– De mœurs légères… autrefois, peut-être, reprit l’archevêque ; mais je vous assure, général, qu’elle commence à avoir du plomb dans la tête. Eh, mon Dieu ! le passé est le passé ; d’ailleurs, plus d’une femme envierait celui de votre locataire.
– Oui, dit M. Du Tremblay en se levant, j’ai entendu dire… Elle a connu l’Empereur… C’est à cause de cette femme peut-être que nous avons dû payer cinq milliards à l’Allemagne.
– Augmentez-lui donc son loyer. Vous rentrerez toujours dans vos déboursés.
– Hélas, monseigneur, il est de tristes impasses dans l’existence !
– Mais celle-là n’est pas si désagréable. Enfin, figurez-vous que vous êtes Notre-Seigneur, et que Mme Henriette Glyn est la Madeleine.
– C’est bon pour vous, cela, monseigneur. Moi, je n’ai pas votre imagination, ni votre caractère sacré.
– Dites mon sacré caractère. Je vous bêche, hein, général ; c’est que vous êtes une bonne terre, mais il y a dessus un peu trop d’herbes amères, d’herbes à purger les bêtes. Il faudrait les arracher.
– Vous êtes indulgent, monseigneur.
– Dame ! je vous connais depuis trop longtemps pour faire fumer l’encens à votre nez. Cela vous donnerait des éternuements. Vous n’aimez pas les douceurs.
– J’aime être juste envers moi-même comme envers les autres.
– Juste et sévère. Je suis sûr que vous couchez sur la dure ?
– Et quand cela serait ? nous ne sommes pas sur la terre pour nous amuser.
– Ne murmurez donc point de vous trouver en présence de Mme Glyn. C’est une croix que Notre-Seigneur vous envoie et dont il faut le remercier.
Je regardais s’avancer ces deux hommes : le général, droit, mince, dans sa redingote râpée, porte haut sa longue tête couleur feuille morte, que le nez recourbé, encadré d’une petite moustache grisonnante, et le menton en pointe font ressembler à l’un de ces cimeterres qu’il a pris autrefois aux Arabes. L’archevêque a les joues en feu, de larges épaules, une barbe noire et floconneuse, une narine en éveil, des gestes abondants et souvent vulgaires, une parole arrondie et complaisante, quelque chose d’une paillarde et grasse sensualité ; mais tout s’oublie de cette première impression de commune, de basse bonhomie devant son air de tête princier, son front où palpitent les grands rêves, ses yeux à commander des armées. De même que le général a voulu introduire, à la caserne, je ne sais quelle austérité monacale, l’archevêque communique aux ordres religieux un élan et un courage tout militaires. Il a, dit-on, en Algérie accompli des prodiges de charité, fondé des écoles, bâti des hôpitaux, créé des missions ; puis, à travers l’Afrique, porté la parole de Dieu avec un entrain et une gaieté infatigables, faisant aimer en sa personne, en ses disciples, le nom de la France à des races mêlées et hostiles. Aujourd’hui, privé de la subvention du gouvernement impérial, couvert de dettes et, sans ressources personnelles, forcé d’abandonner son diocèse pour le titre dérisoire d’évêque de Jéricho, il n’est plus, comme il dit en des accès fugitifs de mélancolie, « que l’archevêque du Passé, le pasteur des beaux rêves, le prêtre de tout ce qui est détruit et ne se relèvera plus ».
Mais ses regrets ne durent pas. N’est-elle pas de lui cette parole : « Moi, je suis un homme d’action. Je n’ai pas le temps de me décourager. Si la Foi n’est pas là quand je pars, je ne lui fais point la politesse de l’attendre ; et elle me rejoint toujours en route. »
Il porte sa robe blanche de moine, son camail où étincellent la croix archiépiscopale et la croix de la Légion d’honneur, avec la fierté superbe que devaient avoir les sénateurs romains du commencement de l’Empire, drapés dans leur toge.
