Creja se tortillait alors que les épaisses griffes pointues du dragon avec lequel il se battait tentaient de l’éviscérer. Il avait déjà une longue et profonde entaille le long de sa cuisse gauche qui trempait le sol de son sang. Son symbiote s’efforçait d’arrêter l’hémorragie.
Il gronda quand l’immense dragon balança sa queue et l’enroula autour de sa cheville. Il poussa un juron lorsqu’il sentit son corps quitter le sol. Son corps s’écrasa contre un énorme arbre, le laissant étourdi. Il secoua la tête avant de grogner tandis que huit autres dragons se battaient pour maîtriser le dragon vert et blanc dérangé. Il se transforma puis rugit afin d’appeler d’autres hommes pour leur venir en aide.
— Apportez les chaînes, ordonna Creja. Assurez-vous que les symbiotes soient maîtrisés.
Le dragon vert et blanc cracha un jet de feu brûlant vers trois hommes qui essayaient de le contourner. Le filet qu’ils étaient enfin parvenus à jeter sur lui tenait bon, mais le dragon en colère ne mettrait pas longtemps à s’en libérer. Creja jeta un coup d’œil vers l’autre dragon vert et blanc qui gisait sans vie dans les ruines fumantes de la petite maison. Son cou était barré d’une plaie béante et trois manches de lances brisés saillaient de sa poitrine.
— Creja, nous avons maîtrisé leurs symbiotes. Nous devons les déplacer, appela Bane de l’autre côté.
— Emmenez-les, ordonna Creja, incapable de regarder la douleur qui déchirait son ami.
Il ne voulait pas que Bane soit témoin de la mort de son autre fils.
— Que vos symbiotes les ramènent à la prêtresse. Il n’y a plus que dame Morian ou la déesse elle-même qui puisse les contrôler à présent.
— Vous l’avez entendu, emmenez-les, cria Bane d’une voix rauque.
Son regard alla brièvement se poser sur son fils aîné avant de se diriger vers son frère jumeau.
— Déesse, pardonnez-les et prenez soin d’eux.
Il se transforma et se concentra sur le fait d’empêcher d’autres morts.
Creja jeta un bref coup d’œil à la masse de symbiotes rivés les uns aux autres dans le but de retenir les deux symbiotes qui se débattaient pour retourner vers leurs dragons jumeaux. Il se retourna juste à temps pour voir Barrack se lancer en un arc mortel vers l’un des hommes qui essayaient de le maîtriser.
Creja se jeta en avant afin de pousser l’homme sur le côté. Ce geste sauva la vie de l’autre guerrier, mais le cri blessé de Creja résonna dans le village lorsque les pointes de la queue du dragon tranchèrent les tendons et les muscles le long de son flanc. Il savait que son symbiote était déjà affaibli par la bataille et par le fait d’être divisé. Il en avait laissé la moitié pour protéger sa compagne et ses fils.
— Creja ! cria Mata d’une voix rauque.
Creja roula sur le dos et fixa le ciel brumeux et enfumé. Il sentait sa force vitale le quitter lentement alors que son sang maculait le sol. Un cri sourd résonna dans son esprit. Il fut enveloppé de chaleur quand Lyla se connecta à lui.
C’est trop dangereux pour que tu viennes me retrouver, murmura-t-il. Cree et Calo…
Ont besoin de nous deux, insista Lyla. Sans toi, je ne peux survivre. Ils seraient perdus avant d’atteindre l’âge adulte.
Creja tourna la tête et se retrouva à fixer les yeux sombres et fous de Barrack. Ce dernier s’était retransformé en sa forme bipède. Son cri sonore pour son jumeau décédé déclencha une vague de frissons le long de l’échine de Creja.
— Voilà à quoi tu dois t’attendre, Creja, cria Barrack lorsqu’un un bref moment de lucidité perça à travers son chagrin et sa folie. Tes fils finiront comme Brogan et moi. Aie pitié d’eux, tue-les maintenant. Tue Cree et Calo avant que leurs esprits ne soient consumés par la douleur, l’angoisse et les ténèbres éternelles qui draineront la vie de leurs corps.
La voix de Barrack se brisa lorsqu’il détourna le regard de son frère mort pour reporter son attention sur Creja.
— Nos symbiotes et nous avons perdu le contrôle. La douleur constante de la solitude a détruit l’âme de nos dragons. Ils avaient besoin de leurs compagnes. Il n’y a jamais eu d’âme sœur pour des dragons jumeaux. Nous ne vivons que pour nous battre et prions de mourir au combat avant que les ténèbres ne nous engloutissent. Vous nous avez refusé ça, à mon frère et moi. Ne le refuse pas à tes fils. Sinon, tu les condamnes à la même folie. Les dragons jumeaux sont destinés à connaître une mort violente. Aie pitié et épargne-les, Creja. Tue Cree et Calo maintenant avant d’être obligé de le faire plus tard. Fais ce que notre père n’a pas pu faire.
— Mettez fin à ses souffrances, ordonna faiblement Creja, se tournant pour fixer à nouveau le ciel qui s’obscurcissait.
