Récits du capitaine Kernoël
Récits du capitaine KernoëlLe capitaine de vaisseau Yves Kernoël, après une longue suite d’années consacrées tout entières à son pays, jouit, depuis un an, du repos qu’il a si bien mérité par les services rendus à la France, soit comme voyageur armé, comme militaire, soit comme voyageur pacifique, comme savant et auteur d’utiles découvertes. Véritable encyclopédie, l’esprit du capitaine Kernoël s’étend sur l’ensemble des sciences et des arts nécessaires à l’exercice de la profession qui a si honorablement occupé sa vie. Mathématicien, physicien, géomètre, il connaît tout, depuis la dernière manœuvre qui concourt à l’ordre admirable d’un vaisseau de haut bord jusqu’à la plus cachée des étoiles, ces flambeaux que la main du Tout-Puissant a allumés pour guider les navires sur les ténèbres des mers. Astronome, géographe également profond, il sait la topographie du ciel presque aussi bien que celle de la terre ; mais que serait la géographie sans le dessin, qui permet au voyageur de conserver pour les autres et pour soi la mémoire de ce qu’il a vu, les paysages et les hommes ? Le capitaine Kernoël, excellent dessinateur, a fixé sur un album ses divers souvenirs, en y reproduisant les tableaux de quelques scènes dont il a été le témoin ou qui lui ont été racontées en différentes parties du globe, car toutes les précieuses qualités qu’il possède comme voyageur sont complétées par la connaissance des principales langues que parle la race humaine. Aussi cet album, qu’il sait animer par les plus intéressantes narrations, est-il l’objet de la curiosité universelle, et, toutes les fois que le capitaine est à Paris, sa nombreuse famille, petite et même grande, met avidement à contribution sa mémoire si abondamment et si pittoresquement ornée.
Or, un soir du printemps dernier, M. Kernoël, arrivé de la veille à Paris, avait à soutenir un véritable siège de la part de cette bruyante société, dont les douze membres atteignent à peine à eux tous le chiffre de cent cinquante ans, carrière dont on a vu plus d’un vieillard des pays du Nord toucher et même dépasser le terme.
– Grand-oncle, embrassez-moi.
– Grand-père, contez-moi quelque chose.
– Je t’en prie, montre-nous tes images, grand-oncle.
Et alors le capitaine Kernoël, qui ne savait pas résister aux prières caressantes de sa petite-nièce Jenny, venait d’ouvrir l’album dont nous avons parlé. Cette circonstance augmenta encore l’empressement avec lequel la turbulente réunion se foulait autour du capitaine, qui tenait sur ses genoux le livre si curieux. Alors se manifestèrent, chez ces petits êtres, les passions qui se manifestent chez les hommes, dans des occasions qui ont pour eux non moins d’importance que n’en avait pour les enfants l’exhibition de l’album, près duquel chacun d’eux voulait avoir la première place. C’est pour avoir la première place aussi que les grandes personnes se disputent et se déchirent.
Et, sans parler au figuré le moins du monde, il aurait fort bien pu y avoir quelque veste, quelque robe déchirée dans la lutte qui s’engagea entre les curieux. Tout à fait livrés à la passion qui les dominait en ce moment, l’avide désir de voir le plus à l’aise, ils ne s’occupaient pas un instant de savoir s’ils n’étouffaient pas leur grand-père, leur grand-oncle, et encore bien moins songeaient-ils au mal qu’ils pouvaient faire à ceux qu’ils repoussaient violemment.
Le capitaine Kernoël voyait avec chagrin que cette lutte mettait à découvert le plus odieux de tous les vices, l’égoïsme, qui, grandissant, rend l’homme incapable de charité, de dévouement, d’amour pour son pays et ses compatriotes ; l’égoïsme, qui le pousse à ne penser qu’à lui, et, par conséquent, à ne jamais penser aux autres. Alphonse, jeune garçon qui accomplissait sa treizième année, montra dans cette avide guerre aux places la plus égoïste brutalité, et, secondé par sa force, il écartait à coups de coudes compagnons et compagnes, sans égard même pour ses petites cousines, sans écouter les réclamations que tous faisaient entendre :
– Tu me fais mal, Alphonse ! – Tu m’étouffes, Alphonse ! – Laisse-moi voir aussi !
– Ah ! ma foi, tant pis ! répondait-il en s’installant carrément devant le livre, qu’il aurait volontiers pris dans les mains de son grand-oncle. Ça m’est bien égal ! tiens ! je veux voir à mon aise ; pourquoi me gênerais-je pour les autres ?