Le général, lui, est plus triste, moins confiant dans l’Avenir. Il ne pardonne pas au nouveau gouvernement de l’avoir forcé à prendre sa retraite avant l’âge. Volontiers il s’abandonne aux confidences, aux regrets, aux effusions : « L’armée, s’écrie-t-il, mais c’est ma vie ! Me rejeter loin d’elle, c’est comme si l’on me coupait la tête. Ici, je me trouve dépaysé, perdu, dans un désert, et pourtant je me sens moins affligé qu’à Paris, où je rencontre à chaque pas des hommes que j’ai connus sous les drapeaux, et qui, maintenant, plus heureux que leur ancien camarade, peuvent encore travailler pour le pays. Suis-je donc si vieux que l’expérience, le savoir ne peuvent plus me servir à rien ? Je vous assure que j’ai l’œil clair encore, que mes jambes me portent bien, que je pourrais combattre, que je pourrais gagner des batailles ! »
Pour se dédommager, M. Du Tremblay s’est constitué juge des batailles perdues. Il écrit un livre où il montre par quelles manœuvres, lui, Du Tremblay, les eût gagnées. Il y a une multitude de conditionnels dans cet ouvrage, dont il lit quelquefois des fragments à mon oncle. À chaque instant, on y trouve des phrases de ce genre : « Si Mac-Mahon avait eu plus de promptitude dans ses mouvements…, » ou « si Vinoy avait su mieux établir son artillerie sur les hauteurs… » Mon oncle appelle familièrement M. Du Tremblay le général Si, et M. Du Tremblay, qui n’aime pas la plaisanterie, lui réplique d’un ton irrité : « Vous êtes un politique de cabinet, un rêveur ! »
Ce qui soutient surtout M. Du Tremblay dans sa disgrâce, c’est la fermeté de ses sentiments religieux. Mais s’il fait à Dieu le grand honneur de croire en lui, c’est pour lui apporter son amertume, ses griefs, lui demander raison des maux de sa création et des injustices de ses créatures. Quant à M. Le Vergier, sa ferveur religieuse est plus discrète. Il se contente d’inviter quatre fois l’an à sa table les prêtres de la paroisse.
Aussi différents de caractère, d’esprit et d’habitudes que l’étaient le général, Mgr Rouillard et M. Le Vergier des Combes, ils se trouvent pourtant liés, par la communauté de leurs regrets et de leur attachement, à cet Empereur vaincu dans lequel ils avaient mis leur espoir, à qui ils demeurent malgré tout fidèles. Et puis des souvenirs les rapprochent encore. J’ai vu M. Du Tremblay et l’archevêque, tandis que M. Le Vergier n’était pas au salon, s’arrêter devant le buste de femme de la cheminée, et parler avec animation en le regardant. Parfois ils se tournaient vers moi ; puis, comme s’ils eussent redouté ma curiosité, ils baissaient la voix. Mais chuchotées ou criées, ces confidences m’échappaient pour la plupart, bien que j’eusse vivement désiré savoir quelle était cette femme en marbre.
En attendant, je m’occupais de l’autre, de la vivante, de la juvénile apparition du mur, dont le sourire m’avait touché comme une grâce familière. Elle aussi rappelait le Passé, puisqu’elle avait, dit-on, connu le Souverain dont ils pleuraient l’exil ; elle rappelait le Passé, mais avec quelles charmantes promesses d’Avenir et de rénovation !
