Chapitre IV-1

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Chapitre IV La semaine suivante, lorsque madame Deberle rendit à madame Grandjean sa visite, elle se montra d’une amabilité pleine de caresses. Et, sur le seuil, comme elle se retirait : – Vous savez ce que vous m’avez promis… Le premier jour de beau temps, vous descendez au jardin et vous amenez Jeanne. C’est une ordonnance du docteur. Hélène souriait. – Oui, oui, la chose est entendue. Comptez sur nous. Trois jours plus tard, par une claire après-midi de février, elle descendit en effet avec sa fille. La concierge leur ouvrit la porte de communication. Au fond du jardin, dans une sorte de serre transformée en pavillon japonais, elles trouvèrent madame Deberle, ayant auprès d’elle sa sœur Pauline, toutes deux les mains abandonnées, avec des ouvrages de broderie sur une petite table, qu’elles avaient posés là et oubliés. – Ah ! que c’est donc aimable à vous ! dit Juliette. Tenez, mettez-vous ici… Pauline, pousse cette table… Vous voyez, il fait encore un peu frais, lorsqu’on reste assis, et de ce pavillon nous surveillerons très bien les enfants… Allons, jouez, mes enfants. Surtout, prenez garde de tomber. La large baie du pavillon était ouverte, et de chaque côté on avait tiré dans leur châssis des glaces mobiles ; de sorte que le jardin se développait de plain-pied, comme au seuil d’une tente. C’était un jardin bourgeois, avec une pelouse centrale, flanquée de deux corbeilles. Une simple grille le fermait sur la rue Vineuse ; seulement, un tel rideau de verdure avait grandi là, que de la rue aucun regard ne pouvait pénétrer ; des lierres, des clématites, des chèvrefeuilles se collaient et s’enroulaient à la grille, et, derrière ce premier mur de feuillage, s’en haussait un second, fait de lilas et de faux ébéniers. Même l’hiver, les feuilles persistantes des lierres et l’entrelacement des branches suffisaient à barrer la vue. Mais le grand charme était, au fond, quelques arbres de haute futaie, des ormes superbes qui masquaient la muraille noire d’une maison à cinq étages. Ils mettaient, dans cet étranglement des constructions voisines, l’illusion d’un coin de parc et semblaient agrandir démesurément ce jardinet parisien, que l’on balayait comme un salon. Entre deux ormes pendait une balançoire, dont l’humidité avait verdi la planchette. Hélène regardait, se penchait pour mieux voir. – Oh ! c’est un trou, dit négligemment madame Deberle. Mais, à Paris, les arbres sont si rares… On est bien heureux d’en avoir une demi-douzaine à soi. – Non, non, vous êtes très bien, murmurait Hélène. C’est charmant. Ce jour-là, dans le ciel pâle, le soleil mettait une poussière de lumière blonde. C’était, entre les branches sans feuilles, une pluie lente de rayons. Les arbres rougissaient, on voyait les fins bourgeons violâtres attendrir le ton gris de l’écorce. Et sur la pelouse, le long des allées, les herbes et les graviers avaient des pointes de clarté, qu’une brume légère, au ras du sol, noyait et fondait. Il n’y avait pas une fleur, la gaieté seule du soleil sur la terre nue annonçait le printemps. – Maintenant, c’est encore un peu triste, reprit madame Deberle. Vous verrez en juin, on est dans un vrai nid. Les arbres empêchent les gens d’à côté d’espionner, et nous sommes alors complètement chez nous… Mais elle s’interrompit pour crier : – Lucien, veux-tu bien ne pas toucher à la fontaine ! Le petit garçon, qui faisait les honneurs du jardin à Jeanne, venait de la conduire devant une fontaine, sous le perron, et là, il avait tourné le robinet, présentant le bout de ses bottines pour les mouiller. C’était un jeu qu’il adorait. Jeanne, très grave, le regardait se tremper les pieds. – Attends, dit Pauline qui se leva, je vais le faire tenir tranquille. Juliette la retint. – Non, non, tu es plus écervelée que lui. L’autre jour, on aurait cru que vous aviez pris un bain tous les deux… C’est singulier qu’une grande fille ne puisse pas rester deux minutes assise… Et, se tournant : – Entends-tu, Lucien, ferme le robinet tout de suite ! L’enfant, effrayé, voulut obéir. Mais il tourna la clef davantage, l’eau coula avec une raideur et un bruit qui achevèrent de lui faire perdre la tête. Il recula, éclaboussé jusqu’aux épaules. – Ferme le robinet tout de suite ! répétait sa mère, dont un flot de sang empourprait les joues. Alors, Jeanne, muette jusque-là, s’approcha de la fontaine avec toutes sortes de précautions, pendant que Lucien éclatait en sanglots, en face de cette eau enragée dont il avait peur et qu’il ne savait plus comment arrêter. Elle mit sa jupe entre ses jambes, allongea ses poignets