II - Emma

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II EmmaLa terreur du capitaine, pour être un peu exagérée, ne paraît pas absolument sotte. Elle sera comprise de tous ceux à qui la nature a confié les fonctions gratuites du dragon des Hespérides. Lorsqu’on garde les oranges et qu’on n’en mange pas, on regrette de bonne foi qu’elles soient si belles et si appétissantes. Le cas d’un mari est tout différent : d’abord, les oranges sont pour lui ; ensuite, il a la ressource de les manger toutes, si ses dents sont bonnes, et de laisser le zeste aux voleurs. C’est pourquoi la même corvée qui chargerait de soucis le front d’un père ou d’un frère aîné, apparaît comme un jeu adorable à tous les jeunes maris. M. Bitterlin, qui s’était cru capable de prendre Sébastopol, ne savait pas s’il serait de force à défendre Emma. Ce n’était pas que la pauvre enfant semblât d’humeur à se laisser prendre, mais elle avait cette séduction irrésistible qui met en mouvement toutes les convoitises du s**e agressif. Les conservateurs des musées, des bibliothèques et de toutes les collections privées ou publiques vous diront qu’il y a dans chaque galerie un tableau, un livre, un bronze, dont la destinée est d’être volé, à l’exclusion de tous les autres. Ici, c’est un Elzévir ou un Alde pas plus grand que la poche, et relié si commodément qu’il vous tombe dans la main comme une noisette mûre. Là, c’est une figurine antique dont la beauté complice attire invinciblement le bras du voleur. Ailleurs, c’est un petit tableau, pur comme le diamant, qui non seulement fascine les gens de profession malhonnête, mais invite la vertu même à le glisser sous son manteau. Le président de Brosses était plus qu’homme de bien, puisqu’il était homme de justice : il faillit pourtant oublier tous ses devoirs devant un petit Corrège qui lui faisait les yeux doux, dans la galerie d’un prince romain. Emma semblait prédestinée au même sort que le petit Elzévir, le petit bronze ou le petit Corrège : Corrège n’a rien peint de plus frais, de plus velouté, de plus savoureux. Sa figure était semée de ce duvet impalpable que la nature répand sur la joue des pêches et sur l’aile des papillons ; poussière de jeunesse et d’innocence que le premier amour efface, et que les beautés fanées remplacent en vain par toutes les poudres du parfumeur. Doublement femme, puisqu’elle était blonde, elle voilait à demi-sous ses longs cils bruns deux grands yeux bleus, riants comme un ciel d’été. Les contours suaves de sa bouche, l’éclat de ses belles lèvres rouges, la blancheur de ses petites dents, légèrement écartées comme chez les enfants, la transparence nacrée de ses narines frémissantes, le dessin exquis de deux mignonnes oreilles qui se noyaient dans l’ombre dorée de ses cheveux, toutes les perfections harmonieuses de son visage formaient un ensemble nullement angélique, mais d’une provocante virginité. Ce n’est pas ainsi que Sasso Ferrato et Carlo Dolci rêvaient la Madone ; c’est ainsi que tous les peintres voudraient représenter Ève, et tous les hommes la rencontrer. M. Bitterlin avait exprimé grossièrement le vrai caractère de la beauté de sa fille. Rien n’est aussi divers que la beauté des femmes, si ce n’est l’impression qu’elle produit sur nous. Il y a des beautés héroïques qui nous inspirent des sentiments chevaleresques ; des beautés mélancoliques qui nous portent à la rêverie ; des beautés séraphiques qui nous jettent dans le mysticisme et nous conduisent au ciel par les chemins les plus escarpés ; des beautés vénéneuses qui conseillent le crime ; des beautés de ménage qui nous communiquent un désir immodéré d’être pères de famille et conseillers municipaux ; des beautés de kermesse qui nous donnent soif de bière ; des beautés pastorales qui nous font penser à boire du lait. Avec les femmes de Van Ostade, on aimerait à rendre du drap ; avec celles de Téniers, on se résignerait à fumer des pipes ; avec celles de Rubens, on ne détesterait pas de répandre sur la terre une cascade d’enfants joufflus ; avec celles de Van Dyck, on se plairait au métier de