlacé m’offrait. Le contraste saisissant de ta peau nacrée sur celle dorée de mon fils. Ta longue chevelure qui ondulait à chacun de tes mouvements, illuminée de reflets d’or, mêlée à la sienne couleur de nuit. Vos soupirs d’extase exhalés à l’unisson. Par tous les esprits de la Terre et du Ciel, que vous étiez beaux ! Je n’avais jamais vu s’aimer avec autant d’ardeur, sans aucune retenue. J’ai cru qu’il me serait impossible de m’arracher à cette vision, si sensuelle, que longtemps après, votre image m’a habitée. J’avais honte et j’étais émerveillée à la fois d’avoir été témoin d’un moment aussi intime. Alors, Soleil, comprends-tu mieux à présent à quel point ma présence risquerait de freiner votre ardeur amoureuse, d’être une gêne ? Edwina qui avait rougi jusqu’à la racine des cheveux, muette, n’osait plus lever les yeux. Elle fixait ses mocassins avec tant d’intensité qu’on l’aurait crue en train de compter le nombre de perles cousues dessus. Le rire de Fille Intrépide éclata si claire devant la mine de gamine prise en faute de la jeune femme que Petit Aigle ouvrit les yeux, l’air étonné et Edwina ne put s’empêcher de joindre son rire à celui de sa belle-mère. - Va rejoindre ton époux, Soleil, lui intima-t-elle, il est grand temps et surtout ne sois pas embarrassée par mes révélations. C’est beaucoup de bonheur pour moi, au contraire, et la promesse d’autres petits enfants à venir. Allez va, ma fille, je vais veiller le feu et la cuisine jusqu’à votre retour. Edwina se mit debout. Elle arrangea ses tresses enfilées dans des étuis de fourrure, piquée pour l’une à la base, d’une plume de hibou, défroissa sa robe, et recueillit Petit Aigle des mains tendues de Fille Intrépide. Au passage, elle récupéra le cordon ombilical de l’enfant enveloppé à l’intérieur d’un carré d’étoffe. Il était destiné au vieux guérisseur. - Cette robe te va à ravir, tu es fort séduisante, ma fille, constata Fille Intrépide, occupée à remuer la soupe. Un pied à l’extérieur, Edwina se retourna, touchée, et déclara : - Je t’aime mère, tu sais, très fort. La jeune femme ne vit pas scintiller les larmes dans les yeux de cette dernière, elle était dehors. Mais là, une nouvelle surprise l’attendait. Un adolescent d’une quinzaine d’années, Corbeau Sur Un Rocher, le fils de Tonnerre, tenait en longe une jument immaculée, d’une beauté à couper le souffle. Elle faisait partie du lot de chevaux sauvages qu’avait capturé son époux au début du printemps avant la grande chasse aux bisons. Jusque-là, Edwina ne l’avait vue que de loin dans la pâture. Une pure merveille. Parée sur le chanfrein du long éperon torsadé, elle aurait pu sans conteste, figurer la licorne des légendes. Sa robe, au soleil, était si brillante, que le nom d’Éclat de Lune traversa naturellement l’esprit d’Edwina. Préposé aux chevaux de concert avec une dizaine de jeunes gens de son âge, secondés par des enfants de huit dix ans, Corbeau Sur Un Rocher attacha l’animal au même piquet qu’Invincible. - Elle est à toi, Soleil, l’informa-t-il, Fils d’Aigle m’a ordonné d’aller la chercher pour te l’offrir. Sa mission accomplie, l’adolescent s’éclipsa, laissant la jeune femme bouleversée. Son époux la comblait. Impossible de détacher son regard de ce fringant coursier. Elle avança la main, flatta les naseaux veloutés, le front, le cou, la crinière soyeuse. Eclat de Lune allait au-devant des caresses, secouant légèrement sa tête superbe aux grands yeux noirs ombrés de longs cils blancs. Cependant, il fallait partir, elle était attendue. À l’oreille de l’animal, elle chuchota : - Ce n’est que partie remise, ma toute belle, on fera plus ample connaissance par la suite. Chemin faisant, elle tomba sur un attroupement de femmes qui, semblables à une volée de moineaux, l’entourèrent en pépiant, se disputant la place pour admirer l’enfant, la complimenter sur son élégance. De la sincérité de ses amies présentes, Rousse Antilope, Lac d’Argent, Pied Léger, elle ne doutait pas, mais