— Coucou ! Tu es là ?
La voix de Naaly rappela Tristan à leur triste réalité et son regard revint vers sa sœur.
— Désolé, je pensais.
— Oui, j’ai vu. À quoi ?
Tristan secoua la tête, ses yeux retournant vers le point où son père avait disparu.
— Je m’interrogeais sur la signification de notre présence ici.
— Eh bien ! si tu en trouves une, n’hésite pas à la partager avec moi. Je crains d’être aussi perdue que toi…
Naaly examina le paysage autour d’elle, se demandant ce qui clochait sur cette île bizarre. Les ombres ! Aucune ne s’étendait sous les arbres. De plus, malgré la clarté de la lumière, aucun astre ne semblait l’émettre. Quitter cet endroit au plus vite ! Fuir ce monde qui engloutissait tout ce qu’il croisait. Elle se laissa tomber sur le sable.
— Papa ne te paraît-il pas étrange ? s’enquit-elle.
— Si, mais c’est parce qu’il refuse ce qui lui arrive…
Naaly le fixa.
— C’est-à-dire ?
Son frère posa son regard intense sur elle et sa sœur frissonna. Avec ou sans pouvoir, ses yeux n’avaient rien perdu de leur déroutante noirceur. Il continua :
— As-tu cherché à déterminer son rôle avant la disparition de la magie ?
Naaly haussa légèrement les épaules avant de répondre.
— J’avoue m’être plutôt concentrée sur ma fonction de clé qui me redonnait un statut honorable. Je crois que j’étais un peu jalouse de te découvrir de si puissantes aptitudes, alors que j’en étais démunie…
Sur son visage s’afficha un petit rictus empli d’ironie et l’ébauche d’un sourire naquit sur les lèvres de Tristan. Au moins, cette quête les avait rapprochés et il ne pouvait que se réjouir de leur relation inespérée. Elle poursuivit :
— Alors, qu’as-tu à m’apprendre à ce sujet ?
— Malheureusement, rien de certain. Toutefois, j’ai l’impression que lui aussi se montrait doué. En revanche, je suspecte que ses compétences se limitaient au savoir-faire des fées, contrairement à maman.
— Et ça change quoi ?
— La magie est demeurée avec elle, mais pas avec lui. Enfin, ce n’est que mon hypothèse…
Naaly le fixa en attendant la suite. Elle l’observa se concentrer, persuadée que, à l’instant même, son esprit s’agitait pour construire une explication cohérente de cette inextricable situation. Il continua :
— Pour moi, maman peut entrer instantanément en interaction avec n’importe quelle forme de cette entité, tandis que, dans son cas, sa perception doit s’affiner encore. Sauf que, s’il est talentueux comme je le crois, il apprendra vite.
Naaly se laissa aller contre l’arbre derrière elle.
— Te rends-tu compte que nous sommes en train de parler de nos parents comme de personnes aux extraordinaires pouvoirs ? Cette réalité ne devrait-elle pas nous effrayer ?
Elle examina son frère brièvement.
— Question idiote ! Toi aussi, tu appartiens à cette branche familiale… Papa, aurait-il eu des raisons de s’en détourner ?
Le visage de Tristan s’assombrit.
— Apparemment, oui…, poursuivit-elle.
Il haussa les épaules légèrement, puis précisa :
— En fait, il ne fuit pas que cette entité, il se fuit lui-même…
Les yeux de Naaly tombèrent sur ses bottes trempées et la jeune fille s’attaqua à la première pour l’enlever.
— Tu devrais éviter de les ôter, tu ne pourras plus les remettre ensuite, objecta Tristan.
Elle le fusilla du regard, puis abandonna dans un soupir.
— Je rage ! Que je déteste cet endroit ! Ce bleu, cette eau ainsi que cette satanée île !
— Ne le dis pas trop fort, elle pourrait se vexer…
— Tu te moques de moi, j’espère, parce que, sinon, je…
Elle s’arrêta net tout en le fixant, puis ajouta :
— Non, même pas… Si, en plus, je dois ménager sa subtilité ! Je voudrais…
De nouveau, elle se tut, incapable de poursuivre sur le moment. Puis, quand son courage se raffermit, elle se lança :
— J’aimerais sortir définitivement d’ici et retrouver notre vie, même sans maman ou sans revenir en Avotour… Te rends-tu compte que notre parcours nous amène chaque jour à baisser un peu plus notre niveau d’exigence ? Nous sommes partis avec l’idée de changer le monde et, en fin de compte, nous finissons submergés par des bouleversements radicaux que nous ne contrôlons plus du tout. L’histoire s’écrit presque sans nous. C’est affreux comme sensation, c’est comme si nous avions cessé d’exister d’une certaine façon…
Ses derniers mots s’étranglèrent dans sa gorge. Alors, elle se tut encore une fois, étreinte par l’impression d’être arrivée au bout du chemin, dépourvue de l’énergie pour se battre encore et toujours…
Le silence s’installa pendant un long moment, puis Tristan reprit :
— Même si ce constat peut te sembler étrange et plutôt en contradiction avec mes affirmations précédentes, je crois, finalement, que ce lieu n’est pas aussi maléfique qu’il le paraît, en dépit de la succession des épreuves qu’il nous impose. Selon sa propre perception, il défend une juste cause.