roi ; avec celles de Watteau, on mangerait de la crème de meringues dans des gamelles de bois de rose. En présence d’Emma Bitterlin, comme devant certains portraits de Titien et de Raphaël, on oubliait tous les intérêts, tous les devoirs, toutes les ambitions du ciel et de la terre pour ne penser qu’à l’amour. Comment ce gamin femelle, qui courait comme une araignée à longues pattes dans le phalanstère d’Auteuil, était-il devenu en moins d’un an la femme la plus désirable de Paris ? La nature garde avec un soin jaloux le secret de ces métamorphoses. Une fille sort un beau matin de son adolescence comme d’une coquille dont il ne reste rien. Tous les angles aigus dont la petite Emma semblait hérissée s’émoussèrent en quelques mois. Ses bras se remplirent, sa taille s’arrondit, son buste se modela comme s’il avait été mis en forme dans le moule d’une statue, sa figure se fit. Si ses mains restèrent rouges, ce fut uniquement pour sauver le principe et garder la couleur de la vertu : elles ne demandaient qu’à blanchir au plus tôt, et à devenir ainsi les plus belles mains du monde. Le changement fut si rapide que les compagnes d’Emma purent s’en apercevoir, quoiqu’elles vécussent tous les jours auprès d’elle. Elles éprouvèrent le même étonnement que des voyageurs arrivés la nuit dans un pays inconnu, lorsque le soleil levant leur découvre des forêts, des rochers, des rivières et un paysage délicieux qu’ils ne s’attendaient pas à voir. L’enfant apprit qu’elle était belle : ce serait grand miracle si une fille était la dernière à s’apercevoir de ces choses-là. Il n’était si petit miroir où elle ne parvint à s’admirer tout entière. Elle se comparait en elle-même à Cendrillon, et elle ne désespérait pas de monter un beau matin dans le grand carrosse d’or, attelé de six chevaux gris souris. Pourquoi non ? Elle souriait à son petit pied en méditant sur cette féerie. Sa première vocation avait été pour le professorat, ce pis-aller des filles qui n’ont ni beauté ni fortune, fille avait rêvé de finir ses jours à Saint-Denis, et d’accomplir entre quatre murs tout le voyage de la vie. On n’eut pas besoin de lui prêcher la résignation aux plaisirs du monde : elle se remontra bientôt à elle-même qu’elle avait une figure trop mondaine pour les fonctions austères de l’enseignement. Le premier accueil de son père la surprit un peu ; elle comptait sur une ovation domestique, Agathe seule l’admira sans réticence et lui dit qu’elle épouserait quelque fils de roi. Par malheur, il n’était pas probable que les princes viendraient la chercher rue des Vosges, au Marais, et M. Bitterlin semblait peu disposé à la conduire dans le monde. Le seul endroit où il pût la présenter était le café du Pas-de-la-Mule. Ce vieillard égoïste et refrogné avait construit autour de sa vie une muraille de la Chine ; lorsqu’il se vit un trésor à garder, il ne songea qu’à se fortifier davantage. Il craignait que ce petit être séduisant, mignon et portatif, ne fût volé par un larron d’honneur ; l’idée d’en faire don à quelque honnête homme n’était jamais entrée dans son esprit. Il méprisait souverainement cette politique des Anglais et des pères de famille, qui consiste à créer des débouchés pour les produits de leurs maisons. Aussi avare de son sang que de son argent, il trouvait naturel d’économiser pour ses vieux jours ses écus et sa fille. La première mesure qu’il prit fut de donner congé à son propriétaire d’Auteuil ; il craignait les jeunes gens du phalanstère et la liberté de la campagne. Il signifia à l’enfant qu’il ne la perdrait jamais de vue, et qu’elle ne se mettrait pas même à la fenêtre sans lui. Emma prit en bonne part cette menace et toutes les sévérités de son père : les oisillons se trouvent bien en cage jusqu’au jour où leurs ailes sont venues, et l’on ne sent le besoin de la liberté que lorsqu’on en a l’emploi sous la main. Elle accepta sans murmure toutes les lois que M. Bitterlin crut devoir promulguer dans la maison. Elle se laissa mettre sous clef, elle consentit à ne voir personne, elle joua à la princesse enfermée dans la