Le puissant rugissement de Barrack fut coupé net. Creja cligna plusieurs fois les yeux afin de repousser la brûlure qui les taraudait. Au fond de lui, il savait que Barrack disait la vérité. Il savait quel avenir attendait ses deux fils. Il savait également qu’un jour, il devrait peut-être donner un ordre identique pour mettre fin à leurs vies.
Mais pas encore, murmura la douce voix de Lyla qui s’agenouilla à ses côtés. La déesse aura peut-être pitié d’eux et leur offrira le privilège d’avoir une âme sœur.
Creja soupira et tourna sa joue dans la paume de la main de sa magnifique compagne. Le symbiote, réuni avec son autre moitié, passa au-dessus des blessures dévastatrices à son flanc et à sa jambe et commença à le guérir. Il sentit la chaleur et l’énergie qui l’envahirent. Il sentit également l’essence de sa compagne s’enrouler autour de la sienne afin de le retenir dans ce monde jusqu’à ce que son corps soit guéri.
— Cree, Calo ? demanda Creja d’une voix rauque.
— Ils nettoient la cuisine, murmura Lyla en se penchant sur son compagnon avant de lui caresser tendrement le front. Calo est en train d’apprendre que le nettoyage n’est pas un travail de femme.
Creja grimaça quand un rire bref lui échappa. Il avait dit la même chose à sa compagne une fois avant qu’elle ne le remette sur le droit chemin. Ses yeux s’adoucirent lorsqu’il prit une profonde inspiration. Même après leurs nombreuses années de vie commune, il sentait toujours l’attraction de son âme sœur. Cela le peinait de penser que ses fils ne connaîtraient jamais la sensation d’être comblé.
— Nous ne pouvons pas en être certains, murmura Lyla.
— Tu as vu…, commença à dire Creja avant que Lyla ne presse doucement ses doigts contre ses lèvres.
— Je sais au fond de mon cœur qu’ils trouveront leur âme sœur, insista Lyla.
— J’espère que tu as raison.
Creja se détendit contre le sol et laissa la chaleur de Lyla et le contact de son symbiote travailler pour lui sauver la vie. Il était faible et si sa compagne et son symbiote n’étaient pas arrivés à ce moment-là, il serait mort.
Son esprit dériva vers les frères jumeaux qui gisaient sans vie à quelques mètres de lui. Ils n’étaient âgés que de quelques siècles. Il avait été aux côtés de Bane la nuit de leur naissance. Il avait également promis que, si cela s’avérait nécessaire, il prendrait la place de Bane si quelque chose de la sorte venait à se produire.
Bane avait fait la même promesse lorsque ses propres jumeaux étaient nés. Ils craignaient tous les deux de ne pas avoir la force d’ordonner la mort de leurs propres petits. Les paroles de Barrack le hantaient à présent. Les dragons jumeaux étaient presque impossibles à arrêter au combat. La destruction qu’ils avaient infligée aux guerriers du village en était la preuve. Ils avaient été largement surpassés en nombre. Il avait tout de même fallu tous les hommes en âge de se battre du village pour enfin les arrêter.
La culpabilité le tiraillait. Il savait que les frères étaient de plus en plus instables. Le conseil du village, qu’il dirigeait, avait discuté de la situation. Les jumeaux avaient récemment porté leur attention sur Mula, une des jeunes filles du village.
Brogan avait confronté le père de la fille, soutenant qu’elle était leur âme sœur, à Barrack et lui, bien que leurs symbiotes ne veuillent rien avoir à faire avec elle. La fille et ses parents, inquiets pour sa sécurité, avaient demandé une protection contre les jumeaux. Creja avait alors confronté les frères quand Brogan avait tenté d’approcher Mula et leur avait expliqué qu’elle avait demandé une protection. Cela avait perturbé Brogan. Seule l’intervention de Barrack avait prévenu un acte v*****t ce jour-là. Creja avait quand même vu la pointe de folie dans les yeux de Brogan.
Le mince fil de raison s’était rompu chez Brogan ce jour-là. Il avait attaqué Mula. Il fut envahi de chagrin lorsqu’il tourna la tête vers les restes calcinés de la maison de la fille. Sa mère et elle avaient fui tandis que son père avait retenu le dragon enragé. Barrack n’avait pas eu d’autre choix que de protéger son frère quand les hommes du village étaient venus aider.
Plusieurs hommes avaient été blessés et quatre avaient péris, y compris le père de Mula. Il ne faudrait pas longtemps avant que sa mère ne passe dans l’autre monde pour rejoindre son compagnon. Un homme ou une femme pouvait vivre si son âme sœur mourrait, mais pas le dragon. Le dragon pleurait la mort de son compagnon ou de sa compagne jusqu’à ce que la mort mette un terme à la douleur. La mère de Mula aurait eu des chances de survie uniquement si elle n’avait pas été l’âme sœur de son compagnon. Il doutait sérieusement que ce soit le cas.
Il se tourna pour regarder Lyla qui lui tenait la main.
— Nous devons protéger les garçons, parvint-il à dire. D’autres vont vouloir les tuer à présent.
Lyla tourna des yeux emplis de défi vers ceux qui les entouraient et les regardaient.
— Alors nous partirons, murmura-t-elle. Nous irons là où ils seront en sécurité.