certaines autres n’étaient que des commères envieuses et jalouses, toujours prêtes à la médisance. Que l’un des plus beaux hommes de la tribu, au sommet de la hiérarchie ait épousé cette femme étrangère plutôt qu’une des leurs, sang pur, n’eût jamais passé. Edwina en était consciente mais passait outre. Elle était estimée de la majorité d’entre eux, c’était, à ses yeux, le principal. Après avoir repoussé cette b***e de curieuses et de cancanières, la jeune femme poursuivit sa route. Enfin, elle entrait dans le tipi sacré, éternellement dressé à l’extrémité nord du camp, de Source des Grands Pouvoirs, familièrement appelé grand-père par tous. Le visage grave des deux hommes indiqua clairement à l’arrivante sur quoi leur conversation avait roulé. L’avenir. L’avenir synonyme de malheurs. Le m******e des tribus devenu monnaie courante ces temps-ci, ou la déportation dans les réserves. Mort rapide ou mort lente, dans les deux cas de figure, la mort. Et chaque jour ces deux hommes démunis, proches du désespoir, conjuguaient leurs efforts : clairvoyance pour l’un, mesures de protection, de défense pour l’autre afin de continuer vaille que vaille à guider le peuple hors du danger. Edwina vint s’asseoir à la droite de son époux, en face du guérisseur. Un demi-sourire fleurit sur ses lèvres à la vue du nourrisson installé sur les jambes repliées de sa femme. Leurs yeux se croisèrent furtivement mais l’intensité de leur amour y fulgura intensément. Fils d’Aigle prit sa main dans la sienne. Une envie folle de l’embrasser, de se lover contre cet être qu’elle aimait de toute son âme submergea la jeune femme. Bien sûr, elle s’abstint et c’est immobile, droite, qu’elle attendit que l’homme-médecine prenne la parole, mal à l’aise sous le feu de son regard scrutateur. Cela lui sembla durer une éternité, quand enfin retentit sa voix de bronze : - Donne-moi ton enfant et le cordon, Soleil. Edwina releva les yeux sur son masque impassible et s’exécuta. Fils d’Aigle reprit sa main qu’il serra plus fort tandis que le vieil homme extrayait le petit de sa couverture. Tel une marchandise il le soupesa, l’examina sur toutes les coutures. - Son nom ? demanda-t-il abruptement. - Petit Aigle, grand-père, si tu y consens, répondit Fils d’Aigle. Un hochement de tête fut sa réponse. Il approuvait. Puis il préleva une touffe du duvet qui couvrait son crâne avant de le rendre à sa mère. Durant ces vigoureuses manipulations, l’enfant réveillé n’avait pas protesté, ce qui eut l’air de plaire à Source des Grands Pouvoirs. Mais lorsque, distraite par les imitations de sourire du nouveau-né, Edwina reporta son attention sur lui, elle le découvrit profondément absorbé dans la contemplation du cordon ombilical et de la touffe de cheveux déposés devant lui. Sa physionomie s’assombrit singulièrement. - Coupez-vous chacun une mèche de cheveux et donnez-les moi, commanda-t-il d’une voix tout à coup lointaine. Fils d’Aigle obtempéra sans poser de question. Il dégaina son couteau de son étui brodé et tailla une mèche dans sa longue chevelure d’ébène. Edwina pratiqua pareillement de son côté après avoir dénatté à moitié l’une de ses tresses. Source des Grands Pouvoirs les lia avec un lien de cuir pour qu’elles ne s’effilochent pas et les disposa l’une près de l’autre, voisines des attributs de l’enfançon. Le silence était palpable. Fils d’Aigle le rompit le premier : - Que distingues-tu, grand-père, est-ce grave ? Connecté en dualité tant avec le futur qu’avec le présent, l’homme-médecine fit l’impression d’être rendu à l’autre bout du monde quand il proféra en premier lieu une réponse inintelligible, qui subitement devint nette. - Une victoire ! Une victoire indienne sans précédent, tonna-t-il. Je ne sais ni le lieu ni l’époque, simplement ce sera du jamais vu. Sa voix amplifiée par l’apparition de cette vision extraordinaire, s’éteignit en ajoutant : - Chaos ! Chaos pour notre peuple. Les yeux rivés sur les braises rougeoyantes du foyer, Fils