I
Deux aventuriersParis est la ville du jeu et des aventures, des ruines soudaines et des rapides fortunes. Quand j’y arrivai, misérable, grelottante, tout effarée de honte et de gaucherie provinciale, j’aurais traité d’insolent le hardi prophète qui se fût permis de me prédire l’avenir.
Fille de pauvres fermiers de la baronne de Gondrecourt, je reçus toutefois une certaine éducation au château de Bonnétable, où, me trouvant quelque esprit et un certain air de visage, on me donna comme condisciple à Mlle Victoire pour la stimuler au travail. Je restai ainsi plusieurs années à vivre tout près de ma jeune maîtresse – presque de sa vie – sans me salir les doigts à d’autres ouvrages qu’à des travaux d’écritoire.
Mlle Victoire se maria de bonne heure ; après son départ, je demeurai au château pour y aider à toutes besognes. Je supportai sans trop de tristesse ce changement d’existence. J’avais de la gaieté, du courage ; et, assurée de trouver chaque jour mon pain et un gîte, je ne me plaignais pas de mon sort. Ah dame ! dans ce temps-là je n’étais pas ambitieuse ; je me souvenais trop de mon enfance, où j’avais dîné de pavé à la sauce caillou plus souvent qu’à mon tour. Mais les choses se gâtèrent. Comme Miss Adda Gordon, l’institutrice de Mlle Claire – sœur cadette de Victoire – était partie subitement, on me chargea de ses fonctions en attendant qu’on lui eût trouvé une véritable remplaçante.
Durant des mois, je fus ainsi gouvernante, un peu femme de chambre et presque maîtresse d’école ; les Gondrecourt sont économes de serviteurs, ils veulent que, chez eux, les domestiques utilisent toutes leurs facultés.
Cependant le baron, comme pour me surveiller et voir si je m’acquittais bien de ma tâche, venait souvent assister à mes leçons. Il semblait me témoigner un intérêt au-dessus de mon mérite. Un jour même que sa fille était sortie de la chambre, il eut des paroles, des gestes si pressants que, craignant de ne pouvoir me défendre, j’appelai au secours ; il s’ensuivit une scène abominable, aussi humiliante pour le baron que pour moi, où, en présence de l’enfant et des domestiques accourus à mes cris, il dut s’entendre insulter de la bouche de sa femme en colère et qui ne se contenait plus. Personne ne me pardonna mon innocence ; la baronne, avec une fureur contenue, me signifia mon congé. Elle ne voulait bien me protéger encore que si je consentais à quitter aussitôt un pays où, disait-elle, ma présence était devenue intolérable. Il fallut me résigner ; et, dès le lendemain, sans qu’on m’eût laissé le temps d’aller jusqu’au village embrasser maman, je fus conduite à la gare et expédiée sur Paris. Dans ma poche, j’avais une centaine de francs et une lettre pour une amie de Mme de Gondrecourt, qui devait me prendre chez elle.
Comme je pleurais en route ! Quelle épouvante me causait cette vie nouvelle parmi des inconnus !
Quand j’arrivai à Paris, la nuit était venue et, en sortant de la gare, je fus effarée par toutes ces ombres qui se mouvaient à mes côtés, devenaient, au gaz, des chevaux lancés au grand trot, des voitures roulantes qui arrivaient sur moi. Soudain je poussai un cri. Un passant me demanda ce que j’avais.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je au désespoir, j’ai perdu mon argent, j’ai perdu ma lettre ! Où est mon argent, où est-il, mon Dieu ?
La poche de ma jupe avait une déchirure par laquelle bourse et lettre s’en étaient allées. Voulant espérer encore qu’elles n’étaient pas perdues, je me penchais à terre, je les cherchais sur le pavé, lorsqu’une roue de voiture me rasa de si près que j’en eus le coude meurtri.
– Faites donc attention ! me dit un homme en m’entraînant vivement par le bras sur le trottoir le plus proche ; puis il hâta le pas.
Je courus après lui comme s’il dût être mon sauveur :
– Que désirez-vous ? me demanda-t-il d’un ton dur.
– Oh ! monsieur, je viens de perdre tout ce que j’avais.
– Et que voulez-vous que j’y fasse ? répliqua-t-il.
