— Et, dans ton cas, Tristan, quand je discerne le poids qu’elle fait peser sur tes épaules par moment, en dépit de son soi-disant altruisme envers les gens, peux-tu vraiment affirmer qu’elle est indolore pour des êtres généreux ?
Son frère la fixa. Il ouvrit légèrement la bouche pour répondre avant, finalement, de préférer le silence. Non, la magie ne se comportait pas comme une entité quelconque, insipide ou insignifiante. Imprévisible, sensible, surprenante, elle s’insinuait dans la vie d’une personne et, de manière contradictoire, ne la laissait plus en paix tout en lui apportant plus que n’importe qui… De nouveau, la question se posait à propos de son aptitude à vivre avec ou sans elle. Survivrait-il à son absence ? Et, pourtant, grâce au labyrinthe, il savait à présent qu’une seconde voie pouvait advenir, différente de celle où il se consacrait totalement à elle. Encore une fois, incapable de l’envisager, il rejeta cette troublante éventualité.
— Ton silence représente une réponse claire, conclut Naaly dans un murmure.
— Ce n’est pas si simple, objecta Tristan. Elle exerce une telle fascination…
— Tout ce qui brille n’est pas d’or. Parfois, même pour une richesse exceptionnelle, le prix à payer paraît trop exorbitant pour se révéler acceptable d’autant plus si elle te prive d’une partie de ta liberté.
— Mais, parallèlement, envoûtante et unique, elle ouvre tes perceptions vers des voies inaccessibles aux communs des mortels.
Naaly secoua la tête. Tristan ne l’avait pas convaincue. Finalement, demeurer une personne banale ou presque pouvait suffire et elle s’en contenterait. Elle reprit :
— Tu ne trouves pas que papa tarde un peu ?
Tristan haussa les épaules. Connaissant sa sœur par cœur, il se doutait que, dans un moment, elle se lèverait et proposerait de partir le rejoindre. Conformément à son intuition, elle se redressa presque aussitôt.
— Allons vérifier qu’il ne serait pas tombé dans les rets de ce monde trompeur. Tu viens ?
— Il nous a dit de l’attendre.
— Oui, mais il n’est toujours pas revenu, insista-t-elle.
Après tout, peut-être avait-elle raison. Tant de pièges émaillaient cet univers à mille facettes ; contrôler que l’un d’entre eux ne se serait pas refermé sur lui pourrait se révéler judicieux.
— D’accord. Je dessine un message dans le sable pour lui donner la direction que nous prenons à défaut d’une heure quelconque.
— Bien ! À droite ou à gauche ?
Son frère la fixa, surpris.
— Je croyais que tu voulais aller à sa rencontre.
— Bien sûr ! Mais s’il achève le tour de l’île, il devrait réapparaître par là, précisa-t-elle en indiquant un point derrière lui.
Silencieux, Tristan l’observa longuement, conscient que même un choix aussi simple l’abandonnait indécis. Il finit par annoncer :
— Je préfère que nous le suivions. Si jamais il rebrousse chemin, parce que le lieu est plus grand qu’il le paraît, nous risquons de retarder un peu plus nos retrouvailles.
— D’accord. En route !
En dépit de l’énergie que sa sœur avait cherché à insuffler par son ton, en se redressant, Tristan se rendit compte de la fatigue qui s’était abattue sur lui pendant leur pause, accentuée par la lourdeur de l’air. Ce monde ne cesserait donc jamais de les surprendre… Comme Naaly, il appréciait de moins en moins cette moiteur qui pénétrait leurs vêtements depuis qu’ils avaient abordé la rive. En silence, harassés et oppressés par l’ambiance pesante, ils suivirent les traces de leur père, chaque mouvement exigeant d’eux un effort réel.
