IV
Éducation maternelle
Crobyle, Corinne.
CROBYLE
Eh bien, Corinne, tu vois, à présent, que ce n’est pas aussi terrible que tu te l’imaginais de perdre son pucelage et de coucher avec un aimable jeune homme qui, dès sa première visite, pour prix de tes faveurs te donne une mine avec laquelle je vais t’acheter un beau collier.
CORINNE
Oui, maman ; et qu’il ait, je t’en prie, de belles pierres couleur de feu, comme celui de Philaenis.
CROBYLE
Il sera tout semblable. Mais, à présent, j’ai autre chose à te dire ; écoute-moi, ma fille, apprends ce que tu as à faire et de quelle manière tu dois désormais te conduire avec les hommes. Nous n’avons plus d’autres moyens pour vivre. Depuis deux ans que ton bienheureux père est mort, tu ne sais pas comment nous avons vécu. Lorsqu’il vivait, nous ne manquions de rien. C’était un bon forgeron qui s’était fait dans le Pirée une réputation considérable, et tout le monde dit encore aujourd’hui qu’on ne verra plus de forgeron comme Philinus. Quand je l’eus perdu, je fus d’abord obligée, de vendre ses tenailles, son enclume et son marteau ; j’en trouvai deux mines, qui nous aidèrent à vivre quelque temps ; ensuite je travaillai, et tantôt en faisant de la toile, tantôt en poussant la navette ou en tournant le fuseau, j’ai réussi à gagner, avec bien de la peine, de quoi nous soutenir. Je t’ai élevée, ma fille, comme mon unique espérance.
CORINNE
Tu veux parler de la mine ?…
CROBYLE
Non ; mais j’ai pensé que, parvenue à l’âge où tu es, tu pourrais me nourrir, tout en te procurant facilement de grandes richesses, de belles parures et des robes de pourpre et de quoi acheter des esclaves pour te servir.
CORINNE
Comment, ma mère ? et que veux-tu dire ?
CROBYLE
Il ne faut, pour cela, que vivre avec les jeunes gens, faire avec eux la noce et coucher avec eux moyennant de l’argent.
CORINNE
Comme la fille de Daphnis, Lyra ?
CROBYLE
Oui.
CORINNE
Mais, ma mère, c’est une courtisane.
CROBYLE
Eh bien, ce n’est pas un si grand malheur. Tu t’enrichiras comme elle, tu auras un grand nombre d’amants. Tu pleures, Corinne ? Ne vois-tu pas combien il y a de courtisanes, comme elles sont recherchées, combien elles reçoivent d’argent ? J’ai connu Daphnis avant que sa fille fût parvenue à la fleur de son âge, ô bonne Adrastie ! Elle n’était couverte que de haillons : mais, à présent, vois comme elle est mise ; elle a de l’or, des habits brodés, quatre femmes pour la servir.
CORINNE
Comment Lyra a-t-elle gagné tant de richesses ?
CROBYLE
Premièrement, par une parure élégante, par les grâces de son maintien, par l’air agréable qu’elle sait prendre avec tout le monde. On ne la voit pas, comme toi, faire à chaque instant de grands éclats de rire, mais elle sourit d’une manière gracieuse et agréable. Elle traite tous les hommes avec politesse, sans chercher à tromper ceux qui viennent la voir ou qui l’envoient chercher, mais aussi sans courir après les hommes la première. Si on la conduit à un festin après l’avoir payée, elle ne s’enivre point, car rien n’est plus ridicule, et les hommes haïssent les femmes qui ont ce défaut. Elle ne mange pas non plus avec avidité, comme font les gens sans éducation, mais elle touche les mets délicatement, du bout des doigts, prend chaque bouchée en silence et ne remplit point sa bouche des deux côtés. Elle boit doucement, et non pas d’un seul trait, mais elle se repose de temps en temps.
CORINNE
Même lorsqu’elle a soif, ma mère ?
CROBYLE
C’est alors qu’elle s’observe davantage, ma fille. Elle ne parle pas plus qu’il ne faut, ne raille point les convives, ne regarde que celui qui l’a payée. Aussi tout le monde l’aime.
Lorsqu’il faut se mettre au lit, elle ne montre ni lasciveté, ni froideur ; son unique objet est de donner du plaisir à son amant et de le rendre amoureux. C’est là surtout ce que tous les hommes approuvent en elle. Si tu retiens bien cette leçon, nous serons bientôt l’une et l’autre au comble du bonheur et tes attraits bien supérieurs aux siens… (ô Adrastie, pardon ! je ne dis rien de plus : que tu vives seulement !)
CORINNE
Dis-moi, ma mère, tous ceux qui m’entretiendront ressembleront-ils à Eucrite, avec qui j’ai couché hier ?
CROBYLE
Non : il y en aura de plus beaux, d’autres seront plus robustes, d’autres aussi n’auront pas une figure aussi agréable.
CORINNE
Et il faudra que je couche aussi avec ceux-là ?
CROBYLE
Plus encore qu’avec les autres, car ce sont ceux qui payent le mieux. Les beaux hommes ne veulent payer que de leur personne. Songe principalement à te faire des amants généreux, si tu veux qu’un jour on dise de toi, en te montrant : « Voyez Corinne, la fille de Crobyle, comme elle est riche ! et que sa mère est heureuse ! » Oui, te le feras, j’en suis sûre, et bientôt tu surpasseras toutes tes rivales. À présent, va prendre un bain, car le jeune Eucrite pourrait revenir aujourd’hui, il me l’a promis.