À son tour, le docteur parut embarrassé. Il se leva, voulut donner sa chaise à Hélène. Mais celle-ci, bien qu’elle fût venue avec le projet de passer là un quart d’heure, refusa en disant :
– Merci, monsieur, je suis très pressée.
Cependant, la mère Fétu, tout en continuant à rouler la tête, venait d’allonger le bras, et le paquet de linge avait disparu au fond du lit. Puis, elle continua :
– Ah ! on peut bien dire que vous faites la paire… Je dis ça, sans vouloir vous offenser, parce que c’est vrai… Qui a vu l’un a vu l’autre. Les braves gens se comprennent… Mon Dieu ! donnez-moi la main, que je me retourne !… Oui, oui, ils se comprennent…
– Au revoir, mère Fétu, dit Hélène, qui laissa la place au docteur. Je ne crois pas que je passerai demain.
Pourtant, elle monta encore le jour suivant. La vieille femme sommeillait. Dès qu’elle s’éveilla et qu’elle la reconnut, tout en noir, sur la chaise, elle cria :
– Il est venu… Vrai, je ne sais pas ce qu’il m’a fait prendre, je suis raide comme un bâton… Ah ! nous avons causé de vous. Il m’a demandé toutes sortes de choses, et si vous étiez triste d’ordinaire, et si vous aviez toujours la même figure… C’est un homme si bon !
Elle avait ralenti la voix, elle semblait attendre sur le visage d’Hélène l’effet de ses paroles, de cet air câlin et anxieux des pauvres qui veulent faire plaisir au monde. Sans doute, elle pensa voir, au front de la bonne dame, un pli de mécontentement, car sa grosse figure bouffie, tendue et allumée, s’éteignit tout d’un coup. Elle reprit en bégayant :
– Je dors toujours. Je suis peut-être bien empoisonnée… Il y a une femme, rue de l’Annonciation, qu’un pharmacien a tuée en lui donnant une d****e pour une autre.
Hélène, ce jour-là, s’attarda près d’une demi-heure chez la mère Fétu, l’écoutant parler de la Normandie, où elle était née, et où l’on buvait de si bon lait. Après un silence :
– Est-ce que vous connaissez le docteur depuis longtemps ? demanda-t-elle négligemment.
La vieille femme, allongée sur le dos, leva à demi les paupières et les referma.
– Ah ! oui, par exemple ! répondit-elle à voix presque basse. Son père m’a soignée avant 48, et il l’accompagnait.
– On m’a dit que le père était un saint homme.
– Oui, oui… Un peu braque… Le fils, voyez-vous, vaut encore mieux. Quand il vous touche, on croirait des mains de velours.
Il y eut un nouveau silence.
– Je vous conseille de faire tout ce qu’il vous dira, reprit Hélène. Il est très savant, il a sauvé ma fille.
– Bien sûr ! s’écria la mère Fétu qui s’animait. On peut avoir confiance, il a ressuscité un petit garçon qu’on allait emporter… Oh ! vous ne m’empêcherez pas de le dire, il n’y en a pas deux comme lui. J’ai la main chanceuse, je tombe sur la crème des honnêtes gens… Aussi, je remercie le bon Dieu tous les soirs. Je ne vous oublie ni l’un ni l’autre, allez ! Vous êtes ensemble dans mes prières… Que le bon Dieu vous protège et vous accorde tout ce que vous pouvez souhaiter ! Qu’il vous comble de ses trésors ! Qu’il vous garde une place dans son paradis !
Elle s’était soulevée, et, les mains jointes, elle semblait implorer le Ciel avec une ferveur extraordinaire. Hélène la laissa longtemps aller ainsi, et même elle souriait. L’humilité bavarde de la vieille femme finissait par la bercer et l’assoupir d’une façon très douce. Lorsqu’elle partit, elle lui promit un bonnet et une robe, pour le jour où elle se lèverait.
