Inésilla– Voici mon tour venu, dit Emma à son oncle en lui présentant le billet qui portait le mot Espagne.
– Aussi je commence tout de suite, mon enfant lui répondit M. de Kernoël.
En 1802, le bâtiment à bord duquel j’étais officier se trouvait en station devant Barcelone, et, toutes les fois qu’il m’était possible de descendre à terre, j’allais dans les meilleures sociétés de la ville. Or, un soir de l’automne, un soir où l’air était embaumé par le parfum des jardins qui entourent de toutes parts la capitale de la Catalogne, je me trouvais dans une réunion composée des plus riches habitants, des hommes les plus spirituels et des plus belles femmes, des plus belles jeunes filles du pays. Or, parmi ces dernières, chacun en remarquait une dont la figure, blanche et transparente comme de beau marbre, était encadrée dans une résidille noire ornée de rubans et de paillettes. C’était Inésilla, la fille unique des maîtres de la maison, avec lesquels j’avais contracté une liaison agréable depuis mon séjour en vue de Barcelone. Dans l’éclat de sa beauté, Inésilla paraissait avoir dix-huit ans, mais réellement elle n’en avait que quatorze ; et la légèreté, l’étourderie de ses propos, ne tardèrent pas à convaincre tous ceux qui l’écoutaient qu’elle n’était encore qu’une enfant.
– Quand je serai mariée, disait-elle au moment où je l’examinai, je veux que mon mari me mène à tous les bals, à tous les spectacles ; je veux avoir tout ce qu’il y aura de plus nouveau en meubles, en bijoux, en toilette.
Je ne pensais pas qu’en parlant de cette façon Inésilla comptât donner aux jeunes gens qui l’entouraient le désir de la demander en mariage, et, quant à moi, je déclare que les projets de la jeune personne m’auraient beaucoup fait réfléchir si j’avais prétendu à sa main. Il devait pourtant y avoir un jour dans cette main beaucoup d’or ; mais quelle est la fortune qui peut résister à la prodigalité et à la soif de la dépense, cette soif qui, plus on la contente, plus elle s’accroît ?
Du reste, et comme je viens de le dire, le père d’Inésilla, don Mendez, était un riche armateur : aussi sa maison, située sur le port, brillait-elle d’une somptuosité renommée dans toute la Catalogne ; ce n’était point toutefois le luxe de ses salons dorés qui excitait mon admiration, mais bien la vue dont on jouissait de la terrasse. Là, on avait devant soi le port, puis la rade, puis au-delà la haute mer, et, dans un lointain indécis, l’île de Minorque. Le soleil se couchait, la lune pleine était déjà sur l’horizon, et, tandis qu’à cette double et suave clarté, je contemplais ces flots éternels, j’entendis deux voix derrière moi :
– Voyez-vous ce bâtiment qui va entrer ? c’est le sien : je l’ai reconnu de là-haut avec la lunette d’approche, lorsqu’il était au large.
– Alors don Pablo ne nous aura pas manqué de parole, il viendra ici passer la fin de la soirée.
En effet, un bâtiment entrait en ce moment même ; bientôt je le vis aborder au pied du môle et les passagers débarquer un à un.
– Le voici, c’est vrai ; voici Pablo, dit un des interlocuteurs.
Et je ne tardai pas à apprendre de leur entretien que ce Pablo, fils d’un riche négociant à Port-Mahon, à Minorque, était l’époux futur d’Inésilla, de cette Inésilla dont je n’aurais pas voulu pour femme. Quant à lui, il venait afin de contracter cette union projetée depuis longtemps : on se marie si jeune dans ces contrées du Midi !
Ce que je venais d’entendre me rendit curieux d’assister à l’entrée de don Pablo dans le salon, et j’avoue que j’avais, en ceci, une petite pensée malicieuse : je voulais voir si Inésilla n’userait pas, en présence de son fiancé, de la dissimulation dont les jeunes filles à marier se rendent souvent coupables, au grand péril de leur avenir, et si elle ne s’efforcerait pas de lui apparaître simple, modeste, économe ; tandis qu’elle était le contraire de tout cela. Elle ne se crut pas obligée à ces fausses démonstrations, parce que don Pablo était lui-même très prodigue, sans ordre, et fort enclin à la dépense. Hélas ! il me suffit de le voir un instant près d’elle, il me suffit d’entendre leurs projets de luxe et de faste, pour concevoir de tristes pressentiments.