tour, sans soupçonner qu’à ce jeu elle pouvait gagner les chevrons de vieille fille. La seule chose qui lui causât quelque ennui était la grimace de son père. Elle souffrait de se voir entourée d’un personnage si morose, et elle tenait à honneur de l’apprivoiser un peu. Le désir de plaire, inné chez toutes les femmes, était dominant chez elle, au point que si un indifférent l’avait regardée sans sourire, elle aurait éprouvé comme le sentiment d’une défaite. Elle avait commencé l’apprentissage de la grâce, du temps qu’elle avait sa figure à faire pardonner ; après la métamorphose, die trouvait impertinent qu’on lui fit mauvais visage lorsqu’on n’était ni sourd ni aveugle, et qu’on était son père par-dessus le marché. Elle se mit donc à entourer M. Bitterlin d’un réseau de petits soins et de mignardises où tout autre que le capitaine aurait été pris. Elle lui fit une cour assidue ; elle le câlina comme à la tâche ; elle épuisa pour lui seul cette somme d’amour qu’une fille de dix-sept ans dépense comme elle peut, en caresses aux petits chats et en baisers aux petits oiseaux. Mais plus doucement elle berçait ce vieil enfant, plus il grognait. Toutes ces coquetteries filiales rappelaient à M. Bitterlin d’autres caresses aussi décevantes, dont la sincérité ne lui était pas démontrée. Emma ressemblait à sa mère jusque dans ses baisers, quoique la pauvre femme ne lui eût guère donné de leçons. Chaque geste gracieux, chaque bonne parole de l’enfant réveillait la jalousie posthume du mari et la prudence maussade du père. Le capitaine souffrait réellement lorsqu’il surprenait dans un mouvement d’Emma la gentillesse provocante qu’il avait tant déplorée chez Mme Bitterlin : il confessait à la grosse Agathe, qui n’y comprenait rien, sa peur d’être déshonoré deux fois. Dans ses accès de misanthropie, il reprochait à l’enfant l’obstination de son sourire et la banalité de son cœur. Un soir qu’elle était un peu rêveuse pendant le dîner : « Attention ! lui cria-t-il, voilà que tu fais de l’œil à la carafe ! » Une autre fois, comme elle l’embrassait en lui prenant la tête dans ses deux mains, il la repoussa durement et s’oublia jusqu’à lui dire : « Tu es lorette ! tu finiras mal ! » Sans comprendre le sens littéral de cette injure, Emma fut froissée dans toutes les délicatesses de son âme, et elle répondit pour la première fois avec un peu de révolte : « Je ne sais pas comment je finirai, mais je ne commence pas trop heureusement. » La longueur des journées était terrible dans cette vie resserrée sans intimité. On se levait matin, par habitude, sans songer qu’on se donnait ainsi quelques heures de plus à remplir. Emma s’habillait pour tout le jour, fort simplement, mais avec une recherche de propreté dont le capitaine maugréait. Il faisait la guerre aux éponges, et disait sérieusement que chez les femmes, la propreté est la mère de tous les vices. Après déjeuner, le père fumait, tournait, grondait, ouvrait et fermait les fenêtres, regardait l’heure à la pendule et donnait des chiquenaudes au baromètre. Emma se brodait un col, chantait devant le piano droit que sa mère lui avait laissé ; quelquefois elle lisait M. Bitterlin n’y voyait aucun mal, et il permettait à l’enfant le libre usage de sa bibliothèque, rangée dans l’ordre suivant : La Maison rustique, Dorat, les Trente-sept Codes, Victoires et conquêtes, Voltaire, édition Touquet, l’Abbé Raynal, la Théorie, la Médecine sans médecin, l’Histoire de Napoléon, par Norvins ; les Ruines, par Volney ; l’Imitation de Jésus-Christ, reliée en noir, avec le chiffre de Mme Bitterlin. Emma n’était ni une sotte ni une Sand, mais un gentil petit esprit féminin, ouvert, enjoué, raisonnable, façonné d’après les meilleurs programmes dans la première maison d’éducation que nous ayons en France : c’est pourquoi les livres de son père l’ennuyaient mortellement, car elle n’y trouvait pas dix lignes à son adresse. À quatre heures du soir, heure militaire, M. Bitterlin la sortait, comme un palefrenier sort ses bêtes. Il la conduisait à la place Royale ou au jardin des Plantes, rarement sur