Notice sur Le Sage-2

1126 Words
Qui le croirait cependant ? après cet ouvrage éminent qui devait le rendre le maître de la comédie française, Le Sage fut bientôt obligé de s’éloigner de cet ingrat théâtre qui ne le comprenait pas. Il renonça, lui, l’auteur de Turcaret, à la grande comédie, pour écrire, en se jouant, la comédie frivole, de petits actes mêlés de couplets qui faisaient la joie du théâtre de la foire Saint-Laurent, du théâtre de la foire Saint-Germain. Malheureux exemple que Le Sage a donné là en dépensant sans prévoyance tout son esprit, au jour le jour, sans pitié pour lui-même, sans profit pour personne. Quoi ! l’auteur de Turcaret remplir tout à fait le même office que M. Scribe, perdre son temps, son style et son génie, à cette comédie légère qu’un souffle emporte ! Et les comédiens français ne se sont pas inquiétés, et ils n’ont pas été se jeter aux genoux de Le Sage, le priant et le suppliant de prendre sous sa protection toute-puissante ce théâtre élevé par le génie et par les soins de Molière ! Mais ces comédiens imbéciles ne savaient rien prévoir. Toujours est-il que s’il avait renoncé au Théâtre – Français, Le Sage n’avait pas renoncé à la grande comédie. Toutes les comédies qui l’obsédaient au-dedans de lui-même, il les entassa dans ce grand livre qui a nom Gil Blas, et qui résume à lui seul la vie humaine. Que dire de Gil Blas qui n’ait pas été déjà dit ? Comment louer dignement le seul livre véritablement gai de la langue française ? L’homme qui a écrit Gil Blas s’est placé au premier rang parmi tous les écrivains de ce monde ; il s’est fait par la toute-puissance de sa plume le cousin germain de Rabelais et de Montaigne, le grand-père de Voltaire, le frère de Cervantes, le frère cadet de Molière. Il est entré de plein droit dans la famille des poètes comiques qui ont été eux-mêmes des philosophes ; dans cette même veine a été encore écrit le Bachelier de Salamanque, qui serait un charmant livre si le Gil Blas n’existait pas, si surtout, avant que d’écrire son Gil Blas, il n’avait pas écrit ce charmant livre intitulé le Diable Boiteux. Donc, sauve qui peut ! le Diable est lâché dans la ville, un Diable tout français, qui a l’esprit, la grâce et la vivacité de Gil Blas. Allons, prenez garde à vous, vous les ridicules et les vicieux, qui avez échappé à la grande comédie ; car, par un effet de cette baguette toute-puissante, non seulement vos maisons, mais encore vos âmes, seront de verre tout à l’heure. Gare à vous ! car Asmodée, le terrible railleur, va plonger son œil impitoyable dans ces intérieurs que vous croyez si bien cachés, et à chacun de vous il racontera son histoire secrète ; il vous frappera sans pitié de cette béquille d’ivoire qui ouvre toutes les portes et tous les cœurs ; il proclamera tout haut vos ridicules et vos vices. Nul n’échappe à ce gardien vigilant, à cheval sur sa béquille, qui glisse sur les toits des maisons les mieux fermées, et qui en devine les ambitions, les jalousies, les inquiétudes, les insomnies surtout. Considéré sous le rapport de l’esprit sans fiel et de la satire qui rit de tout, et sous le rapport du style, qui est excellent, le Diable Boiteux est peut-être le livre le plus français de notre langue ; c’est peut-être le seul livre qu’eût signé Molière après le Gil Blas. Telle fut cette vie toute remplie des plus charmants travaux et aussi des plus sérieux ; cet homme qui était né un grand écrivain, et qui a porté jusqu’à la perfection le talent d’écrire, a marché ainsi de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre sans jamais s’arrêter. On ne sait pas au juste le nombre de ses pièces ; à soixante-quinze ans, il écrivait encore un volume de mélanges ; il est mort sans se douter lui-même à quelle gloire il était réservé. Aimable et gai philosophe, il a été jusqu’à la fin plein d’esprit et de bon sens ; causeur agréable, ami fidèle, père indulgent, il s’était retiré dans la petite ville de Boulogne-sur-Mer, où il était devenu sans façon un bon bourgeois, à qui chacun prenait la main sans trop se douter que c’était un homme de génie. Des trois fils qu’il avait eus, deux s’étaient faits comédiens, à la grande douleur de leur noble père, qui avait gardé aux comédiens, comme on peut le voir dans Gil Blas, une rancune bien méritée. Cependant, Le Sage pardonna à ses deux enfants, et même il allait souvent applaudir l’aîné, qui s’appelait Monmenil, et quand Monmenil mourut, avant son père, Le Sage le pleura, et jamais, depuis ce temps, il ne remit le pied à la comédie. Son troisième fils, le frère de ces deux comédiens, était un bon chanoine de Boulogne-sur-Mer ; ce fut chez lui que se retira Le Sage, avec sa femme et sa fille, dignes objets de sa tendresse et qui firent tout le bonheur de ses derniers jours. Un des plus affables gentilshommes de ce temps-là, qui eût été remarqué par son esprit quand bien même il n’eût pas été un grand seigneur, M. le comte de Tressan, gouverneur de Boulogne-sur-Mer, a pu voir encore le digne vieillard la dernière année de sa vie ; sur ce beau visage ombragé d’épais cheveux blancs, on pouvait deviner que l’amour et le génie avaient passé par là. Le Sage se levait de très bonne heure, et tout d’abord il se mettait à chercher le soleil ; peu à peu les rayons lumineux tombant sur lui, la pensée revenait à son front, le mouvement à son cœur, le geste à sa main, le regard perçant à ses deux yeux ; à mesure que le soleil montait dans le ciel, cette pensée ressuscitée apparaissait, de son côté, plus brillante et plus nette, si bien que vous aviez tout à fait devant vous l’auteur du Gil Blas. Mais, hélas ! toute cette verve tombait à mesure que s’éloignait le soleil, et quand la nuit était venue, vous n’aviez plus sous les yeux qu’un bon vieillard qu’il fallait ramener à sa maison. Ainsi il s’est éteint un soir d’été ; le soleil s’était montré bien haut dans le ciel ce jour-là, et il n’était pas tout à fait couché quand Le Sage appela sa famille pour la bénir. Il n’avait guère moins de quatre-vingt-dix ans quand il est mort. Pour vous donner une idée de la popularité dont cet homme a joui, même pendant son vivant, je finirai par cette anecdote : Quand parut le Diable Boiteux, en 1707, le succès de cette admirable et ingénieuse satire de la vie humaine fut si grand, le public trouva si charmantes les vives épigrammes qu’il renferme, que le libraire fut obligé d’en faire deux éditions en huit jours ; le dernier de ces huit jours, deux gentilshommes, l’épée au côté, comme c’était l’usage, entrèrent dans la boutique du libraire pour acheter le roman nouveau : un seul exemplaire restait à vendre. L’un de ces gentilshommes veut l’avoir, l’autre le réclame ; comment faire ? Aussitôt, voilà nos deux acharnés lecteurs qui tirent leur épée et qui se battent au premier sang et au dernier Diable Boiteux. Mais qu’auraient-ils donc fait, je vous prie, s’il eût été question cette fois du Diable Boiteux illustré par Tony Johannot ? JULES JANIN.
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