d’Aigle se projetait au cœur de cet avenir dont un coin était dévoilé. La signification ne pouvait être plus limpide. Derrière cette bataille, contre les Blancs sans doute, la répression envers les tribus s’avérerait aussi sans précédent. Chaos. Le mot résumait tout. Il jeta un coup d’œil à Edwina. Les yeux baissés sur l’enfant, une larme glissait sur sa joue. Il chercha sa main. Sorti de la transe dans laquelle il avait sombré, Source des Grands Pouvoirs rangeait à l’intérieur d’une très petite bourse en peau le cordon accompagné du duvet de Petit Aigle. Il tira sur le lacet de cuir pour la fermer et la tendit à sa mère qui la lui fixa au cou. L’enfant ne se défera de cette protection contre les malheurs de la prime enfance qu’à la puberté. À terre, devant le vieil homme assis en tailleur, demeuraient les mèches de cheveux de ses parents. La blondeur originelle transparaissant sous la teinture, celle de la jeune femme était facilement reconnaissable. Source des Grands Pouvoirs abîmait son regard dessus. - Est-ce que nous serons séparés, grand-père ? Cette fois-ci, c’était Edwina qui avait osé poser la question fatidique qui leur brûlait les lèvres à tous les deux. Car l’idée de la séparation les hantait au quotidien jusqu’à l’obsession. Edwina avait l’assurance d’en mourir de chagrin. Fils d’Aigle savait que sans elle, il n’aurait plus la force de se battre pour la sauvegarde de son peuple. Ils étaient complémentaires en tout. Et leur fils, qu’adviendrait-il de lui au cœur de cette débâcle ? Le guérisseur qui était allé fouiller parmi ses sacs de médecines revint avec trois sachets de cuir de couleurs différentes. - Commençons par ceci. C’est un remède qui régulera tes pertes de sang, Soleil. Deux ou trois fois par jour, tu avaleras une pincée de cette poudre diluée dans de l’eau. Il remit à la jeune femme l’un des trois sachets. Celui-ci était noir. Et enchaîna : - Maintenant, revenons à ce qui vous préoccupe. Voyez cette bourse blanche. Je place vos mèches de cheveux dedans. La verte, elle, reste vide. Je vais les mettre de côté et les oublier. En temps voulu, dès que la menace se fera grandissante, je vous ferai venir et nous regarderons ensemble à l’intérieur. Si la mèche de Soleil se trouve dans la bourse verte, vous serez inévitablement séparés. Source des Grands Pouvoirs se tut et sur un geste péremptoire, coupa net aux interrogations qui allaient affluer. Néanmoins, il s’empressa de préciser : - Comme précédemment, je ne peux dire si cette menace est proche ou non. - Et pour notre fils, qu’en est-il ? S’enquit Fils d’Aigle d’un ton sourd. - Il subira ce que nous subirons tous, mais il échappera à la mort. Cette révélation appliqua un soupçon de baume sur le cœur des parents. Quant au reste, ils étaient atterrés. Ce qu’ils redoutaient tant risquait bel et bien de se produire. Le regard fixe, le visage hermétique, Source des Grands Pouvoirs ralluma la pipe au long tuyau, ornée d’ailes de pie qui avait servi à ouvrir l’entretien entre Fils d’Aigle et lui et le concluait. Il l’éleva et l’abaissa en prononçant ces mots rituels : « Ciel fume, Terre fume, » avant de la présenter à son hôte. Puis les jeunes gens prirent congé après une ultime recommandation de l’homme-médecine qui sonna à la manière du glas pour leurs cœurs inquiets : « Vivez, vivez avec force. Profitez de chaque instant comme si c’était le dernier. » Lorsqu’ils furent en vue de leur tente, ils aperçurent Joli Sourire, leur belle-sœur, chargée d’un énorme fagot, en faction devant Eclat de Lune. Toutefois, dès qu’elle les vit, elle se remit en marche, n’adressant qu’un sourire furtif à Edwina. Fils d’Aigle l’intimidait et il aurait été inconvenant d’accoster le couple, les femmes entretenant une distance polie avec les hommes. Les deux amies se rattraperaient ultérieurement. Au cours de leurs travaux journaliers, elles ne manquaient pas d’occasion de bavarder. Fils d’Aigle qui avait entouré de son bras les épaules d’Edwina la lâcha