Après le service qu’il m’avait rendu et l’espèce de gratitude que j’avais ressentie aussitôt pour lui, cette réponse brutale augmenta mon chagrin. Toutefois, machinalement, sans trop savoir ce que je faisais, je continuai à le suivre. Il se méprit sur mes projets ; et, se détournant avec fureur :
– Veux-tu me foutre le camp, s****e ! s’écria-t-il, ou je te fais empoigner par un sergent de ville !
Sans lui répondre, je pris un autre chemin ; seulement je n’avais pas fait trois pas que j’éclatais en sanglots.
Je marchais en pleurant ; je marchais au hasard, suivant les rues jusqu’au bout, poussée par le vague, par l’étrange espoir qu’en allant toujours devant moi, je finirais par rencontrer mon salut, quelque bonne âme charitable à laquelle j’oserais dire ma peine et qui me secourrait. Jusqu’à présent je n’avais pas eu cette audace et, d’ailleurs, tous les gens qui passaient près de moi paraissaient si pressés, si indifférents ou si hostiles, que je ne pouvais avoir la pensée de les aborder.
J’arrivai, je ne sais comment, aux Champs-Élysées ; et, pour le coup, au milieu des arbres, je me crus perdue, sortie de Paris. La nuit était venue tout à fait ; de petits flocons commençaient de voler doucement comme un fin duvet, mais ce duvet me glaçait les paupières, le nez, les lèvres ; déjà il formait un épais tapis sur la terre et paralysait les pieds. Je me demandai si j’allais être ensevelie sous la neige. Par ce temps froid, il n’y avait aucun passant ; je ne distinguais pas, non plus, de lumières. Les rares voitures semblaient conduites par des fantômes. Si je hélais un cocher, il ne répondait pas. L’un d’eux, enfin, après beaucoup d’appels inutiles, m’entendit, s’arrêta, me demanda où je voulais aller.
– Chez Mme de Civray ! fis-je, rue de…
Mais, voilà ! au milieu de mes préoccupations, j’avais pris la lettre que m’avait donnée la baronne de Gondrecourt sans regarder l’enveloppe. J’ignorais l’adresse de cette dame. La voiture partit au milieu des jurons du cocher, furieux d’avoir été dérangé inutilement de sa course. Je retombai dans mon désespoir ; et, transie de froid, n’attendant plus d’aide de personne, j’allais m’asseoir sur un banc, quand je fus éblouie puis attirée par une large illumination. Il y avait devant moi un palais aux proportions colossales, dont la façade lourde, écrasante, resplendissait de lumières. De grands feux rouges couronnaient l’édifice ; des cordons de gaz bordaient le péristyle, les balcons, la marquise, comme pour réjouir cette nuit glaciale et déserte. « Si je m’adressais ici, me disais-je. Et pourtant, à quoi bon ? On ne me donnera ni un secours, ni un renseignement ; ce serait l’hôtel de Mme de Civray, qu’on ne m’y recevrait point sans lettre. Pourquoi affronter encore cette humiliation ? »
Je sonnai tout de même à la porte. Quand on m’ouvrit, une vive clarté tomba sur mon visage des gerbes lumineuses que soutenaient de hauts lampadaires. Au milieu d’un vestibule de porphyre, j’aperçus un escalier de marbre blanc, orné, de degré en degré, de corbeilles de cyclamens. Vêtu d’une riche livrée de velours bleu brodé d’or, le valet de pied attendait ma question d’un air rogue et important ; je balbutiai très bas le nom de Mme de Civray. Déjà je me voyais fermer la porte au nez, lorsque le maître d’hôtel survint, et, comme je répétais le nom de Civray, il me pria très respectueusement de le suivre.
Fort anxieuse, mais avec un regain d’espérance, je montai l’escalier de marbre, et l’on me fit entrer dans un salon plongé dans une pénombre, éclairé seulement d’une lumière voilée, qui venait de la pièce voisine par les portes entrouvertes. Cette lumière laissait pourtant briller çà et là les guirlandes du plafond, les panneaux des meubles, qui, comme la livrée du valet, étaient chargés de dorures.
Un homme arriva discrètement, sur la pointe du pied. Noiraud, les moustaches relevées d’un mouvement féroce, les cheveux plaqués sur le front avec mansuétude, il était en tenue de soirée, et portait trois gardénias à la boutonnière. Il eut un clin d’œil entendu, hocha la tête, et, s’approchant, me dit à demi-voix avec un fort accent italien :
– Eh biène ?
