III

1232 Words
IIIChose singulière ! et bien faite pour étonner les gens non initiés aux secrets douloureux de cette vie étrange ! Ces pauvres diables qui n’ont pas de quoi acheter du pain, qui ne trouvent pas dans leur oisiveté éternelle une heure pour travailler, écrire, sculpter ou peindre, on les voit promener leur misère à travers tous les débits de prunes et achever d’user leurs manches sur les tables de marbre des cafés ! Nous insultons à leur paresse, nous croyons à leurs vices. – Attendons pour les condamner ; plaignons-les avant de les flétrir ! Ils se font là une santé de quelques heures, une jeunesse d’un moment, ils guettent au passage le souper pour le soir ou le matelas pour la nuit prochaine ! Ils jouent avec la tradition. Ils prennent leur demi-tasse avant dîner, puis ils ne dînent pas ; le public s’y trompe, leur estomac aussi. Ils trouvent des glorias ; ils ne sauraient trouver du pain. On peut avouer que l’on manque du superflu, non du nécessaire. – On peut dire qu’on a soif, mais non pas qu’on a faim. Au café la joie, l’oubli, les rires et les chansons ; là-bas, au contraire, dans la rue triste, à quelque sixième, un taudis, la Sibérie en décembre, les plombs de Venise en été ! On a peine à quitter celle atmosphère tiède et joyeuse, pour remonter jusqu’à son trou, et, arrivé là, se mettre devant sa table avec tout ce qu’il faut pour écrire. L’a-t-on toujours seulement ! Un soir, c’est le papier qui manque, une autre fois l’encrier qui est vide ; combien de demi-volontés, d’intentions presque courageuses, arrêtées ainsi par le s*t détail, piquées aux flancs par ces misères, qui chancellent, qui tombent, faute d’un peu de bois dans l’âtre ou d’une bougie dans le chandelier ! Il faut un fameux courage, allez ! pour s’enterrer vivant dans un cabinet de dix francs, sans air, sans feu, – sans tabac, – en face de soi, pour lutter là seul avec sa pensée, pour faire jaillir de son cœur ulcéré des phrases joyeuses ou des pages sereines. Lutte douloureuse où le doute vient encore donner son coup de poignard ! Ces articles, ces pièces, ce roman, ces vers, quand seront-ils acceptés, imprimés, payés ? Quand ? Dans six semaines, six mois, un an peut-être ! Que de saucisses à chercher ! Seront-ils reçus seulement ? Pour qu’ils le soient, n’étouffera-t-il pas, et affamé, ses cris les plus éloquents, ses inspirations les plus courageuses ? Ne craindra-t-il pas, s’il ne casse les ailes à ses idées, d’épouvanter les éditeurs prudents, les journaux timides ? Je le vois d’ici lâche devant son âme, jetant des centres sur sa phrase et des fleurs sur ses haines ! Personne à ses côtés qui le console, l’encourage, l’embrasse ! Rien. Rien que le spectre des hontes bues, des maux soufferts, les yeux qui pleurent, l’estomac qui se plaint ! Ah ! qu’elles sont tristes, ces soirées, entre les murs enfumés des garnis, où, au bruit monotone du vent qui passe ou de la pluie qui tombe, ils égrènent le chapelet des souvenirs cruels que la misère leur cloue au flanc, ces réfractaires ! Solitude qui ne se peuple que de regrets, silence où l’on n’entend que la voix rauque du remords ! Il leur faut les milieux agités et bruyants où leur douleur se perd dans la gaieté des autres…. De cette vie factice, aux joies fausses, se dégage, hélas ! une vapeur malsaine, non point vraiment une odeur de débauche, mais comme un parfum fatal de liberté. Les têtes ne se troublent pas, mais les esprits se grisent. Après avoir pataugé toute la journée dans la boue, – jusqu’au cœur, – ils viennent là s’enfoncer dans la discussion jusqu’au cou, aire brûler leur petit verre et flamber leurs paradoxes ; montrer qu’eux, les mal chaussés, les mal vêtus, ils en valent bien d’autres, « ils ont quelque chose là. » Les vaincus du matin deviennent les vainqueurs du soir. La vanité y trouve son compte ; ils s’accoutument à ces petits triomphes » à ces orgueilleux