Pardon n’en finissait plus de découvrir des plages qui se succédaient, si semblables entre elles que se repérer devenait compliqué, voire impossible. Il savait qu’il devait faire demi-tour pour rejoindre ses enfants, mais, animé par un espoir insensé, il ne pouvait s’empêcher de pousser toujours plus loin son exploration, convaincu que la prochaine d’entre elles lui apporterait les réponses nécessaires. Alors, porté par cet unique objectif, il marchait et marchait encore. Cette fois-ci, de gré ou de force, il sortirait Naaly et Tristan de cet enfer bleu. Mais comment ? Il avait beau examiner le paysage, chercher au-delà de ces fameuses apparences, il ne voyait, d’un côté, qu’une mer infinie et, d’un second, des arbres en rangs si serrés que se glisser entre eux semblait irréaliste. Il s’immobilisa. Comment avait-il pu passer à côté de cette possibilité ? Peut-être grimper sur l’un d’entre eux lui permettrait-il d’y voir plus clair ? Il observa la haie de fûts, mais aucun ne parut d’une taille suffisante pour lui offrir la perspective souhaitée. Il devait avancer encore pour en trouver un plus approprié. Remettant à plus tard l’éventualité de retourner sur ses pas, il se dirigea vers la plage suivante. De toute façon, à force de tourner autour de cette île, il parviendrait bien à les retrouver tôt ou tard…
De façon inattendue, Naaly se figea.
— Que faisons-nous ? demanda-t-elle avec lassitude.
Tristan réprima un soupir. Accablé par l’impression probablement erronée d’être reparti depuis des heures, il marchait mécaniquement et le brusque arrêt de Naaly venait de lui enlever toute motivation pour continuer. Complètement épuisé par l’effort, il résista à l’envie de se laisser tomber sur le sable et de s’y coucher, principalement retenu par le souvenir de s’être endormi avec son père et sa sœur dans un monde précédent. Si sa mère ne les avait pas réveillés, ils y seraient restés pour l’éternité…
Une question, la première depuis longtemps dans son cerveau inactif, fusa. Obligatoirement, ils ne devaient pas avoir été les seuls visiteurs de cet étrange endroit, mais alors où reposaient les corps de ceux qui avaient échoué à le traverser ? Retournaient-ils dans les cocons de la grande salle plongée dans les ténèbres ou le labyrinthe parvenait-il à les escamoter d’une façon ou d’une autre ? La première éventualité signifierait l’existence de passerelles qui, habilement dissimulées, relieraient les différents univers entre eux. Donc ce lieu devait lui aussi en détenir une… Cette déduction fort intéressante pourrait changer leur perception du paysage et l’objectif de leur recherche. Il songea à s’en ouvrir à sa sœur, mais le courage lui manqua.
— Demi-tour ? proposa-t-il, économe en mots.
— Non, viens.
Tristan croisa brièvement son regard, puis l’observa repartir. En dépit de leur fatigue et de leur désir de renoncer, dans les yeux de Naaly brillait toujours l’étincelle d’une inébranlable volonté. Bien qu’à deux doigts d’abandonner, elle conservait encore l’énergie de résister. Il lui envia ce courage qu’elle possédait et qui l’avait déserté. Une conviction intime naquit en lui : ce monde l’éliminerait au prochain tour… Mais, alors, pourquoi sa mère avait-elle quitté leur groupe en premier ? Plus forte que tous, elle avait surmonté toutes les épreuves en préservant son altruisme intact. Sauf si les derniers écueils croisés avaient usé les ultimes parcelles de sa résilience… À moins que le labyrinthe eût décidé pour elle d’un sort qu’il n’imaginait pas encore. Malgré la chaleur suffocante, il frissonna et ses craintes se réveillèrent. Quelle forme la magie pourrait-elle prendre dans sa nouvelle personnalité fragilisée par la vie ? Tandis que sa sœur avançait sans l’attendre, il réunit le peu de courage qui lui restait pour la suivre, toutefois effrayé par l’éventuelle réponse à sa question.