Je demeurai muette de surprise.
– Eh biène ? répéta-t-il, que vous a dit Madame Ougoustine Daubray ? Elle m’attend ce soir ?
Je répondis :
– Monsieur, je venais demander l’adresse de Mme de Civray, au cas où vous connaîtriez cette dame.
Ce fut à son tour de me regarder avec étonnement.
– La Civray, la Civray ! Ze ne connais pas ça ! La Civray ! Et ze m’en bats les paupières de cette femelle.
Puis, se mettant à geindre comme une chienne battue, à frapper du pied comme un enfant opiniâtre, il s’écria :
– Ah ! ah ! oh ! oh ! ze le savais bien ! ze ne verrai pas Ougoustine. Elle ne veut pas… elle ne veut pas venir ce soir !
Il m’avait prise pour la messagère de ses rendez-vous. Je fus alors bien effarée de ne devoir mon introduction qu’a une erreur du maître d’hôtel.
Après avoir exhalé quelque temps sa douleur, l’étranger m’apostropha avec fureur.
– Et vous ! fit-il, est-ce que vous allez rester ici ? Est-ce que vous n’allez pas foutre le camp, avec votre Civray de mon coule ?
Cependant il se lamentait à si hauts cris, il sanglotait si fort que je craignais qu’il n’ameutât toute la maison. Une petite personne que, d’abord, à cause de sa taille, je pris dans la pénombre pour une fillette, accourut vers nous, les cheveux couverts d’une mantille de dentelles espagnoles.
– Qu’est-ce que vous fichez là ? dit-elle.
Le ton impérieux de sa voix me laissa entendre que la personne avait passé l’âge de porter des robes courtes. Mon interlocuteur, un peu ému de cette entrée, retrouva pourtant son sang-froid ; il se recueillit une minute, s’essuya les yeux, et répliqua :
– Ze ne fice riène dou tout. Z’écoute oune zeune fille qui viène m’apprendre oune triste nouvelle.
– Quoi donc ?
– La mort d’oune de mes bônes amies, la marquise de Civray, avec qui z’ai coucé… dans lé temps.
– Et c’est à moi que vous dites cela !
– Et à qui voulez-vous que ze le dize, ma cère ! ne dois-ze pas tout épancer en vous, les çagrins comme le reste ! Oh ! ne vous facez pas. C’é oune vieille histoire. Quand ze la connous, la madame, z’avais alors dix-houit ans. Z’en ai ou depouis, des marquises, hélas ! mais celle-là m’était restée sour le cœur.
– Venez donc dîner, reprit la petite femme ; cela vous la fera digérer… Et cette jeune fille, ajouta-t-elle en me regardant, est-ce qu’elle va coucher ici ?
– Madame ! m’écriai-je en joignant les mains, je vous en supplie : ayez pitié de moi. J’arrive aujourd’hui à Paris ; je ne connais personne, je ne sais où aller, j’ai perdu mon argent.
– Ça ne se perd jamais, ça ! observa la petite femme d’un ton hautain. Puis elle ajouta : Vous étiez chez Mme de Civray ?
– Non, madame.
– Qu’est-ce que vous me chantez donc, vous ? dit la petite femme à l’étranger ; et elle lui lança un regard scrutateur, sous lequel il baissa humblement les yeux, comme s’il craignait d’y laisser voir un aveu involontaire de ses mensonges. Cependant il répliqua avec effronterie :
– La doulour égare cette enfant ; elle était lectrice de la marquise.
Et, d’un clin d’œil, il essaya de me gagner à sa cause, tandis que la petite femme me demandait :
– C’est vrai ?
– Comment voulez-vous qu’elle vous réponde ? fit-il en voyant que j’hésitais à parler. Elle est sous le coup de la doulour, du voyaze ; elle n’a peut-être pas manzé ouzourd’houi. Elle n’a plous ses idées à elle.
– Qu’elle vienne donc dîner avec nous : ça lui dégourdira la langue. Et nous verrons, nous verrons alors si vous m’avez trompée, ajouta-t-elle en levant un doigt menaçant vers son compagnon. Allons dîner ! C’est ridicule d’abandonner ainsi ses invités.