pour caresser le chanfrein de la splendide haquenée. La beauté de l’animal allégeait tout à coup son âme tourmentée. - Comment ma femme l’appelle-t-elle ? Questionna-t-il. - Eclat de Lune. - Très bien. Et plaît-elle à ma femme ? poursuivit-il d’un air espiègle. Remisant à son tour ses noires pensées au fond d’elle-même, Edwina répondit sur un ton analogue : - Comment pourrait-elle ne pas me plaire, mon mari ? J’ai rarement vu une bête aussi belle. Autant de fois qu’il y a de jours dans l’année, je te dis merci et te propose, dès que je serai rétablie, de faire la course. D’après son gabarit, ses jambes fines, elle est faite pour cela. Je serai vainqueur sans effort. Que paries-tu ? Fils d’Aigle éclata de rire. Personne n’étant aux alentours et ne sachant pas qu’il y avait quelqu’un dans le tipi, il rétorqua, en se redressant fièrement de toute sa haute taille, dominateur : - Ce que je parie ? Mais je parie que ce sera moi le vainqueur. Il n’existe pas de cheval meilleur qu’Invincible à la course. Je les gagne toutes avec lui, et je sais déjà ce que sera la récompense à ma victoire. Une nuit d’amour, ma femme, sans trêve ni repos. Voilà ce que j’exige. Il y a trop longtemps que mon corps a faim du tien sans pouvoir assouvir son appétit. Tout en parlant, il s’était rapproché d’Edwina et l’étreignait avec fougue. Attirées par les éclats de voix, témoins de l’échange sans le vouloir, Cornes de Lune venue récupérer Petit Aigle pour la tétée, escortée de Fille Intrépide firent irruption sur le seuil du tipi. Instantanément, les jeunes gens s’écartèrent. Cependant, le regard ironique de Fils d’Aigle navigua de son épouse rouge brique aux deux femmes qui, les yeux cloués au sol, ne savaient comment se comporter. Fille Intrépide était une seconde fois témoin de leur intimité. Quant à Cornes de Lune, aussi serviable fut-elle, elle n’en représentait pas moins une redoutable pipelette et l’anecdote allait faire le tour du camp à la vitesse de l’éclair. Edwina avait la certitude d’être la cible de plaisanteries coquines et de regards moqueurs de la part de la gent féminine pendant quelques jours. Mais, c’était au fond sans importance, et se ressaisissant promptement, la jeune femme offrit un éclatant sourire tant à sa belle-mère qu’à la jeune Indienne à qui elle remit le nourrisson, en les remerciant sincèrement ensemble pour leur dévouement. À charge de revanche naturellement. Un moment plus tard, après avoir méticuleusement bouchonné les chevaux, Fils d’Aigle vint retrouver Edwina dans leur tipi. Comme d’habitude dès qu’il rentrait, elle se précipita pour lui remettre les mocassins qu’il aimait porter à l’intérieur et lui servit sans tarder un bol de soupe aussitôt qu’il eut pris place en face du feu, côté nord, à l’endroit réservé aux hommes. En épouse modèle indienne qu’elle était devenue, elle patienta debout, dans l’attente de le resservir. Mais Fils d’Aigle n’aimant pas manger seul, il lui fit signe comme d’habitude de s’asseoir et lui demanda de prendre son repas avec lui. Et comme à l’accoutumée également, quand il eut terminé sur une poignée de fraises sauvages, elle lui présenta sa pipe, agenouillée, la tête penchée. Ces règles de convenances envers son époux avaient été rigoureusement inculquées à la jeune femme blanche par sa belle-sœur Joli Sourire, en plus d’une foule de conseils, dont, entre autres, éviter les mouvements d’humeur, la colère, en exprimant son désaccord avec calme et respect. Or, pour Edwina, écorchée vive, facilement révoltée, nantie d’un caractère entier, ce ne fut pas une mince affaire à mettre en pratique. Malgré tout, quand il lui arrivait encore parfois de n’avoir pas la conduite exemplaire exigée, Fils d’Aigle ne s’en formalisait pas outre mesure. C’était même un atout pour lui, car une épouse par trop soumise n’aurait pas pris aux jeux de l’amour les initiatives que sa compagne osait et qui lui plaisaient beaucoup. La vaisselle débarrassée, la marmite retirée du