Quand, en retrait dans la végétation, l’arbre espéré était apparu sur cette plage, depuis longtemps, Pardon avait cessé de compter les bancs de sable blond qui se succédaient comme il avait renoncé à estimer la fuite du temps, incapable de déterminer s’il aurait dû l’exprimer en heures, ou en jours, ou en rien du tout, car, réellement, existait-il ici ? Pourtant, lorsque la pensée consciente d’arrêter de marcher pour atteindre son objectif jaillit dans son cerveau, il progressa encore sur quelques mètres, impuissant à contrôler son corps. Et même quand il s’immobilisa, dans sa tête persista la cadence de ses pas comme un rythme immuable pour le mener toujours plus loin. Il vacilla, puis, cachant ses yeux dont la vue se brouillait, tenta de chasser les sensations déconcertantes qui le troublaient, entre incapacité et vertige. Puis il essuya la sueur sur son front d’un revers de main ; il n’abandonnerait pas, il devait sauver ses enfants, il se l’était promis, quel qu’en fût le prix ! Désireux d’économiser ses forces, il examina l’inextricable bordure d’arbres, cherchant la faille, dans ces entrelacs de racines ou de branches étroitement imbriquées, pour accéder au tronc escompté. Un soupir monta dans sa poitrine, puis s’échappa de ses lèvres. Sous une telle chaleur, réfléchir de façon pertinente se révélait si incertain. Que lui apporterait de plus cette ramure qui dominerait l’île de quelques mètres supplémentaires ? Pourrait-elle lui offrir une meilleure perspective ? Non… Il demeura un instant en équilibre presque instable sur ses jambes, ses yeux s’attardant sur sa silhouette élancée. Trouverait-il mieux ? Rien n’était moins sûr… Particulièrement perdu, son regard revint vers le sable, puis, dénué de toute volonté, Pardon resta à observer le sol, l’esprit vide, jusqu’au moment où une conviction resurgit ; il devait sauver ses enfants ! Qu’importait si cet arbre se révélait imparfait, il devait d’abord s’en assurer avant d’en rechercher un autre. Soudain, sans même avoir conscience de s’être décidé, il se dirigea vers le mur végétal et, malgré la chaleur et l’épuisement qui l’accablaient, commença à grimper sur les racines pour s’élever légèrement. À son grand étonnement, au fur et à mesure de son avancée, se dévoilèrent des trouées totalement invisibles quelques pas plus tôt.
Voir au-delà des apparences ! Et, pourtant, il demeurait aveugle ! Ce monde, comme tous ceux qu’il avait fréquentés, s’ingéniait à lui présenter de déroutantes illusions pour l’égarer. Que pouvait-il exister de bien réel dans celui-ci ? L’eau à perte de vue ? Cette île dont la nature lui était instinctivement venue à l’esprit, alors qu’il en ignorait tout ? Aila revint troubler ses pensées. Qu’avait-elle véritablement vécu pendant toutes ces années où la magie l’avait emportée dans son sillage tourbillonnant ? Comment prendre la dimension des épreuves endurées et des renoncements cruels auxquels elle avait consenti pour vaincre Césarus ? Il s’était contenté de l’accompagner quand elle avait enfin accepté sa présence près de lui ; finalement, il n’avait qu’effleuré les écueils qu’elle avait surmontés. Le jour où il lui avait tout donné de lui, livrant au sien son cœur habité par un amour profond, elle avait à peine entrouvert son âme ; les secrets qu’elle avait percés sur son chemin, elle les avait conservés sans jamais les partager, même avec lui… Jusqu’où était-elle allée ? Et pourquoi, alors qu’ils auraient simplement pu être heureux, le bonheur persistait-il à leur échapper ? Restaient-ils marqués par le sceau d’une destinée cruelle ? À moins que leur participation se révélât nécessaire pour contrer une menace dont il ne percevait pas encore les contours… Mais laquelle ? Un nouveau tyran en puissance ou une magie maléfique à contrecarrer ? Pourquoi eux ? Ils n’étaient quand même pas seuls sur terre ! Et puis pourquoi briser leur sphère familiale, imparfaite certes, mais préférable à celle dans ce présent, morcelée et bientôt anéantie ? L’image de Kerryen jaillit dans sa tête et il tressaillit. L’existence de ce souverain avait basculé dans l’horreur, exactement comme la sienne à l’instant. Comme lui, ce roi aimait Aila et néanmoins, avait démontré une incroyable abnégation ; il avait renoncé à sa femme et son bébé, tandis que Pardon n’avait abandonné que l’idée de reconquérir Aila, uniquement lorsqu’il lui était devenu impossible de se voiler la face plus longtemps. À l’instar d’un sentiment qu’il éprouvait de plus en plus souvent, il se découvrait pitoyable, capable, comme le plus banal des êtres, du meilleur comme du pire, soumis aux pulsions trop humaines qui agitaient son corps et son esprit. Il ne se situait plus au-dessus de la mêlée comme il l’aurait souhaité, mais en plein dedans, à lutter contre des sensations négatives qui l’étouffaient, des envies d’égoïsme qui le rendaient cruel, susceptible de coups tordus pour reprendre le contrôle de sa vie, voire de lâcheté, ou d’hypocrisie, ou même de vanité. Pourtant, son existence valait-elle plus que celle des autres protagonistes de cette triste histoire ? Sûrement pas, mais, à l’instant présent, il souffrait tellement qu’il se sentait prêt à écarter toutes les objections empreintes de lucidité pour agir pour lui et rien que pour lui. Complètement submergé par ses pensées troublées, il avait atteint son objectif sans même s’en rendre compte.