le boulevard Beaumarchais. Le dimanche on la régalait d’un voyage soit à Vincennes, soit à Bièvre, soit dans quelque autre pays tranquille, où une jolie femme qui passe ne fait point retourner la tête aux promeneurs. Le père et la fille étaient toujours rentrés pour six heures précises, et ils dînaient en tête-à-tête, comme ils avaient déjeuné. Après le dessert, le désœuvrement et l’ennui reprenaient leurs droits, jusqu’à ce que le sommeil s’ensuivît. Dans une de ces heures impossibles à tuer, Emma s’enhardit un soir jusqu’à demander à son père s’il ne lui apprendrait pas quelque jeu amusant, ou s’il ne la conduirait jamais au spectacle ? Cette innocente question effaroucha le tyran du logis comme un appel aux barricades. Il déblatéra sans fin contre le jeu ; dit que c’était le fléau des régiments ; que toutes les dettes et toutes les fautes provenaient du jeu ; qu’un officier modèle, comme il se glorifiait de l’avoir toujours été, ne jouait pas ; aussi n’avait-il fait en trente-cinq ans, ni un centime de dettes, ni un quart d’heure de punition. Quant au théâtre, il n’y trouvait pour lui-même aucun plaisir, et il y voyait du danger pour sa fille. Emma pouvait y rencontrer quelque garçon assez mal élevé pour s’amouracher d’elle, et lui faire la cour : « auquel cas, ajoutait-il, je ne ferai ni une ni deux, et je tuerai le jeune homme, conformément aux lois de l’honneur. » C’était toujours par des amplifications de ce style que M. Bitterlin formait l’esprit et le cœur de sa fille, pendant les premières heures de la nuit. Aussi la pauvre enfant voyait-elle approcher avec effroi l’instant où l’on ôtait le couvert, et elle traînait le dessert en longueur, lorsqu’il y avait des noix ou des noisettes sur la table. Un soir que la grosse Agathe prenait congé de ses maîtres pour s’aller mettre au lit, Emma lui dit à l’oreille : « Je n’ose pas me plaindre et je m’ennuie trop ; va pleurer pour moi dans ta chambre. » Vers le milieu de décembre, le capitaine reçut une lettre à l’adresse de sa fille. Il la décacheta vivement et lut ce qui suit : « Cher petit Désir de plaire, Me voilà revenue de la campagne ; Henriette aussi, Julie et Caroline aussi. La grave Madeleine m’a fait assavoir qu’elle arriverait demain. Avec toi, sans qui rien n’est bon, le sextuor sera au complet. Maman a décidé que la première réunion des inséparables aurait lieu chez nous. La bonne journée ! J’en saute de joie : n’attribue pas à une autre cause le pâté qui vient de tomber au beau milieu de ma lettre. C’est pour lundi matin. Prie le papa-loup de te faire mener rue Saint-Arnaud, n° 4, avant l’aurore ; on te rapportera dans la tanière après dîner. Nous danserons peut-être, mais à coup sûr nous bavarderons beaucoup, nous rirons comme des folles, et c’est le solide. Il s’agit d’organiser les plaisirs de l’hiver sur une grande échelle, comme disait notre respectable professeur de littérature. J’espère bien que l’on se verra tous les jours, jusqu’au mariage, et encore après. C’est tout un plan de campagne à dresser ; mon frère le soldat, qui vient d’arriver en semestre, nous aidera. Il ne veut pas croire que tu es cent fois plus jolie que moi ; ces lieutenants du génie sont d’une incrédulité choquante. À lundi ! à lundi ! à lundi ! Encore un pâté ! La pâtissière t’embrasse à tour de bras. LOUISE DE MARANNES. » M. Bitterlin qui avait été homme, qui avait été jeune, qui avait été aimable, répondit à la compagne d’Emma comme un dogue à un pinson : « Mademoiselle, J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur d’adresser à ma fille, et, quoique très flatté de l’invitation y incluse, je ne crois ni outrepasser mes droits, ni manquer à mes devoirs en vous disant qu’Emma ne va que dans les maisons où va son père, qui, du reste, se trouve mieux au logis que partout ailleurs. Elle mange et rit chez moi autant que sa santé le réclame, et ne songe nullement à ces questions de mariage auxquelles une jeune personne ne saurait être trop étrangère, pour peu qu’elle tienne à sa réputation. Enfin, la fille du capitaine Bitterlin n’est pas faite pour se