bavardages, à ces dissertations sans fin, aux témérités héroïques. De cette table d’estaminet, ils font une tribune où la choppe de Strasbourg joue le rôle du verre d’eau sucrée parlementaire. Ils parlent là, sous le gaz, les livres qu’ils devraient écrire à la chandelle ; les soirées s’achèvent, les jours se liassent : ils ont causé trente chapitres et n’ont pas fait quinze pages ! On les appelle des roués, ce sont des dupes ; les débauchés, ce sont des fous. Qu’il leur arrive un jour de boire un peu de vin et de découper « une dinde, » on crie au scandale, à l’orgie ; « À la Tour de Nesle ! » Parce qu’ils auront bien dîné un soir, ou oubliera qu’ils ont mangé à peine depuis des mois ; on leur jettera au nez, s’ils viennent dire qu’ils ont faim, ce Balthasar à cent sous par tête, cette soirée à vingt sous l’heure. Et quand même ? Quand même une fois, d’aventure, ils enverraient la tristesse au diable, demanderaient des radis, feraient sauter un lapin, prendraient du dessert, du café, la consolation, la rincette ; quand ils achèteraient un londrès ou « se paieraient » un fiacre, eux qui avalent à pleins poumons l’air lourd et malsain des rues sombres, l’air étouffant des chambres tristes ! Quand ils consacreraient, les prodigues, 20 sous à un bouquet, 5 fr. à un orchestre pour voir un peu comment sont faits les théâtres sur lesquels ils mettront un jour leurs souvenirs en scène et vos préjugés en péril, faut-il les insulter et calomnier leur joie d’une heure ! Dans le dernier hameau de mon pays, on boit bien du vin quelquefois, ou tue un cochon tous les ans, il y a six pouces de boudin pour les pauvres. Le cordonnier fait le lundi, le galérien a des dimanches, le soldat son 15 août. Ils n’auront donc, eux, ni repos, ni oubli, ni lundi, ni boudin ! Comment ! pendant les semaines, ils ont mangé du fromage d’Italie sur du pain de seigle, bu de la boue ; – ils ont le dégoût de leur pâtée, la nostalgie des viandes rôties…. Ah ! comme une goutte de vin pur lui ferait du bien ! Va, bois-en plein ton cœur, plein ton verre, pauvre diable, tu l’as bien gagné ! Interdites au réfractaire, les distractions pures, les joies fraîches ! Ces parties d’été dont parlent les livres, ers courses folles dans la campagne, les dimanches du bois de Grillon, les vendredis saints de Musette, j’en sais qui ne les ont point connus ! Si l’on avait vingt sous, c’était pour acheter du pain ou retirer une chemise. Le beau voyage sous un soleil de plomb, par des chemins pierreux, dans des souliers troués ! Ne pas pouvoir s’asseoir sous les tonnelles, boire un verre de vin jeune et manger des fraises ! S’en aller, à travers champs, la langue sèche, les pieds en sang, le ventre vide ! Inquiéter les populations, faire aboyer les chiens et réfléchir les gendarmes ! Un jour qu’on me savait cinq francs, quelques réfractaires me firent payer la campagne. Avec leurs cheveux longs, leurs mines hâves, leur gaieté lugubre, ils firent peur aux paysans. On se signait sur notre passage, on en parle encore dans Chatenay. On dit que des hommes venus on ne sait d’où passèrent en 18…. dans le village, et qu’ils empoisonnèrent les fontaines…. Jamais un éclair de gaieté, un rayon de jeunesse ! pas même une fleur dans un verre, un œillet rouge, un lilas blanc, un pauvre petit bouquet de violettes d’un sou ! On maudit le soleil quand il arrive ; le soleil qui fait pousser les feuilles et les roses, mais qui fait aussi reluire les taches et roussir les chapeaux, qui éclaire à grands rayons la détresse de ces vaincus ! Mieux valent encore les jours tristes : les jours de glace, où le froid fait les rues vides ; les jours de pluie, où toutes les hardes sont égales devant la houe ; temps sombres qui permettent les chemises douteuses et les chaussures fatiguées ! Dans la neige, au moins, on ne voit pas qu’il n’y a plus de semelles.
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