Se détournant du tourment de ses réflexions, il se concentra sur le problème suivant : comment parvenir à escalader le tronc droit dénué de branches ? Encore un arbre… À croire que cet endroit, alors qu’il avait franchi tant d’obstacles, persistait à vérifier une fois de plus ses capacités à surmonter ses inédites facettes… Éreinté par une lassitude de plus en plus grande, il frémit. Non, il n’abandonnerait pas ! De plus, il ne devait pas l’oublier, tout n’était qu’illusion, fatigue comprise. Cette dernière ne représentait qu’un test à l’issue duquel il serait étiqueté apte ou inapte. En conclusion, passer directement à la phase active et grimper. Après deux essais infructueux, Pardon s’immobilisa ; il s’y prenait mal, car, avec ou sans bottes, il glissait. Attentif, il examina l’arbre de nouveau, élaborant, encore de façon parcellaire, des ébauches de solution. Étonnamment, se rappeler la nature trompeuse de ce lieu lui avait permis de recouvrer une partie de ses forces et de son analyse rigoureuse et constructive. À présent, il devait concevoir une technique pour maintenir ses pieds sur la surface peu rugueuse. Plusieurs fois, il avait assisté à l’installation de mâts et, de temps à autre, observé les ouvriers qui les escaladaient selon une méthode ingénieuse. Comment procédaient-ils déjà ? Ses souvenirs lui semblaient si lointains que Pardon peina à les raviver. Si ! Ils solidarisaient leurs pieds ! Avec quoi ? De la corde ! Mais, là, il n’en avait pas sous la main. Si, brièvement, il envisagea de prélever quelques racines dans la végétation, il s’en abstint ; inutile de froisser cet étrange monde par une agression involontaire, d’autant plus que, si l’île n’appréciait pas son geste, elle s’immergerait de nouveau. Ainsi, ses efforts n’auraient strictement servi à rien. Alors, de quoi disposait-il ? De ses vêtements… Sa chemise conviendrait peut-être. L’instant d’après, celle-ci enlevée, il replaça son gilet à même sa peau, puis tortilla le tissu sur lui-même pour lui donner une épaisseur appropriée. Enfin, assis par terre, il observa l’arbre pour évaluer la distance à laisser entre ses chevilles, celle de la largeur du tronc, voire un peu plus pour que sa corde de fortune pût devenir un point d’appui supplémentaire. Après deux nouvelles tentatives ratées, Pardon affina son système et, après un ultime bond sur le fût, s’y retrouva accroché. Il testa sa tenue avant d’éprouver un soupçon de satisfaction. S’arc-boutant sur ses jambes, il s’aperçut immédiatement que, bien que suspendu, son absence d’impulsion empêchait toute ascension. Il retomba sur le sol d’une façon peu élégante. Inutile de s’épuiser à d’autres essais sans avoir réfléchi au préalable. Obligatoirement, à son saut devait suivre une élévation régulière que son corps devait anticiper. Les yeux fermés, son esprit détailla les étapes successives, ses muscles tressaillant comme une réponse à leur future activation. Enfin prêt, il s’élança. Serrer le tronc entre ses pieds, pousser sur ses cuisses pour se redresser, monter les mains pour conserver un appui sur le bois, puis les pieds et compenser le déséquilibre permanent par la rapidité. Parvenu à la cime de l’arbre, il se cala dans les branches aux larges feuilles, puis s’absorba dans la contemplation du paysage. Tant d’eau et tellement d’inconnues…