LA FAIBLESSE DU MOUTON
PREMIER EPISODE
Amara se tenait dans l’entrée de la grande maison des Delacroix, les mains serrées autour d’un panier de linge propre. Le parquet verni sous ses pieds brillait de mille feux, comme si tout ici était exempt de défauts. Tout, sauf elle. Elle savait qu’elle n’appartenait pas à cet endroit, qu’elle n’était qu’un simple accessoire dans ce monde de marbre et de dorures. Mais, malgré tout, elle y était. Elle servait. Elle obéissait.
Rien de nouveau sous le soleil.
À 25 ans, Amara n’avait plus la naïveté des jeunes filles qui rêvent d'un monde meilleur. Non, elle savait ce qu’elle était : une employée, une ombre. Elle se levait à l’aube, préparait le petit déjeuner, nettoyait la maison, puis se retirait dans l’ombre dès que les invités arrivaient. Ses cheveux crépus, sa peau noire, son accent un peu trop marqué – tout cela faisait d’elle une étrangère parmi ces gens-là. Une étrangère qu’on tolérait juste assez pour qu’elle fasse le travail sans se poser de questions.
Ce matin-là, Mme Delacroix était particulièrement impatiente. Elle avait un déjeuner important à organiser et, bien sûr, c’était à Amara de tout préparer. La maîtresse de maison la regarda d’un air agacé en entrant dans la cuisine.
— “Amara, tu as vu l’état de la cuisine ? C’est une honte. Qu’est-ce que tu as fait de ton temps aujourd’hui ?”
Amara, les yeux rivés au sol, murmura :
— “Je suis désolée, Madame. Je vais m’en occuper.”
La voix de Mme Delacroix se fit plus glaciale. Elle détestait cette soumission. Elle en jouissait.
— “Dépêche-toi. Nous n’avons pas toute la journée.”
Amara se haïssait, mais elle n'osait rien dire. Elle s’attelait à la tâche en silence, la colère bouillonnant dans son ventre, comme un poison qu’elle avait appris à ignorer. Chaque geste qu’elle faisait était empreint de résignation. Les heures s’étiraient. Le repas se préparait.
La chaleur de la cuisine était étouffante, mais rien n’était pire que la lourdeur des regards de Mme Delacroix. Ce regard qui la traversait comme un couteau, toujours plus cruel, plus dédaigneux. Amara avait l’impression qu’elle ne serait jamais assez. Jamais assez rapide, jamais assez parfaite. Et plus elle faisait d’efforts pour se faire accepter, plus elle sentait la haine des autres grandir.
Soudain, un bruit de verre brisé fit sursauter Amara. En sortant précipitamment de la cuisine, elle aperçut un des enfants de la famille, la petite Eugénie, en train de jouer dans le salon. La petite fille avait fait tomber un vase précieux, un de ceux qu’Amara avait nettoyés mille fois, et que Mme Delacroix chérissait plus que tout.
Eugénie s’excusa, mais sa mère, en entrant dans la pièce, ne lui laissa pas le temps de s’expliquer.
— “Qu’est-ce que c’est que ce bordel, Eugénie ?! Tu n’as pas appris à faire attention ?” hurla Mme Delacroix.
Puis, son regard se tourna vers Amara.
— “C’est de ta faute, Amara. Si tu avais été plus attentive, ça ne serait jamais arrivé.”
Amara sentit le regard de la maîtresse de maison se poser sur elle comme une lourde chape de plomb. La culpabilité était évidente dans les yeux de Mme Delacroix, mais il y avait aussi cette satisfaction perfide, ce plaisir malsain de l’humilier à nouveau. Une rage sourde montait en elle, mais elle la refoula rapidement, car elle savait ce qui arriverait si elle répondait.
— “Je suis désolée, Madame, je vais nettoyer.” répondit-elle, les poings serrés, les dents grinçantes.
Mais ce n’était plus juste de la colère. Ce n’était plus juste une humiliation de plus. C’était une accumulation, un poids insupportable. Elle se précipita pour ramasser les morceaux du vase brisé, les mains tremblantes. Le regard des invités, qui entraient un à un dans le salon, était lourd, pesant. Ils avaient tous vu l’incident. Tous avaient vu la dégradation. La machine à humiliations était en marche.
Quand la soirée arriva, Amara se retrouva de nouveau dans la cuisine, à écouter les éclats de rire et les conversations légères des invités. Et elle, là, dans l'ombre, n'était qu'un instrument parmi tant d'autres. Un objet qu’on utilisait et qu’on oubliait.
Elle se pencha alors sur le comptoir, la tête baissée, la respiration erratique. Elle n’en pouvait plus. Ce n’était pas une vie. Mais que pouvait-elle faire ?
Soudain, elle sentit une présence derrière elle. Un souffle chaud dans son dos. Elle se tourna brusquement. C’était Mme Delacroix. Mais il y avait quelque chose de différent dans son regard ce soir-là. Une lueur dans ses yeux. Quelque chose qui n’avait rien à voir avec la détestation habituelle.
— “Amara… Je me demande pourquoi tu continues à rester ici. Pourquoi ne t’en vas-tu pas, si tu n’es pas contente ?”
Les mots frappèrent Amara comme un coup de poing. Un instant, son cœur se serra dans sa poitrine. Pourquoi ne m’en vais-je pas ? La question résonnait dans sa tête. Mais avant qu’elle ne puisse répondre, un cri lointain retentit. Un cri de femme, un cri de terreur.
Mme Delacroix se figea.
— “Qu’est-ce que c’était ?” demanda-t-elle d’une voix glaciale.
Amara se sentit comme paralysée. Le cri avait semblé venir de l’étage. De la chambre de Mme Delacroix.
— “Je… je vais vérifier…” dit Amara, mais Mme Delacroix l’interrompit brutalement.
— “Non. Reste ici. C’est un simple accident.”
Mais Amara n’était plus certaine de ce qui se passait. Elle avait ressenti un frisson glacé parcourir sa colonne vertébrale. Ce cri… Ce n'était pas juste un cri d’accident.
Elle tourna son regard vers l’escalier. Un frisson la traversa à l’idée de ce qu’elle pourrait trouver.
Le suspense devenait insoutenable.
Fin de l’épisode 1.