Au salon, nous nous étions assis autour d’elle, et, pendant qu’elle causait, les yeux de mon oncle allaient du buste de marbre, de l’image provocatrice et irritante, à cette jeune figure affable et heureuse. On eût dit qu’il les comparait toutes deux et cherchait à les retrouver unies dans sa mémoire. Le buste, auquel je tournais le dos, me gênait à la façon d’une voix railleuse que j’aurais entendue se moquer de moi par-derrière ; j’avais à la fois envie et honte de le regarder devant mon oncle, mais je l’oubliai vite à écouter, à observer « la jeune femme aux raisins », celle que le jardinier Chômel appelait « Mame Glyn », et M. Le Vergier, lorsque le général et l’archevêque n’étaient pas là : « Ma chère Henriette. »
Un zézaiement qu’elle perd puis retrouve, comme si elle avait besoin de temps à autre de se refaire toute petite fille ; un visage gras et fin, du plus charmant ovale, ayant l’éclat de la peau, l’attrait d’un fruit de chair, avec cette ligne spirituelle qui émeut plus que nos sens ; un nez à peine relevé, aux narines inquiètes ; une bouche ronde, petite, charnue, ouverte par un rire continuel, sans malice, découvrant de mignonnes quenottes ; – « The Giggling Girl » (la Ricaneuse), l’appelait feu John Glyn ; – des cheveux d’un blond pâle, cendré, sans cesse en désordre et pourtant coiffés comme par un peintre de génie, tombant en boucles autour des joues, sur le front, se croisant en collier autour des seins, s’enlaçant en anneaux derrière les épaules ; des yeux bruns, larges, calmes, pareils à des yeux d’oiseau, vifs et ingénus, où la vie semble avoir passé sans y laisser une peine, doucement voilés de longs cils qui se lèvent et s’abaissent en des mouvements pleins de caresse ; tout lui donne une grâce infinie de jolie enfant. Et enfant est-elle dans son corps potelé, la liberté, la pétulance de ses gestes et de ses attitudes, les belles roses de vie qui, si promptement, à la moindre parole, viennent à son teint.
Je ne me lassais pas de l’entendre. La voix et les récits avaient pour moi de telles séductions que mon oncle dut me rappeler, le soir, qu’il était temps de m’en retourner à la Pervenchère. Avant mon départ, l’archevêque auquel on m’avait présenté, dit en me tapotant la joue d’un geste amical :
– Travaille, mon enfant, prie le bon Dieu, et surtout la Sainte-Vierge, car, vois-tu, on n’arrive à rien sans les femmes, pas même au paradis ; n’est-il pas vrai, mon général ?
– Vous ne sauriez mieux dire, monseigneur ! répliqua M. Du Tremblay d’un air distrait.
Sans doute il pensait à ses campagnes.
***Cet été-là, mon oncle négligea un peu mes leçons d’histoire. On ne me recevait même plus à la Pervenchère, que de loin en loin ; il fallait user de subterfuges, acheter Chômel par des compliments sur ses fleurs ou la bonne Rosalie par l’éloge de sa cuisine, pour forcer la consigne, me glisser dans le parc, essayer d’entrevoir la jeune femme à une fenêtre ou à un détour d’allée.
Dans le pays, malgré son oubli des convenances et des façons qui pouvaient sembler bizarres à des gens simples, elle ne choquait personne. Elle était si assidue à ses dévotions, si généreuse aux pauvres, si affable pour tous !
Et puis un charme venait de sa marche un peu lente, balancée et pourtant légère, de ses grands yeux doux très purs, et de tout ce qu’on imaginait de sa première jeunesse.
Un matin, je trouvai le prétexte de lui rapporter un livre qu’elle avait oublié chez mon oncle.
Les portes étaient ouvertes. Je m’introduisis jusqu’à son cabinet de toilette. Elle se coiffait devant son miroir, au milieu d’un rayonnement de soleil qui dorait ses bras nus et ses cheveux. En m’entendant venir, elle poussa un petit cri et se retourna vers moi ; dans sa grande chemise aux plis raides et toute droite, elle avait l’air d’une fillette un peu gauche ; mais tout de suite la caresse de son regard, un mouvement qui offrit, sous le linge chaste, les riches trésors de sa chair en apparence délicate, le parfum qui s’exhala de sa chevelure, me surprirent d’un feu s****l, éveillèrent en moi une volupté chaude et enveloppante.
Elle sentit bien que je n’étais pas insensible, et parut, comme moi, assez gênée.
– Que faites-vous là ? me demanda-t-elle.
J’arrêtai les yeux sur un côté de la chambre à coucher, où il y avait deux portraits.
– C’est l’Empereur, me dit-elle.
– Oh ! fis-je, ce n’est pas cela que je regardais.
– C’était peut-être mon portrait ?
– Oui ; il est beau, mais le peintre ne vous a pas faite si belle que vous êtes.
– Voyez-vous cela, le petit flatteur !
