CHAPITRE V
La marée
C’est une triste vérité à vous apprendre, mes chers enfants ; mais il est certain que les seuls remèdes à nos défauts sont les chagrins qui en découlent : le cœur seul corrige l’esprit ; il faut qu’il souffre amèrement de nos fautes pour nous apprendre à les reconnaître, et ensuite à les éviter : c’est ce que vous verrez dans l’histoire de Noémi.
Son imagination égarée par des lectures mal faites ; son esprit que personne n’avait dirigé dans ses premières croyances, après avoir ajouté foi à des merveilles impossibles, avait fini par regarder comme autant de fables ce qu’on lui disait des prodiges de la nature.
Chaque jour son père lui défendait d’aller jouer dans les sables au bord de la mer, à l’heure de la marée.
– Tu ne sais point nager, lui disait-il ; si tu tombais dans l’eau, qu’est-ce que tu deviendrais ?
– Je deviendrais poisson, répondait-elle sans se déconcerter.
Son père souriait de cette réponse, mais il n’en était pas moins alarmé.
Un jour qu’il était absent, Noémi courut chercher le petit paysan avec qui elle jouait habituellement. – J’ai vu hier de bien beaux coquillages dans les sables, dit-elle ; prends un panier et viens avec moi les chercher.
– Je le veux bien, mamzelle, répondit l’enfant ; mais nous reviendrons tout de suite, avant l’heure de la marée, n’est-ce pas ?
Tous les deux coururent au bord de la mer ; ils y restèrent à jouer pendant une heure environ, et bientôt le panier fut rempli de coquillages.
– Retournons au château, mamzelle, dit alors le petit paysan effrayé ; il est déjà tard : voici l’heure de la marée.
– Tu m’ennuies avec ta marée ! s’écria Noémi en colère. Qu’est-ce que c’est donc que la marée ?
– C’est, voyez-vous, mamzelle, le moment où la mer, qui est là-bas, vient ici ; elle monte, elle monte sur le sable, jusqu’à ce rocher ; si bien que ceux qui resteraient là seraient noyés ; mais, après cela, le lendemain, elle s’en va, elle se retire jusque là-bas où elle est maintenant ; et c’est tous les jours la même chose.
Noémi, à cette explication, se met à rire comme une folle : – Tu crois à toutes ces bêtises-là ! dit-elle.
– Rien n’est plus vrai !
– L’as-tu vu ?
– C’est maman qui me l’a dit, et qui m’emmène tous les jours avant que l’eau ne remonte.
– Elle te dit cela pour t’empêcher d’aller jouer au bord de la mer, parce qu’elle ne veut pas que tu tombes dans l’eau ; comme on me dit aussi, à moi, que Croque-Mitaine emporte les petites filles qui se promènent le soir dans le jardin, parce que ma bonne ne veut pas que je sorte et que je m’enrhume. Ces contes-là sont inventés pour les tout petits enfants ; mais nous autres nous ne sommes pas obligés d’y croire.
– Cependant, mamzelle, c’est bien connu dans le pays… la marée !
– Et Croque-Mitaine ! est-ce qu’il n’est pas bien connu aussi, et pourtant tu ne l’as jamais vu ! Va, ne crois pas à tous ces mensonges ; si tu savais comme on s’est moqué de moi quand j’étais petite, et l’on avait raison ; je croyais toutes sortes de folies, j’avais peur d’être mangée par des ogres, d’être changée en chatte ; je craignais toujours, quand je me mettais en colère, de voir sortir de ma bouche des crapauds et des couleuvres ; je croyais encore…
– Mamzelle, interrompit le petit paysan alarmé, regardez donc.
Noémi, à genoux et occupée à ramasser des coquilles, tournait le dos à la mer.
– Laisse-moi tranquille, répondit-elle, tu es un peureux ; je ne jouerai plus avec toi.
Mais en disant ces mots, elle retourna la tête, elle venait d’entendre derrière elle un bruit singulier dans les cailloux. Quelle fut sa terreur en voyant que la mer était déjà venue presque jusqu’à ses pieds ; le panier qu’elle avait rempli de coquilles, et qu’elle avait laissé sur le rivage, était déjà presque entièrement caché par les flots, qui s’avançaient, qui s’avançaient toujours avec une rapidité effrayante.
– Fuyons, fuyons ! s’écria le petit paysan. Vous le voyez bien, maman avait raison.
Les deux enfants se mirent à courir avec toute la vitesse de la peur ; mais leurs pauvres petits pas n’allaient pas si vite que la mer, cette ennemie implacable, qui les poursuivait.
Leurs pieds s’enfonçaient dans le sable humide ; l’eau commençait à alourdir leurs vêtements, et déjà ils ne pouvaient plus courir facilement. Épuisée de fatigue, Noémi fit un faux pas et tomba ; le petit paysan, qui courait plus vite qu’elle, et qui l’avait déjà de beaucoup devancée, la voyant ainsi, revint auprès d’elle pour l’aider à se relever. Et puis, au lieu de courir en avant, il ralentit son pas pour la soutenir. Il ne voulut point l’abandonner dans ce péril, et se sauver comme il aurait pu encore le faire.
Bientôt tous leurs efforts devinrent inutiles : les flots s’avançaient avec vitesse ; ce n’était plus dans le sable qu’il fallait marcher, c’était dans l’eau ; et les vagues étaient si fortes, qu’il n’y avait plus moyen de lutter avec elles.
Les enfants criaient : – Au secours ! au secours ! – mais personne ne leur répondait. Enfin un vieux matelot les aperçut, et quoiqu’il y eût du danger pour lui, il résolut de les sauver. Il courut à eux, sautant d’un rocher à l’autre comme un jeune homme. Il arriva près de Noémi au moment où, renversée par les vagues, elle s’était évanouie. Il la sauva la première, parce qu’il se rappela que son père lui avait rendu service en plusieurs occasions.
Dès qu’il l’eut déposée sur le rivage, il retourna chercher le petit paysan ; mais, hélas ! il était trop tard : les flots l’avaient englouti ; le pauvre enfant avait succombé.
Noémi fut si malheureuse d’avoir causé la mort de ce généreux enfant qui s’était dévoué pour elle, qu’elle tomba malade de chagrin, et fut en danger pendant plusieurs mois : – Si je l’avais écouté, disait-elle, il vivrait encore ! pourquoi n’ai-je pas suivi ses conseils ?
Et chaque fois que la mère de ce pauvre enfant venait au château, Noémi courait se cacher ; car la douleur de cette malheureuse mère était pour elle un remords ; elle ne pouvait soutenir ses regards baignés de larmes, qui semblaient lui dire : Qu’avez-vous fait de mon fils ?
Ce conte nous apprend, mes chers neveux, qu’il faut savoir non seulement lire, mais bien lire, c’est-à-dire bien comprendre ce qu’on lit. Il nous apprend aussi que nous pouvons croire aveuglément ce que nous disent nos parents et nos instituteurs, qui n’ont jamais intérêt à nous tromper, mais que nous devons, au contraire, nous défier des auteurs et des poètes, dont le métier est d’inventer de jolis mensonges pour nous amuser.
Défiez-vous donc des livres et des contes, à commencer par ceux de votre tante, mes chers neveux.
Cette histoire finit d’une manière bien sombre ; mais tranquillisez-vous, enfants, toutes mes leçons ne seront pas si tristes.
L’île des marmitons