– Pourquoi ? répliqua le capitaine Kernoël, parce qu’il faut, mon enfant, savoir se gêner pour tout le monde. Que t’adviendrait-il en ce moment si chacun, aussi brutal et aussi égoïste que toi, te résistait par la force ? Ce serait, à coup sûr, une jolie et édifiante scène dans ce salon ! Souviens-toi, mon enfant, qu’on ne peut être ici-bas courageux, charitable, utile à son prochain, qu’on ne peut même vivre en société qu’en apprenant de bonne heure à s’imposer des gênes, des privations. Cela soit dit pour toi, Oscar, qui, tout à l’heure, de peur de manquer une partie de jeu, refusais à ton cousin Henri de l’aider à achever le dessin qu’il doit livrer demain pour la loterie des pauvres.
– Et pourtant il m’avait promis qu’il m’aiderait, ajouta Henri, petit-fils du capitaine, studieux garçon de quatorze ans, et le sage, le Nestor de l’assemblée.
– Ah ! tu avais promis, Oscar ? Et tu manques à ta parole ! c’est encore plus mal, reprit M. Kernoël. Tu refuses de travailler pour les pauvres, et cela en refusant de tenir ta promesse : vois comme une mauvaise action en entraîne une autre. Tu n’aurais pas, je le vois, été capable de montrer l’héroïque fidélité du jeune Domnich, que moi j’ai vu aux îles Hébrides, et il était bien vieux alors.
– Domnich ! s’écrièrent plusieurs petites voix. Voilà son image dans le livre. Contez-nous cette histoire-là, je vous en prie.
– Non, non, j’aime mieux les montagnes de la Suisse et Fritz le chasseur.
– En effet, ce serait là, répondit le capitaine, une bonne histoire à raconter à Alphonse pour lui apprendre à être moins égoïste et à songer aux autres avant de songer à lui.
Alphonse baissa le nez en rougissant, Oscar fit de même : car le capitaine Kernoël, bon par excellence, était cependant doué d’une parole grave et sévère lorsqu’il croyait devoir donner une leçon ou un conseil. Il y avait alors dans sa voix, habituée au commandement, une assurance et une fermeté d’autant plus imposantes, qu’elles succédaient à des mots pleins de tendresse, d’indulgence, qui, du reste, ne tardaient pas à remplacer cet accent un peu sévère.
C’est ce qui arrivait déjà pour Alphonse et Oscar. Ils s’étaient jetés dans ses bras en lui demandant à savoir les aventures de Fritz le chasseur et de Domnich ; M. Kernoël, voyant dans cette démarche une preuve de repentir, leur avait pardonné et allait les satisfaire, lorsque chacun éleva la voix en confusion :
– Moi, je voudrais connaître auparavant vos aventures en Arabie, grand-père.
– Moi, le naufrage sur la côte d’Afrique.
– Vous avez été en Chine, grand-oncle. Oh ! commencez par la Chine.
– Moi, j’aime mieux le Canada. – D’abord le Canada !
– Et moi, les îles Marquises !
– Eh bien, eh bien, mes enfants ! Est-ce que vous allez faire comme dans certaines grandes réunions d’hommes où tous parlent à la fois, demandant une chose différente, et où personne n’obtient ce qu’il réclame. Il faut de l’ordre dans tout et avant tout ; chacun aura son tour, et nous commencerons par satisfaire le plus âgé. – Respect à l’âge, mes enfants !
– Mais, grand-oncle, moi j’ai le même âge que mon cousin Oscar, dit Edmond, nous sommes nés le même jour, à la même heure.
– Et moi donc ! j’ai eu dix ans hier, comme Jenny, s’écria Anna.
– Oui, j’ai dix ans, juste autant qu’Anna, s’écria Jenny à son tour.
– Comment faire alors ? demanda le capitaine.
– Si nous tirions au sort ! dit Henri, le sage de la troupe, comme l’on sait.
– Tu as raison, mon enfant : la volonté du sort est une des mystérieuses voies par lesquelles Dieu transmet souvent ses ordres aux hommes ; consultons donc cet imposant tribunal du sort.
Alors le capitaine Kernoël dit à chacun des jeunes assistants d’écrire sur une carte le nom d’un des pays représentés par les dessins de l’album, ce qui se fit tout aussitôt ; et alors, prenant un des vases de porcelaine du Japon qui ornaient la cheminée, il y jeta ces cartes une à une en les lisant :
– Suisse, – Espagne, – Écosse, – Grèce moderne, – îles Marquises, – Chine, – Arabie, – Afghanistan, – côtes d’Afrique, – Inde, – Canada. – Mais, ajouta M. de Kernoël, cela ne fait que onze billets ; et vous êtes douze. Je ne veux point qu’il y ait de perdant.