Toute la semaine, Hélène s’occupa de la mère Fétu. La visite qu’elle lui faisait chaque après-midi entrait dans ses habitudes. Elle s’était surtout prise d’une singulière amitié pour le passage des Eaux. Cette ruelle escarpée lui plaisait par sa fraîcheur et son silence, par son pavé toujours propre, que lavait, les jours de pluie, un torrent coulant des hauteurs. Quand elle arrivait, elle avait, d’en haut, une étrange sensation, en regardant s’enfoncer la pente raide du passage, le plus souvent désert, connu à peine de quelques habitants des rues voisines. Puis, elle se hasardait, elle entrait par une voûte, sous la maison qui borde la rue Raynouard ; et elle descendait à petits pas les sept étages de larges marches, le long desquelles passe le lit d’un ruisseau caillouté, occupant la moitié de l’étroit couloir. Les murs des jardins, à droite et à gauche, se renflaient, mangés d’une lèpre grise ; des arbres allongeaient leurs branches, des feuillages pleuvaient, un lierre jetait la draperie de son épais manteau ; et toutes ces verdures, qui ne laissaient voir que des coins bleus de ciel, faisaient un jour verdâtre très doux et très discret. Au milieu de la descente, elle s’arrêtait pour souffler, s’intéressant au réverbère qui pendait là, écoutant des rires, dans les jardins, derrière des portes qu’elle n’avait jamais vues ouvertes. Parfois, une vieille montait, en s’aidant de la rampe de fer, noire et luisante, scellée à la muraille de droite ; une dame s’appuyait sur son ombrelle comme sur une canne ; une b***e de gamins dégringolaient en tapant leurs souliers. Mais presque toujours elle restait seule, et c’était un grand charme que cet escalier recueilli et ombragé, pareil à un chemin creux dans les forêts. En bas, elle levait les yeux. La vue de cette pente si raide, où elle venait de se risquer, lui donnait une légère peur.
Chez la mère Fétu, elle entrait avec la fraîcheur et la paix du passage des Eaux dans ses vêtements. Ce trou de misère et de douleur ne la blessait plus. Elle y agissait comme chez elle, ouvrant la lucarne ronde, pour renouveler l’air, déplaçant la table, lorsqu’elle la gênait. La nudité de ce grenier, les murs blanchis à la chaux, les meubles éclopés, la ramenaient à une simplicité d’existence qu’elle avait parfois rêvée, étant jeune fille. Mais ce qui la charmait surtout, c’était l’émotion attendrie dans laquelle elle vivait là : son rôle de garde-malade, les continuelles lamentations de la vieille femme, tout ce qu’elle voyait et sentait autour d’elle la laissait frissonnante d’une pitié immense. Elle avait fini par attendre avec une visible impatience la visite du docteur Deberle. Elle le questionnait sur l’état de la mère Fétu ; puis, ils causaient un instant d’autre chose, debout l’un près de l’autre, se regardant bien en face. Une intimité s’établissait entre eux. Ils s’étonnaient en découvrant qu’ils avaient des goûts semblables. Ils se comprenaient souvent sans ouvrir les lèvres, le cœur tout d’un coup noyé de la même charité débordante. Et rien n’était plus doux, pour Hélène, que cette sympathie, qui se nouait en dehors des cas ordinaires, et à laquelle elle cédait sans résistance, tout amollie de pitié. Elle avait eu peur du docteur d’abord ; dans son salon, elle aurait gardé la froideur méfiante de sa nature. Mais là, ils se trouvaient loin du monde, partageant l’unique chaise, presque heureux de ces pauvres et laides choses qui les rapprochaient, en les attendrissant. Au bout de la semaine, ils se connaissaient comme s’ils avaient vécu des années côte à côte. Le taudis de la mère Fétu s’emplissait de lumière, dans cette communion de leur bonté.
Cependant, la vieille femme se remettait bien lentement. Le docteur était surpris et l’accusait de se dorloter, lorsqu’elle lui racontait que maintenant elle avait un plomb dans les jambes. Elle geignait toujours, elle restait sur le dos, à rouler la tête ; et elle fermait les yeux, comme pour les laisser libres. Même, un jour, elle parut s’endormir ; mais, sous ses paupières, un coin de ses petits yeux noirs les guettait. Enfin, elle dut se lever. Le lendemain, Hélène lui apporta la robe et le bonnet qu’elle lui avait promis. Quand le docteur fut là, la vieille s’écria tout d’un coup :
– Mon Dieu ! et la voisine qui m’a dit de voir à son pot-au-feu !
Elle sortit, elle tira la porte derrière elle, les laissant tous deux seuls. Ils continuèrent d’abord leur conversation, sans s’apercevoir qu’ils étaient enfermés. Le docteur pressait Hélène de descendre parfois passer l’après-midi dans son jardin, rue Vineuse.
– Ma femme, dit-il, doit vous rendre votre visite, et elle vous renouvellera mon invitation… Cela ferait beaucoup de bien à votre fille.
– Mais je ne refuse pas, je ne demande pas qu’on vienne me chercher en grande cérémonie, dit-elle en riant. Seulement, j’ai peur d’être indiscrète… Enfin, nous verrons.
Ils causèrent encore. Puis, le docteur s’étonna.
– Où diable est-elle allée ? Il y a un quart d’heure qu’elle est sortie pour ce pot-au-feu.