trépied, les flammes ravivées par un nouvel apport en bûches, Edwina se dirigea vers un pare flèche contenant ses travaux d’aiguilles, dans l’intention d’assembler une nouvelle paire de mocassins qu’elle avait taillée pour son époux qui, à la manière de tous les hommes en usait une quantité considérable tant à la chasse que lors des raids guerriers. Fils d’Aigle la stoppa dans son élan. Il tenait à la main la brosse en poils de soie dont il lui avait fait présent lorsqu’ils se fréquentaient en cachette. Brosse qu’il avait acquise auprès de Blancs venus bivouaquer à proximité du village pour la nuit, guidés par un trappeur du nom de Kevin Jackson, un ami de longue date. Edwina savait ce qu’il voulait. Lui brosser les cheveux. Il adorait cela, tout comme elle, elle aimait le faire pour lui. C’était chaque soir un rituel de tendresse instauré entre eux, qu’ils n’auraient manqué pour rien au monde. Gentiment, il ordonna : - Viens, petit oiseau. - Si tôt, mon cœur ? S’étonna-t-elle, la nuit est à peine tombée. Mais déjà, il l’entraînait vers l’amas de fourrures. Elle sourit. - Si mon mari n’a pas ses mocassins en temps voulu, il sera mécontent et il se fâchera, poursuivit-elle, en résistant pour la forme. - Je ne manque pas de mocassins et demain un nouveau soleil éclairera les mains de ma femme plus commodément que la lumière du feu. Elle n’en travaillera que mieux, répliqua-t-il en riant. La jeune femme s’installa au creux des chaudes douceurs que formaient les peaux de grizzlys et de jeunes bisons, tandis que son époux s’agenouilla derrière elle. Une à une, il retira les parures de cheveux, défit ses tresses, puis avec des gestes amples, lents, il lissa la chevelure fort longue de sa compagne, qui attrapait la brillance du satin sous les coups de brosse répétés. Edwina ferma les paupières. Bercée par les douces paroles qu’il lui murmurait, ponctuées de baisers dans le cou, elle se laissait aller, envahie d’un bien-être indicible, enivrée par l’odeur de cuir et de tabac mélangé à de l’écorce de saule qui imprégnait sa tunique de daim. Dieu qu’elle était bien. La journée ne lui avait apporté que du bonheur. Un adorable petit garçon qu’il lui tardait de mettre au sein, l’amour impérieux de son époux, la maternelle affection de sa belle-mère, des cadeaux royaux. Baignant dans une totale quiétude, elle s’appuya langoureusement contre lui. Fils d’Aigle délaissa la brosse pour l’enlacer. Et soudainement, des pensées identiques les assaillirent. Les présages de l’homme-médecine, avec en prédominance celui qui les concernait directement, vinrent troubler le pur moment de félicité qu’ils partageaient. La jeune femme se détourna. Du bout des doigts elle caressa ses lèvres sensuelles, charmée par la régularité de ses traits. Elle s’attarda sur ses pommettes légèrement saillantes, son nez droit, son menton volontaire, se perdit dans la profondeur de ses yeux de jais étirés vers les tempes. Lui-même la contemplait amoureusement, passant en revue chaque partie de son délicat visage : Son front pâle, ses joues roses au velouté de pétale de fleur, ses lèvres incarnates bien dessinées, et ses prunelles d’émeraude à la transparence d’eau vive dans lesquelles il se noyait avec ravissement. Il resserra son étreinte. Edwina jeta ses bras autour de son cou, les larmes au bord des cils. Le cœur serré par un affreux pressentiment, ils échangèrent un long, un très long b****r… La première prédiction de Source des Grands Pouvoirs allait se réaliser prochainement. Et si pour lui, elle resterait floue, en revanche, elle apparaîtrait bien nette à Sitting Bull, deux mois plus tard. Au cours de la Danse du Soleil où il s’appliquera l’auto-t*****e avec force cruauté, il aura la vision de soldats blancs marchant la tête en bas, signe de défaite au cours d’un combat. Deux semaines après, le dimanche 25 juin 1876 aurait lieu en effet, la célèbre et mémorable bataille de Little Big Horn.
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