Or le douzième membre de la société qui s’agite devant nous, c’était Emma, nièce du capitaine. Elle avait d’abord fait partie de la joyeuse b***e ; mais, lorsqu’elle vit l’assaut donné à M. de Kernoël par ses cousins ou cousines, elle ne jugea pas de la dignité de ses quatorze ans accomplis de prendre part à cette espèce de soulèvement, et alla se mêler à de jeunes personnes ou à de nouvelles mariées qui causaient paisiblement dans un autre coin du vaste salon. Cependant la conversation était devenue aussi fort animée à l’occasion d’un propos étourdiment lancé par Emma.
– Moi, quand je serai mariée, avait-elle dit, je veux que mon mari me mène à tous les bals, à tous les spectacles, je veux avoir tout ce qu’il y aura de plus nouveau en meubles, en bijoux, en toilettes.
En entendant ces beaux projets de dépense et de prodigalité, de bonnes ménagères et même quelques jeunes femmes qui commençaient à voir ce que c’est qu’un ménage avaient représenté d’une voix unanime à Emma combien étaient fous ces desseins qu’elle exprimait avec un je veux si absolu : elles lui expliquaient comment ces extravagantes pensées de désordre et de ruine n’étaient excusables qu’à cause de son inexpérience, et Emma, tranchante comme vous l’avez vue, avait un défaut qui va nécessairement de compagnie avec celui qu’elle venait de révéler : elle était peu accessible aux observations, quelque justes qu’elles pussent être, ne les supportait qu’avec impatience, et sans doute elle était sur le point de dire une sottise de plus, lorsque le capitaine, qui, à travers les caquetages des enfants, avait fort bien entendu tout ce qu’elle avait dit, l’appela pour la tirer du mauvais pas où elle allait s’avancer davantage, et elle, accourant vers M. de Kernoël :
– Me voici, mon oncle, voici votre douzième, je veux avoir ma part, poursuivit-elle en venant s’appuyer gracieusement au dos du fauteuil de M. de Kernoël. Je serais bien fâchée de perdre ce qui me revient, car vous avez vu tant de pays, que vos récits doivent être bien curieux, autant pour le moins que les peintures de l’album.
– Eh bien, cet album sera le douzième lot, le lot de celui de vous qui n’aura obtenu du sort aucun récit particulier. Tout en disant cela, M. de Kernoël écrivit lui-même le mot album sur une carte qu’il envoya rejoindre les autres dans le vase de porcelaine du Japon.
C’est pour le coup que chacun des assistants, qui, tout à l’heure, demandaient l’un la Chine, l’autre l’Arabie, l’autre l’Amérique, firent tous des vœux pour amener le billet de l’album. Le sort seul devait en décider par leurs mains mêmes ; nul n’aurait donc à se plaindre : mais dans quel ordre chacun devait-il tirer ? Ici se renouvelait le premier embarras. Douze noms ayant été mis dans un chapeau, la petite Marie, la plus jeune de la jeune société, consulta de sa blanche main le mystérieux oracle du hasard, et dès lors chacun sut avant et après qui il devait puiser son lot dans le vase du Japon.
– Commençons, commençons tout de suite ! s’écria l’assemblée.
– D’accord, mes amis, répondit M. de Kernoël ; mais vous comprenez qu’il me serait impossible de faire, dans une seule soirée, honneur aux onze billets aux termes desquels j’aurais à vous raconter onze histoires : il faut partager cela en quatre séances, et vous avez tout juste quatre soirées de vacances pour les fêtes de Pâques. Nous les emploierons ainsi, à moins que quelque réunion qui vous amuserait davantage ne vienne à la traverse.
– Oh ! non… nous aimons bien mieux vous entendre ! dit chacun des candidats à la possession de l’album, que tous désiraient de bon cœur.
Or les trois premiers appelés par le sort à interroger cette mystérieuse loterie étaient Alphonse. Emma et Oscar.
– J’ai la Suisse, dit Alphonse, l’histoire de Fritz le chasseur.
– Moi, dit Emma après avoir tiré à son tour, moi, j’ai l’Espagne.
– L’Écosse ! l’histoire de Domnich, voilà ce que j’ai, dit Oscar.
– À présent on peut commencer, n’est-ce pas ?
Et chacun de se presser autour de M. de Kernoël ; chacun, j’ai bien dit, car les grandes personnes, rapprochant la table à ouvrage, vinrent écouter et ne travaillaient qu’à demi : elles savaient par expérience que les narrations du capitaine, intéressantes et instructives pour les enfants, n’avaient souvent pas moins d’intérêt et d’utiles enseignements pour les grandes personnes, et M. de Kernoël commença.