laisser passer en revue par des lieutenants, eussent-ils même l’avantage d’appartenir à des armes spéciales. J’ai l’honneur d’être, mademoiselle, votre très humble, très dévoué et très obéissant serviteur. » Quelques jours après, Emma dit à son père : « Je suis étonnée que Louise ne m’écrive pas ; elle doit être revenue de la campagne. » Le capitaine repartit en fronçant le sourcil : « Elle t’a écrit. – Ah ! – Des sottises. Je lui ai répondu comme il faut, et je te promets que tu n’entendras plus parler d’elle. » En effet, ce fut une affaire faite ; et trois ou quatre autres boutades du capitaine isolèrent sa fille aussi parfaitement que si elle n’avait jamais été en pension. Elle vécut dix-huit mois dans ce vide accablant, en tête-à-tête avec le plus maussade des hommes. Cependant sa santé ne souffrit point, et son humeur même ne fut pas sensiblement altérée. Que la jeunesse est heureuse ! Elle se heurte Impunément à toutes les aspérités de la vie, comme les enfants donnent du front contre l’angle de tous les meubles sans en garder une cicatrice. La seule amie qui lut restât était la grosse Agathe, fille de peu de ressource, hors de la cuisine. Cette créature falote avait une admiration religieuse pour la beauté de sa maîtresse. Elle lui trouvait des points de ressemblance avec toutes les saintes coloriées qu’elle hébergeait entre les pages de son Paroissien. Lorsqu’on lui permettait de sortir seule avec Emma, soit pour aller à la grand-messe du dimanche, soit pour faire une commission à deux pas du logis, elle se grandissait d’un pied, tant elle était fière. Elle lui dit un jour en sortant de l’église : « Je ne sais pas comment nous ferons quand tu te marieras. Monsieur ne voudra pas que je le quitte, et je ne saurai jamais me passer de toi. Si l’on pouvait se couper en deux ! – Crois-tu donc que papa songe à me marier ! demanda la petite. – Tiens ! ça va tout de go. Les filles ne sont pas faites pour autre chose, excepté quand on est une curiosité de la faire comme moi. – Louise est peut-être mariée à l’heure qu’il est. – C’est bien possible. Aujourd’hui l’une, demain l’autre. Pas plus tard qu’hier samedi, on en a marié plus de sept à Saint-Paul. – Mais papa ne connaît personne à Paris. – Il en a l’air, comme ça, mais je suis bien sûre qu’il a son idée. Demande-lui, si tu es curieuse ; il ne te mangera pas. – Je n’oserai jamais, Agathe. Rien ne presse, d’ailleurs. Les hommes sont si maussades ! – Pas tous. » Le même jour, en ôtant le couvert du dîner, Agathe aborda son maître à brûle-pourpoint et lui dit : « Pas vrai, monsieur, que vous pensez quelquefois à marier notre demoiselle ? » La réponse de M. Bitterlin fut telle que je n’oserai jamais l’écrire. S’il ne battit pas la pauvre créature, c’est parce qu’il sut trouver dans le vocabulaire de la langue française une volée de jurons qui équivalaient à autant de coups. Sa conclusion fut que toutes les femmes étaient des dévergondées, toutes les servantes des entremetteuses, tous les hommes des coquins sans foi ni loi, et qu’il n’avait pas élevé sa fille avec tant de soin pour en faire hommage à un de ces animaux-là. Cette profession de foi fut si bruyante que tous les habitants de la maison, le portier compris, se couchèrent avec la certitude que Mlle Bitterlin mourrait fille. Dès ce jour, la consolante Agathe s’efforça de prouver à sa maîtresse la supériorité du célibat : « N’avait-elle pas tout ce qu’on peut désirer au monde ? un bon père, une servante dévouée, une jolie petite chambre à rideaux bleus, un lit bien bordé tous les soirs ; tous les matins, le meilleur café au lait de Paris, et la permission de chanter au piano toute la journée ! C’était le paradis sur terre, et un homme de plus dans la maison n’aurait été qu’un meuble inutile. Les hommes étaient de beaux merles vraiment ! Agathe avait trotté cahin-caha, jusqu’à l’âge de quarante ans sans s’appuyer sur le bras d’un homme, et elle ne s’en trouvait que mieux ! » À ces raisons, l’enfant n’avait rien à répondre, car elle n’aimait pas.
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