Nous descendîmes au premier étage et nous pénétrâmes dans une vaste salle dont les murs étaient couverts, mi-partie de lambris dorés, mi-partie de faïence imitant les majoliques. Une énorme cheminée sculptée occupait tout un côté de la pièce, soutenue par des nymphes et des satyres. Sur le manteau, des guirlandes formées de pommes, de bananes et de roses, se croisaient et s’enroulaient autour d’un médaillon où était peint le portrait de la Dame du lieu. Le plafond aussi était peint. Des nudités roses y folâtraient, étalaient leurs grâces bien en chair au fond d’un azur tout frais, à peine obscurci çà et là par d’aimables nuages. Au premier regard, cette grande salle que quatre candélabres éclairaient d’une pauvre lueur, avec sa table chichement servie, entourée de convives silencieux et de valets immobiles, malgré sa décoration pimpante et dorée, vous causait une impression singulière de tristesse et de recueillement ; et, sans les mythologies audacieuses du plafond, on se serait cru tout à fait dans une église, devant un autel éclairé par des cierges, à adorer de saintes reliques.
La petite femme me fit asseoir à son côté et prit place elle-même à table avec son compagnon. Il y avait parmi les convives des hommes de différents âges, presque tous vêtus avec recherche ; plusieurs de ces têtes avaient de longues dents, d’énormes mâchoires, des yeux avides de bête de proie qui s’arrangeaient tant bien que mal, sous les poils broussailleux des moustaches, des favoris et des sourcils, avec les diamants et les cravates blanches de leurs possesseurs. Sur l’apparence, on n’eût pas confié à certains convives la clé de son secrétaire ; et cependant il eût semblé bien peu convenable de n’avoir pas, pour leurs manières honnêtes, les plus grands égards. Malgré la frayeur qu’ils m’inspiraient, à cause même de cette frayeur, je ne manquai pas de les admirer. Plus tard j’ai songé que ces messieurs, à Mazas, n’auraient pas fait mauvaise figure.
Dans cette réunion, je ne fus pas peu étonnée de reconnaître à une extrémité de la table, relégué comme une pièce inutile, bonne tout au plus à la symétrie, ou pour être le quatorzième convive, l’ancien curé de Bonnétable, l’abbé Boyriveaux. Il se démenait et jabotait ferme, émoustillé par le luxe qui entourait sa soutane, et, de concert avec son voisin, opposait une parole libre au silence des autres convives. Il fut, aussi lui, assez étonné de me voir et mit, dans son sourire, quelque gêne à me reconnaître. En revanche, il s’était joint à son interlocuteur pour acclamer bruyamment l’arrivée de la petite femme.
– Notre estomac vous appelle, Jeanne !
– Ah ! Jeanne, comme nous eussions échangé toute votre vaisselle plate pour le moindre plat.
– Vous devez des dommages-intérêts à nos ventres ô Jehanne, Jolianna !
Ces familiarités grossières déplurent fort à la petite femme, qui répondit du bout des dents et les yeux baissés :
– Vous pouvez bien jeûner un peu, l’abbé : cela vous fera maigrir.
– La barône et moi nous étions en affaires, ajouta son compagnon pour s’excuser, mais sur un ton royal qui semblait dédaigner les explications.
Tout en mangeant, j’observais la baronne Jehanne, ou Johanna, à laquelle les convives ; à l’exception de l’abbé et de son voisin, rendaient les plus grands hommages, et qu’ils flattaient d’une cour solennelle et respectueuse. Jeanne avait une tête de momie d’Égypte, des joues creusées, de petites mains sèches et osseuses. Avec cela, peinte et repeinte ; mais le fard se craquelait en plus d’une ride et le rouge des lèvres saignait. Elle avait dû, ce soir-là, trop vite se faire la figure, car elle n’avait pas les traits assez châtiés. Sans taille, sans hanches et pauvre de cheveux, elle eût paru tout à fait laide si des yeux extraordinaires, des yeux d’acier, froids et étincelants, n’eussent animé d’une vie bizarre cette face en bois. Aux oreilles, sur les épaules décolletées, dans la chevelure teinte en roux et très frisée, les diamants jetaient leurs flammes ; un collier à quatre rangs de perles lui entourait le cou, et ses doigts disparaissaient sous les anneaux, les bagues ornées de rubis, de saphirs. Souvent elle avait un sourire de complaisance pour cette devanture de joaillier qu’elle portait sur elle, et semblait enorgueillie de tant de clartés répandues sur sa personne ; souvent aussi elle devenait soucieuse, se retirait de la conversation, paraissait s’absorber en des songes ou des calculs ; puis, quand elle retournait à la causerie, elle lançait à ses hôtes un regard méprisant comme pour leur faire payer sa condescendance. Il en résultait une grande gêne, qui arrêtait, qui mesurait les paroles sur les lèvres.