Il n’en était pas de même dans le salon : don Mendez et sa femme, dont Inésilla était la fille unique, témoignaient la joie la plus complète, et, lorsque je sortis à onze heures pour retourner à bord de mon bâtiment, je rencontrai la bonne vieille Christine, gouvernante de doña Mendez, puis nourrice d’Inésilla ; l’excellente femme, alors dans le ravissement le plus expansif, le plus bavard, trouva moyen de me dire en deux minutes que la señorita se mariait dans quinze jours, que don Pablo la rendrait heureuse, oh ! bien heureuse… – il était si aimable !… – et que le nouveau ménage resterait à Barcelone. Elle ne put achever cette dernière phrase sans avoir dans les yeux deux grosses larmes de joie. Elle ne perdait donc pas son Inésilla, sa bien-aimée Inésilla, sa fille de lait.
Ces informations que la babillarde Christine m’avait données dans son effusion, je les reçus bientôt officiellement avec l’invitation d’assister à la cérémonie nuptiale. Or, deux jours avant cette grande solennité, j’étais venu visiter le couvent de Saint-François, et je me promenais dans son magnifique cloître, lorsque j’aperçus, tout au bout des arcades, Christine, doña Mendez, puis bientôt je vis, à quelques pas de don Pablo, Inésilla dans un costume si magnifique, qu’il contrastait désagréablement avec l’austérité du monastère. Près d’Inésilla était un moine, un frayle, un bon frère que je connaissais pour le religieux le plus exemplaire, le plus accompli de toute la Catalogne, de toute l’Espagne peut-être : se tenant toujours avec soin dans sa cellule, ou au pied de l’autel, il ne descendait jamais des soins du ciel aux choses de la terre que pour donner de bons et salutaires avis. Puissant conseiller au nom de la religion, il venait sans doute d’exercer auprès d’Inésilla son bienfaisant ministère, il est probable que le luxe de la fiancée avait été le texte de quelques-uns de ces avertissements.
– Mon père, lui dit la jeune fille, merci, merci de vos bons conseils.
Bons, ils devaient l’être, venant de la part de ce frayle ; mais Inésilla les trouverait-elle longtemps bons ? Le surlendemain, qui fut le jour de la noce, les avis du religieux étaient bien oubliés à coup sûr. Jamais plus de faste n’entoura le mariage de la fille d’un grand d’Espagne de première classe, et, lorsque, au sortir des carrosses éclatants qui avaient amené à l’église les amis et la famille, la longue file des femmes entra sous les ténébreuses voûtes de l’église de Sainte-Eulalie, on eût cru voir un ruisseau scintiller dans la solennelle obscurité de la cathédrale : c’étaient les diamants dont toutes les femmes étaient couvertes. Inésilla, manquant au bon goût pour déployer son luxe, s’était chargée de joyaux, au lieu d’être simple comme il convient à une jeune épouse. Quant à Christine, peu sensible à ces convenances, elle trouvait Inésilla admirable et ne regrettait qu’une chose : c’était que l’on n’eût pas conservé l’antique coutume, qui voulait qu’autrefois, dans tous les mariages catalans, les hommes marchassent derrière les femmes en mémoire des hauts faits que celles-ci accomplirent contre les Maures.
Bien que l’on n’eût pas observé ce galant usage, cependant le mariage d’Inésilla et de Pablo fut célébré avec la plus grande pompe. Les orgues les avaient salués à leur entrée par un tonnerre d’harmonie, et, lorsqu’au milieu de la foule qui se pressait sur leur passage, ils sortirent de la cathédrale, le solennel chant de l’orgue gronda encore sur leurs têtes, puis ils franchirent le seuil, et le cortège nuptial rentra à l’hôtel de don Mendez, pour commencer les huit jours de fêtes somptueuses qui devaient célébrer l’union de Pablo et d’Inésilla. J’y assistai : jamais je n’avais vu pareille splendeur de bals, de banquets, de toilettes renouvelées presque à chaque heure. Inésilla exécutait de point en point les projets qu’elle avait faits avant son mariage, et, don Pablo s’y prêtant de tout son cœur, elle ne laissait échapper aucune occasion de déployer son luxe et sa somptuosité. Je n’allais jamais, à la chute du jour, faire ma promenade sous les ombrages du Paseo Nuevo, sans rencontrer le jeune ménage dans une voiture nouvelle ou tirée par un attelage nouveau. La veille, c’était une parure de diamants qui avait ébloui la foule élégante réunie sur les remparts, d’où la vallée est si belle à voir ; le lendemain, ces diamants ne plaisaient plus à Inésilla, et de précieuses perles fines les avaient remplacés. Au spectacle, au combat de taureaux, elle voulait toujours éclipser la femme du gouverneur général, et les plus opulentes dames de la ville.