Je repris :
– Je ne vous flatte pas… Et si vous étiez bonne…
– Si j’étais bonne ?…
– Vous…
– Arrête, tu vas dire une bêtise !
Je baissai la tête, très humilié.
– Allons, parle, reprit-elle avec vivacité ; je ne te croquerai pas.
– Eh bien, dis-je avec assurance, si vous étiez bonne, vous me donneriez un b****r.
Elle me regarda un instant avec surprise, puis partit d’un grand éclat de rire.
– À ton âge, mon chéri, on n’embrasse que sa maman.
Mais voyant que mon visage prenait un air de grande tristesse, elle se pencha vers moi et très vite m’effleura de ses lèvres. Oh ! l’exquise saveur de groseilles fraîches. Je la baisai à pleine bouche.
– Quel coquin, chuchota-t-elle ; si ton oncle nous avait vus !
Après un pareil accueil, après avoir goûté à cette bouche suave, obtenu la vision rapide de cette beauté, et ce premier arome de caresses, il m’en coûtait de m’en aller ainsi ; mes yeux ne quittaient la jeune femme que pour s’attacher sur les meubles au milieu desquels elle vivait, comme si je n’eusse rien voulu oublier de cette heureuse maison qu’elle animait, qu’elle enchantait de sa présence ! Mon regard tomba tout à coup sur un cahier recouvert d’un papier vert, où était inscrit en grosses lettres :
Journal de ma Vie.
– C’est vous qui avez écrit cela, madame ? demandai-je.
– Oui.
– Vous y avez mis les belles histoires que vous racontiez à mon oncle, l’autre jour ?
– Quelques-unes.
– Est-ce qu’il y a l’histoire de la dame en marbre ?
– Quelle dame en marbre ?
– La dame dont le buste se trouve dans le salon.
– Je ne sais pas ce que tu veux dire.
Mais j’étais persuadé, je ne sais pourquoi, que l’aventure de cette femme mystérieuse qu’avait aimée mon oncle, et dont Rosalie m’avait parlé à mots couverts, était racontée tout au long dans ce journal. Cette figure méchante et rusée, avec son sourire affecté et sa feinte douceur, m’attirait comme un péril inconnu ; j’en étais obsédé ; en proie à une frayeur qui tenait du vertige, je la cherchais partout.
– Oh ! m’écriai-je, comme j’aimerais lire ce que vous avez écrit là.
– Eh bien, emporte mon journal, mais tu me le rendras… Et puis, écoute : ce n’est pas convenable à un petit jeune homme de ton âge d’entrer dans la chambre d’une jeune femme qui est à s’habiller. Promets-moi de ne plus recommencer !
Je promis, je demandai pardon, et après lui avoir baisé la main, comme le faisait mon oncle, je me retirai bien lentement.
Henriette était si ingénue, qu’elle n’avait nulle crainte, en me prêtant le cahier, d’éclaircir, d’éveiller mon ignorance.
À peine rentré à la maison, je me plongeai dans cette lecture. Parfois, un passage m’arrêtait, me faisait rougir. Sans rien perdre de son charme – elle en aurait eu plutôt davantage – Henriette m’échappa, m’inquiéta même un peu, par tout ce qu’elle découvrait de nouveau et d’insoupçonné à mon esprit d’enfant. Je ne sentais point, comme aujourd’hui, le charme de ces êtres candides qui sont allés partout sans se salir leurs âmes, et auxquels on doit pardonner leurs fautes, parce qu’ils les ont commises les yeux fermés.
Voici ces pages, transcrites du cahier d’Henriette, qui les avait tracées d’une main hâtive, sans autre but que de fixer certains évènements, heureux ou affligeants pour elle.
Elles me plurent, parce que j’y retrouvais le souvenir des dernières gloires de mon pays et le secret de nos récentes misères, parce que j’y entendais babiller une voix innocente d’amoureuse.
Il y avait aussi à certains feuillets des caractères empâtés, tremblants, dont l’encre s’étalait en une tache pâle, et je baisais ces traces évidentes de larmes.
I
Le Journal d’Henriette Glyn