— Juste ! Et nous ? Si tu y réfléchis, nous sommes punis de façon totalement illégitime, non ? Dans cette histoire, nous avons d’abord perdu une mère que nous cherchions à sauver, sans parler de notre famille, notre maison et notre avenir tout tracé ! Et, tout ça, parce que je possède une clé ! Oui, je sais, nous en avons déjà parlé…
— Je me demandais…
Tristan s’arrêta de nouveau avant de reprendre :
— Si nous sommes parvenus à localiser notre porte pour la franchir, Martin n’a toujours pas trouvé la sienne…
— Ah oui ! Le pauvre… Franchement, nous n’avons pas été très gentils de l’abandonner, mais papa m’a expliqué que notre accès ne fonctionnerait pas pour lui. Maman l’aidera probablement à s’en sortir.
— Peut-être… Pourtant, j’ai l’impression que nous n’aurions pas dû les laisser ensemble.
— Que veux-tu qu’il lui fasse ? Elle sait se défendre.
— Tu l’aimais bien, Martin ?
Naaly haussa les épaules.
— Pas vraiment. Il possédait quelque chose d’étrange, mais je comprends que demeurer ici depuis longtemps puisse rendre n’importe qui un peu bizarre… Et toi ?
— Pas plus, sans motif valable. En fait, je crains plus que l’interaction que maman entretient avec la magie du labyrinthe ne se montre pas obligatoirement bienveillante.
— Mais elle est compétente, non ?
— Tu as raison, je m’inquiète sûrement pour rien. À ton avis, comment expliquerais-tu que nous ayons réussi là où Martin a échoué ?
— Peut-être que, malgré nos coups de gueule, nous sommes restés solidaires. Nous n’avons jamais cessé de réfléchir ensemble, de nous entraider et de nous soutenir. Nous aurions presque pu croire que notre famille avait fini par renaître en dépit de tout…
Tristan lui jeta un regard interrogateur.
— Elle te manque ?
Levant les yeux vers le ciel uniforme, elle répondit en contrôlant sa voix :
— Tu comprends, toi, tu t’es senti proche d’elle depuis le début, alors que moi…
— Tu as toujours compté pour elle.
— De quoi encore plus regretter de retrouver une femme qui ne se souvenait pas de moi…
— De plus, elle a préféré s’éloigner de nous parce qu’elle commençait à nous aimer un peu trop.
Un rire triste monta de la gorge de Naaly.
— Tu te moques de moi ? répliqua-t-elle.
— Pas du tout… Je l’ai perçu dans son attitude quand elle nous a rendu visite le soir précédent notre départ. De toute évidence, elle ne pouvait accepter cette double vie. Comment aurait-elle pu renoncer à Kerryen et Amy pour nous ?
— Décidément, toute cette histoire est pourrie d’un bout à l’autre ! C’est bête, parce que, moi, je l’appréciais bien cette petite sœur. Quand je pense que je n’en voulais pas… Quel dommage d’avoir scindé notre groupe !
— À tes propos, j’aurais plutôt cru que tu t’en moquais.
— Normal. Si nous commençons à hésiter, inutile de continuer. Je suis de plus en plus convaincue que ce labyrinthe nous éliminera de toute façon les uns après les autres, moins un à chaque fois… Et pourquoi pas jusqu’au dernier de notre famille ? Après tout, qui nous dit que son objectif final consiste à donner une chance à l’un d’entre nous ?
— Donc autant nous préparer au pire…
— Selon toi, qui décide de celui ou celle qui reste ? Lui ou nous ?
— En tout cas, le désir de maman s’est réalisé.
— Par là, tu veux dire qu’elle est parvenue à l’influencer et que nous le pourrions ?
— Honnêtement, encore une fois, je l’ignore. Je me suis simplement posé la question.
— Et quelles hypothèses as-tu envisagées sur la suite de notre parcours ?
— Plein. Et, pourtant, je n’en ai retenu aucune. À présent, les agissements de ce monde me deviennent de plus en plus incompréhensibles.
— Je vois. Au moins, notre but était clair lorsque nous devions remplir le sablier pour obtenir un délai supplémentaire.
Naaly tressaillait en songeant au suicide de Sekkaï et, dévisageant son frère, demanda :
— Qui papa a-t-il perdu selon toi ?
— Qui est la personne qu’il aime le plus à part nous ?
— Grand-père…
L’émotion étreignit Naaly, mais, la contrôlant, elle reprit :
— Tu crois qu’ils s’évanouissent de la vraie vie, je veux dire définitivement ?