Toutes les fois que je venais à terre, j’assistais au progrès de ce luxe et de cet amour des plaisirs ; mais en 1803, à la suite de la rupture de la paix d’Amiens, paix si courte et si brutalement violée par le gouvernement anglais, le bâtiment que je montais dut prendre la mer et s’éloigner de Barcelone. Toutefois j’y avais fait un assez long séjour pour établir des relations d’amitié, et une correspondance aussi suivie et aussi exacte que les circonstances le permettaient me tint au courant de tout ce qui concernait Inésilla et Pablo.
Leur commerce devenait de plus en plus florissant, et le faste, les somptuosités, croissaient avec l’opulence de la maison, sans qu’une pensée d’économie et de réserve pour l’avenir vint à la pensée d’Inésilla, et même de Pablo. Il l’aimait tant, qu’il avait pour elle la faiblesse que nous avons à grand tort pour les enfants que nous gâtons : il contentait ses moindres caprices. Il eût cependant été sage de mettre un terme à des prodigalités qui s’opposaient à l’application du proverbe castillan : Ouvre la porte au bon jour, et prépare-toi pour le mauvais.
Et le mauvais jour de l’adage était de plus en plus imminent. C’est en 1812 que je reçus les dernières nouvelles, et l’imprudent ménage n’avait rien préparé pour le jour des catastrophes. Une autre circonstance bien fatale pour l’avenir d’Inésilla, ce fut la mort presque simultanée de don et de doña Mendez. Ainsi elle n’avait plus de conseillers affectueux, sincères, intimes. Il n’eût pas été, suivant moi, plus malheureux pour un aveugle de perdre son guide qu’il ne le fut pour Inésilla de perdre sa mère, et la pauvre femme témoigna en mourant, me dit-on, les mêmes craintes que moi.
Trois ans s’écoulèrent sans que j’entendisse parler de Barcelone : j’avais passé tout cet espace de temps dans de lointaines régions ; mais, en revenant en France, je devais croiser avec ma frégate, dont j’étais alors capitaine, sur les côtes de la Catalogne j’eus donc tout naturellement l’occasion de revoir Barcelone, et par conséquent Pablo et Inésilla. Il m’avait suffi de me présenter dans leur hôtel pour être invité à une fête qui devait avoir lieu le lendemain. Je m’y rendis et fus témoin d’un déploiement de luxe aussi ridicule qu’il était imprudent de la part d’un armateur dont la fortune dépendait d’une tempête, d’un ouragan, d’un souffle de Dieu. Telle fut l’observation que firent dans les salons mêmes, et en jouissant de ces prodigalités, plusieurs négociants qui allaient jusqu’à dire que don Pablo cherchait à oublier, dans cette folie de dépenses et de fêtes, la position difficile où il se trouvait.
Ces paroles inquiétantes me troublaient, car j’aimais Inésilla, Inésilla que le ciel venait de rendre mère, et je cherchais à attribuer ces propos que j’avais entendus à quelque malveillante rivalité, lorsque, au moment où je sortais pour retourner à mon bord, je sentis une main toucher doucement mon bras, j’entendis une voix murmurer presque tout bas :
– Senor ! senor !