– Ma cère, fit l’étranger que je pris un moment pour le mari et qu’on appelait le comte Mosto, ze ne sais pas vraiment comment vous vous arranzez ici. Ze souis affamé, altéré, zélé dans votre palais.
– Et que diriez-vous donc si vous étiez un pauvre homme, qui n’eût pas de quoi manger ? Je dépense deux mille francs par jour, et vous n’êtes pas encore satisfait !
– Ma cère, ne dépensez riène dou tout, et donnez-moi à boire. Vous me rézouirez davantaze.
Sur un signe, le maître d’hôtel approcha une énorme fontaine en argent, figurant un rocher percé d’ouvertures. De chaque ouverture, lorsqu’on arrachait le bouchon d’or, devait jaillir un vin particulier ; seulement, soit que les réservoirs fussent vides, soit que la construction de la fontaine fût défectueuse, on avait beau arracher tous les bouchons, rien ne jaillissait. Avec beaucoup de peine, le comte parvint à se remplir un demi-verre de Bordeaux. Les autres convives ne purent avoir une goutte. Alors la baronne gronda le sommelier.
– Vous n’avez donc pas fait remplir le Rocher ? dit-elle.
Et haussant les épaules, elle ajouta :
– C’est si commode !… Seulement il faudrait des domestiques intelligents.
Les reproches du comte n’étaient que trop fondés. Le dîner fut maigre, et on l’expédia en toute hâte. Je me levai de table, sans avoir apaisé ma faim et glacée par un courant d’air qui arrivait d’on ne sait où, dans cette vaste salle, ouverte et mal chauffée. Pourtant je ne voulais pas me plaindre. J’étais assez heureuse d’avoir échappé à la neige des Champs-Élysées.
Comme on passait dans un salon décoré des mêmes boiseries dorées, des mêmes mythologies roses et bleues, car tout se ressemblait dans cette maison, le maître d’hôtel cria un nom que je n’entendis pas ; à l’instant les causeries qui, après la contrainte de ce triste repas, s’étaient mises à bourdonner, s’arrêtèrent, tous les yeux se fixèrent sur la porte d’entrée. La maîtresse de maison s’avança, s’inclina. Serré dans un frac d’une froide élégance, un petit homme aux larges moustaches, au nez de perroquet, venait d’apparaître, d’entrer vivement.
– Que je n’interrompe point vos plaisirs, messieurs, fit-il en répondant aux saluts avec une grande courtoisie.
Je m’amusai de l’air solennel qui passa aussitôt sur les visages. On eût dit qu’un évènement considérable venait d’avoir lieu, qui s’imposait aux pensées les plus diverses, dominait les ambitions, les amours, les médisances. Le petit homme traversait le salon. Il semblait marcher par une inspiration d’en haut, et traîner de son long corps de courtes jambes, à la façon d’un oiseau qui n’a plus d’ailes et cherche toujours à voler. Vue par-derrière, sa tête penchée en avant paraissait détachée des épaules ; les cheveux ramenés sur les tempes formaient des croissants au-dessus des oreilles, tandis que les pointes des moustaches cirées dépassaient les joues. Les pans de l’habit tombaient très bas comme pour couvrir l’extrémité de la personne et dissimuler le secret d’une prolongation artificielle. Une nature ingrate, violemment combattue et a demi-victorieuse, se trahissait sous la bizarrerie et l’impersonnalité de ces apprêts.
Les causeries reprirent, mais plus bas, avec une sorte de mystère, tandis que le nouvel arrivant s’écartait des groupes, se retirait avec la baronne dans une embrasure de fenêtre. Je surpris ces paroles proférées à demi-voix :
– Pourquoi, madame, ne m’avez-vous pas dit que vous auriez, ce soir, des invités ?
Je me trouvais alors à côté de M. l’abbé Boyriveaux. Il prit pour causer avec moi le ton dégagé d’un vieux viveur, indulgent aux faiblesses humaines.