nus pour ne pas mouiller ses manches, et ferma le robinet, sans recevoir une seule éclaboussure. Brusquement, le déluge cessa. Lucien, étonné, frappé de respect, rentra ses larmes et leva ses gros yeux sur la demoiselle. – Vraiment, cet enfant me met hors de moi, reprit madame Deberle, qui redevenait toute blanche et s’allongeait comme brisée de fatigue. Hélène crut devoir intervenir. – Jeanne, dit-elle, prends-lui la main, jouez à vous promener. Jeanne prit la main de Lucien, et, gravement, ils s’en allèrent par les allées, à petits pas. Elle était beaucoup plus grande que lui, il avait le bras en l’air ; mais ce jeu majestueux, qui consistait à tourner en cérémonie autour de la pelouse, semblait les absorber l’un et l’autre et donner une grande importance à leurs personnes. Jeanne, comme une vraie dame, avait les regards flottants et perdus. Lucien ne pouvait s’empêcher, par moments, de risquer un coup d’œil sur sa compagne. Ils ne se disaient pas un mot. – Ils sont drôles, murmura madame Deberle, souriante et calmée. Il faut dire que votre Jeanne est une bien charmante enfant… Elle est d’une obéissance, d’une sagesse… – Oui, quand elle est chez les autres, répondit Hélène. Elle a des heures terribles. Mais comme elle m’adore, elle tâche d’être sage pour ne pas me faire de la peine. Ces dames causèrent des enfants. Les filles étaient plus précoces que les garçons. Pourtant, il ne fallait pas se fier à l’air bêta de Lucien. Avant un an, lorsqu’il se serait un peu débrouillé, ce serait un gaillard. Et, sans transition apparente, on en vint à parler d’une femme qui habitait un petit pavillon en face, et chez laquelle il se passait vraiment des choses… Madame Deberle s’arrêta pour dire à sa sœur : – Pauline, va donc une minute dans le jardin. La jeune fille sortit tranquillement et resta sous les arbres. Elle était habituée à ce qu’on la mît dehors, chaque fois que dans la conversation se présentait quelque chose de trop gros dont on ne pouvait parler devant elle. – Hier, j’étais à la fenêtre, reprit Juliette, et j’ai parfaitement vu cette femme… Elle ne tire pas même les rideaux… C’est d’une indécence ! Des enfants pourraient voir ça. Elle parlait tout bas, l’air scandalisé, avec un mince sourire dans le coin des lèvres pourtant. Puis, haussant la voix, elle cria : – Pauline ! tu peux revenir. Sous les arbres, Pauline regardait en l’air, d’un air indifférent, en attendant que sa sœur eût fini. Elle entra dans le pavillon, et reprit sa chaise, pendant que Juliette continuait, en s’adressant à Hélène : – Vous n’avez jamais rien aperçu, vous, madame ? – Non, répondit celle-ci, mes fenêtres ne donnent pas sur le pavillon. Bien qu’il y eût une lacune pour la jeune fille dans la conversation, elle écoutait, avec son blanc visage de vierge, comme si elle avait compris. – Ah bien ! dit-elle en regardant encore en l’air par la porte, il y a joliment des nids dans les arbres ! Cependant, madame Deberle avait repris sa broderie comme maintien. Elle faisait deux points toutes les minutes. Hélène, qui ne pouvait rester inoccupée, demanda la permission d’apporter de l’ouvrage, une autre fois. Et, prise d’un léger ennui, elle se tourna, elle examina le pavillon japonais. Les murs et le plafond étaient tendus d’étoffes brochées d’or, avec des vols de grues qui s’envolaient, des papillons et des fleurs éclatantes, des paysages où des barques bleues nageaient sur des fleuves jaunes. Il y avait des sièges et des jardinières de bois de fer, sur le sol des nattes fines, et, encombrant des meubles de laque, tout un monde de bibelots, petits bronzes, petites potiches, jouets étranges bariolés de couleurs vives. Au fond, un grand magot en porcelaine de Saxe, les jambes pliées, le ventre nu et débordant, éclatait d’une gaieté énorme en branlant furieusement la tête, à la moindre poussée. – Hein ? est-il assez laid ? s’écria Pauline qui avait suivi les regards d’Hélène. Dis donc, sœur, tu sais que c’est de la camelote, tout ce que tu as acheté ? Le beau Malignon appelle ta japonerie « le bazar à treize sous »… À propos, je l’ai rencontré, le beau Malignon. Il était avec une dame, oh ! une dame, la petite Florence, des Variétés. – Où donc ? que je le taquine ! demanda vivement Juliette. – Sur le boulevard… Est-ce qu’il ne doit pas venir aujourd’hui ? Mais elle ne reçut pas de réponse. Ces dames s’inquiétaient des enfants, qui avaient disparu. Où pouvaient-ils être ? Et comme elles les appelaient, deux voix aiguës s’élevèrent. – Nous sommes là ! Ils étaient là, en effet, au milieu de la pelouse, assis dans l’herbe, à demi cachés par un fusain. – Qu’est-ce que vous faites