Je m’arrêtai ; c’était la bonne vieille Christine qui m’abordait ainsi. Après m’avoir dit d’un ton affectueux qu’il y avait bien longtemps qu’elle ne m’avait vu, que depuis ce temps-là il s’était passé bien des choses, sa voix s’altéra au souvenir de ses vieux maîtres, et elle éclata tout à coup en soupirs à demi comprimés :
– Ô monsieur ! me dit-elle, ô senor ! si vous saviez !… mais vous étiez l’ami de don Mendez et de sa femme, vous aimiez aussi ma petite Inésilla… vous l’aimez encore, n’est-ce pas ? Eh bien, je puis tout vous dire. Tenez, monsieur, je ne sais pas comment tout cela finira. Cette armée de laquais qui me méprisent, moi, la pauvre bonne vieille, et qui traitent bien mal la nourrice de leur maîtresse… mais elle ne le sait pas… Eh bien, cette armée de laquais ruinera la maison, je le prédis. Je vous le demande, y a-t-il moyen de tenir à un train de vie tel que celui que vous venez de voir ? Table ouverte tous les jours, fête, musique, bals, que sais-je ? y a-t-il moyen de résister à cela ? Aussi j’ai entendu l’intendant dire que déjà il a fallu vendre les terres que mon maître don Mendez avait possédées entre Barcelone et Tortose, on n’a gardé que le château, parce que cela brille, mais je crois bien qu’il y passera aussi quelque jour, et bien d’autres choses encore. Et quand on pense qu’il suffit d’une tempête qui engloutisse les bâtiments de don Pablo pour réduire le ménage à la misère ; et alors ma pauvre Inésilla et sa charmante petite Maria, monsieur, que deviendront-elles ?
Les révélations que Christine venait de me faire m’affligèrent, mais elles ne me surprirent aucunement, et l’excellente vieille, voyant que j’allais y couper court pour retourner à mon bord, se hâta d’arriver en quelques mots à la conclusion, et elle me supplia de donner quelques avis, quelques avertissements à Pablo et à Inésilla dont la conduite insensée menaçait leur avenir et celui de leur fille Maria. Au nombre des personnes que mettaient en péril les folles dépenses d’Inésilla et de Pablo, Cristina ne s’était pas nommée, et pourtant je savais que doña Mendez, du haut de son lit de mort, avait recommandé à sa fille d’assurer une vieillesse aisée et heureuse à sa bonne nourrice.
Ce fut surtout la pensée du sort réservé à Christine qui me décida à hasarder près de Pablo et d’Inésilla quelques conseils ; mais ils furent mal accueillis, on me demanda en quelque sorte de quoi je me mêlais, et je dus me taire. Puis, rappelé dans un port de France pour entreprendre diverses expéditions lointaines, je ne retournai plus à Barcelone, je n’entendis même plus guère parler de ce qui s’y passait, jusqu’à la fatale année 1821.
Cependant j’en avais assez appris pour savoir que mes tristes prévisions se réalisaient de plus en plus.
Un soir, dans un bal que les officiers d’une de nos colonies nous avaient offert, je dansais avec une jeune femme qui portait à son cou un collier de si magnifiques diamants, que je ne pus cacher mon admiration :
– En effet, me répondit-elle, ils sont bien beaux : mon mari vient de me les rapporter d’Espagne, où il les a achetés dans une vente faite pour le compte d’un armateur nommé don Pablo.
– Don Pablo ! répétai-je, et ce cri fut comme l’écho d’un coup que j’eusse reçu au cœur. Don Pablo ! que lui est-il donc arrivé ?
Ma danseuse ne put m’en donner d’autres nouvelles, et je fus réduit à mille conjectures sinistres. Pour qu’Inésilla se fût décidée à vendre ses parures, ce qui la faisait briller, il fallait qu’elle fût dans une position bien critique. Tant que dura le bal, et longtemps depuis lors, je pensai à cette éclatante famille qui naguère encore éblouissait Barcelone. Quel était son sort actuellement ? En mer, et pendant les longues heures que je passais sur le pont, lorsque je ne songeais pas à vous, mes amis, j’étais poursuivi de l’image d’Inésilla si opulente naguère, peut-être aujourd’hui si pauvre. La petite Maria, destinée à une vie de richesse, avait donc été dépouillée de ces biens qui devaient lui appartenir et dépouillée par la folie de ses parents ; et la pauvre Cristina, la nourrice, la gouvernante affectionnée, elle dont une voix mourante avait recommandé les vieux jours à Inésilla, Cristina avait-elle été sauvée du naufrage ?