Hélène vit alors que la porte était fermée. Cela ne la blessa pas tout de suite. Elle parlait de madame Deberle, dont elle faisait un vif éloge à son mari. Mais, comme le docteur tournait continuellement la tête du côté de la porte, elle finit par se sentir gênée.
– C’est bien singulier qu’elle ne revienne pas, murmura-t-elle à son tour.
Leur conversation tomba. Hélène, ne sachant que faire, ouvrit la lucarne ; et quand elle se retourna, ils évitèrent de se regarder. Des rires d’enfant entraient par la lucarne, qui taillait une lune bleue, très haut, dans le ciel. Ils étaient bien seuls, cachés à tous les regards, n’ayant que cette trouée ronde qui les voyait. Les enfants se turent, au loin ; un silence frissonnant régna. Personne ne serait venu les chercher dans ce grenier perdu. Leur embarras grandissait. Hélène alors, mécontente d’elle, regarda fixement le docteur.
– Je suis accablé de visites, dit-il aussitôt. Puisqu’elle ne reparaît pas, je me sauve.
Et il s’en alla. Hélène s’était assise. La mère Fétu rentra immédiatement, avec un flot de paroles.
– Ah ! je ne puis pas me traîner, j’ai eu une faiblesse… Il est donc parti, le cher monsieur ? Bien sûr, il n’y a pas de commodités ici. Vous êtes tous les deux des anges du ciel, de passer votre temps avec une malheureuse comme moi. Mais le bon Dieu vous rendra tout ça… C’est descendu dans les pieds, aujourd’hui. J’ai dû m’asseoir sur une marche. Et je ne savais plus, parce que vous ne faisiez pas de bruit… Enfin, je voudrais des chaises. Si j’avais seulement un fauteuil ! Mon matelas est bien mauvais. J’ai honte quand vous venez… Toute la maison est à vous, et je me jetterais dans le feu, s’il le fallait. Le bon Dieu le sait, je le lui dis assez souvent… Ô mon Dieu ! faites que le bon monsieur et la bonne dame soient satisfaits dans tous leurs désirs. Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il !
Hélène l’écoutait, et elle éprouvait une singulière gêne. Le visage bouffi de la mère Fétu l’inquiétait. Jamais non plus elle n’avait ressenti un pareil malaise dans l’étroite pièce. Elle en voyait la pauvreté sordide, elle souffrait du manque d’air, de toutes les déchéances de la misère enfermées là. Elle se hâta de s’éloigner, blessée par les bénédictions dont la mère Fétu la poursuivait.
Une autre tristesse l’attendait dans le passage des Eaux. Au milieu de ce passage, à droite en descendant, se trouve dans le mur une sorte d’excavation, quelque puits abandonné, fermé par une grille. Depuis deux jours, en passant, elle entendait, au fond de ce trou, les miaulements d’un chat. Comme elle montait, les miaulements recommencèrent, mais si lamentables, qu’ils exhalaient une agonie. La pensée que la pauvre bête, jetée dans l’ancien puits, y mourait longuement de faim, brisa tout d’un coup le cœur d’Hélène. Elle pressa le pas, avec la pensée qu’elle n’oserait de longtemps se risquer le long de l’escalier, de peur d’y entendre ce miaulement de mort.
Justement, on était au mardi. Le soir, à sept heures, comme Hélène achevait une petite brassière, les deux coups de sonnette habituels retentirent, et Rosalie ouvrit la porte, en disant :
– C’est monsieur l’abbé qui arrive le premier, aujourd’hui… Ah ! voici monsieur Rambaud.
Le dîner fut très gai, Jeanne allait mieux encore, et les deux frères, qui la gâtaient, obtinrent qu’elle mangerait un peu de salade, qu’elle adorait, malgré la défense formelle du docteur Bodin. Puis, lorsqu’on passa dans la chambre, l’enfant, encouragée, se pendit au cou de sa mère en murmurant :
– Je t’en prie, petite mère, mène-moi demain avec toi chez la vieille femme.
Mais le prêtre et monsieur Rambaud furent les premiers à la gronder. On ne pouvait pas la mener chez les malheureux, puisqu’elle ne savait pas s’y conduire. La dernière fois, elle avait eu deux évanouissements, et durant trois jours, même pendant son sommeil, ses yeux gonflés ruisselaient.
– Non, non, répéta-t-elle, je ne pleurerai pas, je le promets.
Alors, sa mère l’embrassa, en disant :
– C’est inutile, ma chérie, la vieille femme se porte bien… Je ne sortirai plus, je resterai toute la journée avec toi.