CHAPITRE 2 : LE VERTIGEMe revoilà dans ma chambre. Le temps de me débarrasser de ces habits trop lourds, de les jeter sur le sol, je suis déjà sous la douche… Froide ? Gelée ! Gelée à en crier. Crier, pour me libérer de toute cette frustration. Crier à en perdre la voix. Crier plus fort que ces bruits de balles et d’obus continus là-bas. Crier, en espérant peut-être m’évanouir de rage.
Je sors de la douche, je m’essuie à peine, préférant laisser les dernières gouttes d’eau s’évaporer d’elles-mêmes. J’enfile juste un caleçon, puis je me penche à nouveau sur ce sac, unique trace de mon passé. Je jette un à un les habits sur mon lit. Je regarde les inscriptions sur certains de mes T-shirts : « Puma », « Adidas », « Nike »… Des marques, rien que des marques. Aucune autre indication. Ah ça, ils sont forts pour qu’on se souvienne d’eux en toutes circonstances ! Mais pour filer un coup de main à un pauvre amnésique, il n’y a plus personne.
Tiens, un vieux maillot de football, estampillé « Olympique de Marseille ». Mais oui ! Je me souviens très bien de cette équipe ! Voilà une autre chose que je n’ai pas oubliée. Eh bien, disons que je viens de Marseille ! Sans doute. Probablement. Enfin, peut-être… Ce maillot me donne au moins une information géographique. Je le retourne, sur le dos, un numéro 8, affublé du nom de « WADDLE ». De lui aussi je me souviens : Chris Waddle, joueur talentueux, gaucher, technique, un peu fou sur le terrain, grand, blond, anglais. Je délire un instant en me disant que lui et moi ne faisons peut-être qu’un… Mais me voyant dans le miroir, je constate que je ne suis ni grand, ni blond, et que je n’ai pas exactement la silhouette affûtée d’un joueur de football.
Dans mon élan, je regarde une à une les étiquettes de mes habits, pour deviner leur provenance : Made in China. Made in Bangladesh. Made in Indonesia. Made in Malaysia. Made in Singapore… Aurais-je fait un séjour en Asie !? Ou peut-être sommes-nous en Asie, d’ailleurs. Il faudra que je demande.
Et puis, il y a ce cahier, ces textes, ces poèmes. Je le reprends en main et je m’allonge sur mon lit. Un peu de poésie, ça n’a jamais fait de mal à personne ! Je me dis que forcément, une partie de la réponse y figure, cachée au beau milieu d’une strophe, perdue au pied d’un vers. Par réflexe, j’ouvre le cahier à la dernière page remplie. Le dernier texte écrit, le plus proche de cette chambre d’hôtel.
Le vertige
Du haut de mon silence
Je vois cet enfant plein de vie
Son sourire est plein d’espérance
Mais je ne vois pas la sortie
Je ne vois que ce mur
Qui se dresse dans son dos
Je lui rêve un autre futur
Je lui rêve un autre bientôt
Par pudeur ou par prudence
Je fais semblant, et je souris
Mes yeux cachent mal mon impuissance
Ils se perdent dans le vide
Derrière ce mur et ces barrages
Dans sa prison à ciel ouvert
Vous ne verrez jamais son visage
Vous ne verrez jamais ses yeux verts
Ce monde me donne le vertige
Par-dessus la rambarde
Un immense palais devant moi
Je vois ces grillages et ces gardes
Qui protègent les biens des rois
De l’autre côté de la rue
Face aux jardins verts et paisibles
Un mur, pour soulager leur vue
Dissimule des bidonvilles
Un peuple se soulève
Mais face à lui, les barricades
Et la révolte s’achève
Quand des corps tombent sur l’asphalte
Entendez-vous ces balles qui fusent
Semblant annoncer le chaos
Voyez-vous ces blindés qui s’amusent
À nous voir tous tomber de haut
Ce monde me donne le vertige
Du haut de ma colline
Je vois des hommes qui s’affolent
Je vois des soldats qui s’alignent
Je vois mes rêves qui s’envolent
Du haut de ma montagne
Le bruit des armes en moi résonne
Je vois la folie qui nous gagne
Je vois le monde qui tourbillonne
La spirale m’entraîne
J’ai peur du vide et je tombe
Je ne voulais pas de ces chaînes
Qui me relient à ce monde
Je me vois entrer dans la ronde
Interminable farandole
Mon amertume est profonde
J’aimerais tant retrouver le sol
Ce monde me donne le vertige
Touchant. Je trouve ce texte vraiment touchant. Je ne sais pas si j’en suis l’auteur, j’espère que non. Cet homme qui regarde le monde, spectateur impuissant et résigné, ce n’est pas moi. Enfin, je ne crois pas.
En même temps (je me lève du lit et me dirige vers la fenêtre), se retrouver dans cette chambre, avec vue sur la guerre ; avoir ce mur et ces chars là-bas, pour seul horizon, je peux comprendre que ça donne… le vertige. Ce texte, il l’a certainement écrit ici ! Ou pas loin. Ce gosse, ce mur derrière lui, c’est ce mur, là-bas ! Ce texte, il l’a peut-être écrit, hier soir en arrivant dans cette chambre.
Je parcours du bout des doigts les lignes du poème, comme si je pouvais encore y deviner de l’encre fraîche. Et voilà que l’amnésie s’accompagne soudain d’un brin de schizophrénie où je commence à dialoguer avec moi-même :
–Il l’a écrit ?
–Oui, lui ou un autre peut-être.
–Lui ? Mais, c’est qui lui ?
–Lui, c’est toi. Enfin, moi. C’est nous quoi !
Mais pas le nous d’aujourd’hui. Le nous d’hier.
–Ah, ok. Donc, on n’est pas deux en fait. On est trois.
–Exact !
–Et il est où, le nous d’hier ?
–C’est bien ça le problème. Il faut qu’on le retrouve.
–Ouh là doucement ! Si tu veux mon avis, et je crois que mon avis compte pour moitié : moi, le nous d’hier, je m’en fiche ! Il nous a plantés là en rase campagne, dans un pays en guerre, à la merci des balles perdues, sans rien nous laisser d’autre qu’un pauvre maillot de football, et un cahier de pseudo-poésie ! Personnellement, je pense qu’un gilet pare-balles nous aurait été d’une bien plus grande utilité.
–Ok, ok, ça va. J’ai compris. Je n’ai pas besoin de toi de toute façon. Je vais m’occuper de le retrouver tout seul.
–Pfft… Je ne te retiens pas, vas-y ! Tu me raconteras.
Quoi qu’en dise l’autre rabat-joie, j’entrevois une première lueur, un peu d’excitation même. Il y a dix minutes, sous cette douche gelée à l’extrême, j’étais comme un gars en panne sèche au bord d’une route déserte. Je savais qu’en restant là, je finirais par me déshydrater au soleil. Et là, je viens de trouver quoi au fond du coffre de ma vieille caisse !? Un petit litre de gasoil dans une vieille bouteille d’eau ; de quoi pouvoir redémarrer ; de quoi pouvoir faire quelques kilomètres ; de quoi aller jusqu’au pied de ce mur, là-bas.
Je n’oublie pas ce que m’a dit le réceptionniste : en tant que « ressortissant étranger », je ne devrais pas m’aventurer hors de l’hôtel. Mais c’est évident, il va falloir que j’y aille. Et peut-être, qui sait, je pourrais y retrouver le gosse du poème, cet enfant aux « yeux verts ».