Puis, après ces longues et pénibles réflexions, je me disais que sans doute je m’exagérais tout cela, comme il arrive lorsqu’on est loin d’objets qui nous inquiètent. Hélas ! je n’exagérais rien ! J’étais loin au contraire d’avoir supposé un instant la réalité.
Un jour donc, en 1821, étant en rade de Brest, je reçus l’ordre de prendre à mon bord de généreux médecins qui se rendaient avec empressement à Barcelone décimée, et plus que décimée par une horrible peste nommée la fièvre jaune. À ces médecins s’étaient joints plusieurs de ces anges de charité nommés sur terre filles de Saint-Vincent de Paul. Nous partîmes donc sur-le-champ, et fîmes force de voiles pour arriver le plus tôt possible au secours de cette population mourante.
De quelles bénédictions on salua la venue de nos dévoués médecins et de leurs angéliques compagnes, dans ce lieu de désolation ! Barcelone était la ville du deuil et de la mort. Lorsque du pont de mon navire je la contemplais morne, silencieuse, je me rappelais avec une émotion qui me serrait le cœur le murmure de chants, de sons des castagnettes, de concerts, de bruits joyeux que nous apportait autrefois le vent de terre. Aujourd’hui c’était la paix sinistre d’un tombeau. Cette belle et vaste maison où jadis Pablo et Inésilla tenaient de bruyantes et splendides assemblées, les larges fenêtres en étaient closes. Ils étaient déserts et couverts de mousse, ces balcons du haut desquels j’avais tant de fois admiré la rade. Où était Inésilla, où étaient Pablo et leur enfant, et Cristina ?
À toutes ces questions je reçus une sinistre réponse, un matin que le service m’avait appelé à terre : don Pablo, réduit aux dernières extrémités par sa folle conduite et par des catastrophes successives, avait cédé au désespoir. Terminant sa vie par un crime, il s’était brûlé la cervelle… Quant à Inésilla, on ne put m’en rien dire, sinon qu’elle était dans un village des environs et y mourait de faim sans doute, à moins que la fièvre jaune n’eût mis un terme à la triste vie d’elle et de son enfant.
Plongé dans les réflexions que m’inspirait une telle catastrophe, je marchais à pas lents sur la plage, lorsque j’entendis mon nom prononcé par une voix épuisée :
– Ô senor, senor ! me reconnaissez-vous ?
– Cristina ! m’écriai-je ; où est votre maîtresse ?
– Hélas ! me répondit la pauvre Cristina, bien mal, bien mal, mon Dieu !
– Conduisez-moi vers elle ; je veux la voir, la soulager si je le puis.
– Ah Dieu !
Cristina ne put répondre que par cette exclamation, tant sa voix était étranglée par les sanglots, tant il y avait de larmes dans ses yeux rouges comme du sang. Après une silencieuse marche d’un quart d’heure à mes côtés, elle me devança pour aller ouvrir la porte de la plus misérable cabane que j’eusse jamais vue. Là, sur un grabat de paille, était étendu un corps long, jaune, sans mouvement.
– Inésilla, Inésilla ! m’écriai-je.
Une figure hâve se souleva, et deux grands yeux presque éteints se fixèrent sur moi :
– Inésilla, repris-je, – me reconnaissez-vous ? C’est le capitaine,… – l’ami de votre père, – votre ami.
Elle me tendit la main, – une main décharnée ; – et après un soupir que je crus être le dernier de sa vie :
– Maria,… mon enfant ! elle est là, morte par ma faute !…
Et, en disant cela, elle me montrait le cadavre de sa fille couché à côté d’elle.
– Mon mari !… c’est par ma faute aussi qu’il est mort ; et Cristina !… Cristina, je l’ai laissée sans pain. Je vais mourir avec le remords de n’avoir pas obéi au dernier vœu de ma mère. – Adieu !… pardon !… pardon !…
En disant ces mots, Inésilla expira. Avec l’argent que j’avais destiné à venir au secours de cette misérable victime de la prodigalité, je fis entrer Cristina dans un hospice où elle a terminé ses jours paisiblement, mais dans un deuil qu’elle ne quitta jamais.