Comment ils dînentComment ? je me le demande quelquefois avec effroi. J’ai le vertige à descendre dans ces estomacs vides. J’ai connu des gens qui n’ont jamais reçu un sou du pays, qui n’ont pas gagné mille francs, que dis-je ? cent écus dans le cours de leur existence, qui n’ont point, que je sache, tué ni volé, et qui ont vécu ainsi des huit, dix, douze années, avec des bissextiles dans le nombre.
Comment ils font pour ne pas mourir ? ils ne pourraient eux-mêmes vous le dire ! Leur union fait un peu leur force. Ils se connaissent tous dans cette Vendée ! Poètes crottés, professeurs dégommés, inventeurs toqués, sculpteurs sans ciseau, peintres sans toile, violonistes sans âne, ils se rencontrent fatalement, un jour, une nuit, à certaines heures, dans certains coins, sur la marge de la vie sérieuse ; ils se sentent, se reconnaissent et s’associent : ils organisent la résistance, ils collaborent contre la faim.
L’un fait le plan, l’autre les courses. Ils ont le nez fin, les chouans ! Ils flairent une tranche de gigot à une lieue du manche ; ils savent débusquer, ramener, prendre au gîte, attraper au vol un déjeuner à la fourchette ou un dîner au chocolat, – comme ça se trouve. Une choucroute un soir, une soupe à l’oignon un matin, un ordinaire par-ci, de l’extraordinaire par-là…
C’est un diplôme qu’on arrose, des frais d’examen qu’on mange ; il est de toutes les folies et de toutes les fêtes, le réfractaire ! Il paye sa place par des bons mots, raconte des histoires de journalistes, dit des vers au dessert.
Il y a les hasards heureux, le duel où l’on est témoin, le dîner à l’hôpital avec l’interne, avec le sous-officier à la cantine.
C’est quelquefois un homme à l’aise, gêné un moment, qui vient associer sa détresse ignorante et timide à leur misère audacieuse et savante, chez qui l’on trouve toujours quelque chose à vendre : un paletot, des bouteilles vides, une pipe turque….
Tous les ridicules humains lui payent tribut, au réfractaire.
Artistes et bourgeois, poltrons et matamores, sages et fous, quiconque a des vers à lire, une histoire à placer, une femme à maudire, le monsieur qui joue à l’artiste, l’homme qui veut avoir un organe, lâches dont on prend les querelles, ivrognes dont on tient la tête, philosophes dont on est le Greppo, tous ceux qui ont besoin d’un coup d’épaules, d’un coup de main, d’un éloge, d’une consolation, d’un service, le trouvent là pour partager la soupe et l’émotion. Calembours dont on rit, vers qu’on admire, manie qu’on flatte, bosse qu’on gratte, soupers d’adieu, dîners de fondation, repas de noces, Lapins d’enterrement :
Voilà !
Il découpe son pain dans les travers des uns, dans les vices des autres, il déjeune d’une joie et dîne d’une tristesse. Insensible, du reste, comme la pierre, il ferait du vin avec des larmes. S’il tombe du ciel un peu de cuivre, il va s’asseoir, le réfractaire, dans une de ces gargotes où nagent sur le devant, dans des saladiers à coqs bleus et des assiettes ébréchées, des haricots à l’huile, des épinards à l’eau et des poires au vin. Des hommes de vingt-cinq ans, taillés pour taire des sous-préfets, des députés et des magistrats, je les ai vus entrer dans ces crémeries de la rue du Four Saint-Germain, leurs œuvres sous un bras, une livre de pain sous l’autre, comme des maçons : ils vont se faire tremper la soupe et attaquer un bœuf – nature ou aux pommes – qui m’effrayerait moins, vivant et furieux, dans les arènes de Madrid.
Ils pouvaient être si heureux ! Les arbres sont si verts au pays, le vin si frais, les draps si blancs ! Mais non : vienne la faim, vienne le froid, on ne pensera pas aux grands feux qu’on fait là-bas, aux dîners du dimanche, avec la poule bouillie dans la marmite et le gigot cuit au four. On préfère rôder dans la neige, la faim au ventre, mais la flamme au cœur ! On se croit libre !
Ils se disent libres !