donc ? – Nous sommes arrivés à l’auberge ! cria Lucien. Nous nous reposons dans notre chambre. Un instant, elles les regardèrent, très égayées. Jeanne se prêtait au jeu, complaisamment. Elle coupait de l’herbe autour d’elle, sans doute pour préparer le déjeuner. La malle des voyageurs était figurée par un bout de planche, qu’ils avaient ramassé au fond d’un massif. Maintenant, ils causaient. Jeanne se passionnait, répétant avec conviction qu’ils étaient en Suisse et qu’ils allaient partir pour visiter les glaciers, ce qui semblait stupéfier Lucien. – Tiens ! le voilà ! dit tout d’un coup Pauline. Madame Deberle se tourna et aperçut Malignon qui descendait le perron. Elle lui laissa à peine le temps de saluer et de s’asseoir. – Eh bien ! vous êtes gentil, vous ! d’aller dire partout que je n’ai que de la camelote chez moi ! – Ah ! oui, répondit-il tranquillement, ce petit salon… Certainement, c’est de la camelote. Vous n’avez pas un objet qui vaille la peine d’être regardé. Elle était très piquée. – Comment, le magot ? – Mais non, mais non, tout cela est bourgeois… Il faut du goût. Vous n’avez pas voulu me charger de l’arrangement… Alors elle l’interrompit, très rouge, vraiment en colère. – Votre goût, parlons-en ! Il est joli, votre goût !… On vous a rencontré avec une dame… – Quelle dame ? demanda-t-il, surpris par la rudesse de l’attaque. – Un beau choix, je vous en fais mon compliment. Une fille que tout Paris… Mais elle se tut, en apercevant Pauline. Elle l’avait oubliée. – Pauline, dit-elle, va donc une minute dans le jardin. – Ah ! non, c’est fatigant à la fin ! déclara la jeune fille qui se révoltait. On me dérange toujours. – Va dans le jardin, répéta Juliette avec plus de sévérité. La jeune fille s’en alla en rechignant. Puis, elle se tourna, pour ajouter : – Dépêchez-vous, au moins. Dès qu’elle ne fut plus là, madame Deberle tomba de nouveau sur Malignon. Comment un garçon distingué comme lui pouvait-il se montrer en public avec cette Florence ? Elle avait au moins quarante ans, elle était laide à faire peur, tout l’orchestre la tutoyait aux premières représentations. – Avez-vous fini ? cria Pauline, qui se promenait sous les arbres d’un air boudeur. Je m’ennuie, moi. Mais Malignon se défendait. Il ne connaissait pas cette Florence ; jamais il ne lui avait adressé la parole. On avait pu le voir avec une dame, il accompagnait quelquefois la femme d’un de ses amis. D’ailleurs, quelle était la personne qui l’avait vu ? Il fallait des preuves, des témoins. – Pauline, demanda brusquement madame Deberle, en haussant la voix, n’est-ce pas que tu l’as rencontré avec Florence ? – Oui, oui, répondit la jeune fille, sur le boulevard, en face de chez Bignon. Alors, madame Deberle, triomphante, devant le sourire embarrassé de Malignon, cria : – Tu peux revenir, Pauline. C’est fini. Malignon avait une loge pour le lendemain, aux Folies Dramatiques. Il l’offrit galamment, sans paraître tenir rancune à madame Deberle ; d’ailleurs, ils se querellaient toujours. Pauline voulut savoir si elle pouvait aller voir la pièce qu’on jouait ; et comme Malignon riait, en branlant la tête, elle dit que c’était bien stupide, que les auteurs auraient dû écrire des pièces pour les jeunes filles. On ne lui permettait que La Dame blanche et le théâtre classique. Cependant, ces dames ne surveillaient plus les enfants. Tout d’un coup, Lucien poussa des cris terribles. – Que lui as-tu fait, Jeanne ? demanda Hélène. – Je ne lui ai rien fait, maman, répondit la petite fille. C’est lui qui s’est jeté par terre. La vérité était que les enfants venaient de partir pour les fameux glaciers. Comme Jeanne prétendait qu’on arrivait sur les montagnes, ils levaient tous les deux les pieds très haut, afin d’enjamber les rochers. Mais Lucien, essoufflé par cet exercice, avait fait un faux pas et s’était étalé au beau milieu d’une plate-b***e. Une fois par terre, très vexé, pris d’une rage de marmot, il avait éclaté en larmes. – Relève-le, cria de nouveau Hélène. – Il ne veut pas, maman. Il se roule. Et Jeanne se reculait, comme blessée et irritée de voir le petit garçon si mal élevé. Il ne savait pas jouer, il allait certainement la salir. Elle avait une moue de duchesse qui se compromet. Alors, madame Deberle, que les cris de Lucien impatientaient, pria sa sœur de le ramasser et de le faire taire. Pauline ne demandait pas mieux. Elle courut, se jeta par terre à côté de l’enfant, se roula un instant avec lui. Mais il se débattait, il ne voulait pas qu’on le prît. Elle se releva pourtant, en le tenant sous les bras ; et, pour le calmer.
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