— Le temps ne s’écoule pas ici comme à l’extérieur… J’aurais tendance à penser que si l’un d’entre nous arrive à tout remettre en place, personne ne se sera même aperçu de leur disparition et eux ne s’en souviendront pas.
— Voilà qui constituerait une maigre consolation à tous nos malheurs. Enfin, dans le meilleur des cas s’il advient. Et toi ?
Aussitôt, le rouge monta aux joues de Tristan qui baissa les yeux sous le regard étonné de Naaly. Celle-ci s’interrogea un instant sur l’origine de son trouble avant de blêmir.
— Personne ne s’est tué pour toi, n’est-ce pas ? poursuivit-elle d’une voix atone. En fait, comme seul l’amour pouvait remplir le sablier. Bonneau et Sekkaï ont donné leur vie pour nous et quelqu’un t’a offert ce cadeau sous une forme différente, comme un moment intime à deux, c’est ça ?
Au prix d’un effort considérable, son frère opina. Parallèlement, le moral de Naaly sombra. Pourquoi avait-elle dû sacrifier le prince, alors que Tristan avait connu ce qu’elle aurait largement préféré vivre ? Un v*****t sentiment de colère la submergea, tandis qu’elle fixait Tristan d’un air sévère.
— Pourquoi ? s’exclama-t-elle. Alors que j’avais une belle histoire toute prête, et, toi, personne ! C’est injuste !
Comment aurait-il pu lui expliquer que le labyrinthe avait délibérément provoqué sa propre situation pour l’ébranler en profondeur, lui révéler un avenir qu’il refusait d’envisager, celui qui l’unirait à une femme ? Il avait toujours conçu son existence comme celle d’un loup solitaire, dénuée d’amour ou de sexe, exactement ce que ce monde maudit l’avait obligé à découvrir, probablement pour générer des doutes ou faire naître en lui des regrets déstabilisants. Décidément, décelant leur pire fragilité, ce lieu s’ingéniait à l’utiliser contre eux. Quoique… Cette plongée dans ce futur éventuel l’avait aussi amené à affronter son isolement physique et affectif, sa vie d’ermite soi-disant choisie pour mieux se confronter à ses propres insuffisances, un voyage perturbant qui montrait les failles de l’unique passion qu’il comptait vivre : celle qui le liait à la magie… Elle lui avait également démontré qu’il pouvait s’attacher à un être de chair et de sang tout autant qu’éprouver des sensations incomparables, organiques ou émotionnelles. Mais avec Merielle ! Comment ce labyrinthe avait-il pu salir de cette façon leur belle amitié, une relation si pure et chaste ? Résolument, il chassa ces souvenirs, il ne se sentait pas prêt à abaisser les barrières savamment érigées pour protéger son cœur et enfermer son corps. Il reprit :
— Inutile de t’énerver. Rien dans la façon dont ce lieu agit n’est anodin. Regarde ! Papa n’a pas disposé du délai nécessaire pour partager son expérience avec nous, alors que, pourtant, le sablier ne s’était pas totalement vidé. Vois le bon côté des choses, même sans ses confidences, tu es arrivée à retourner la situation.
— En poussant Sekkaï à se tuer pour me sauver !
— J’en suis sincèrement désolé pour toi. Cependant, grâce à son sacrifice, nous avons franchi une étape supplémentaire. Sans toi et sans lui, nous ne serions pas parvenus ici…
— En fait, la seule responsable de tout ce bazar, c’est la magie ! continua-t-elle, exaspérée. Sans elle, cette aventure n’aurait jamais existé !
Tristan fronça les sourcils.
— Je comprends que mes propos puissent te déplaire, mais réfléchis, sans elle, pas de porte ! Sans elle, tu en serais probablement encore à te disputer avec maman pour affirmer ton territoire parce que notre quête n’aurait jamais eu lieu. Et aurais-tu découvert que le prince pouvait devenir plus que ton adversaire de prédilection ?
— Et alors ? Au moins, ce quotidien, je l’aurais choisi sans être emprisonnée ici, peut-être jusqu’à la fin de mes jours ! Enfin, s’il me conserve en vie aussi longtemps…
— La magie n’est pas responsable des projets de ceux qui l’utilisent, elle ne représente qu’un outil.
— Tu parles ! Avec un kenda, tu peux tuer, mais dans un combat régulier, au corps à corps, où le meilleur emporte, tandis qu’avec elle tu peux détruire des personnes par dizaines ou centaines, quelle que soit leur valeur, ça fait une sacrée différence ! De plus, il n’y a qu’à vous regarder tous autant que vous êtes, toi qui vis en tête à tête exclusif avec elle depuis l’enfance, papa qui semble la redouter et maman qu’elle hante malgré elle ! Ose encore me dire qu’elle se comporte comme un banal outil !
Ses relations avec cette entité s’avéraient si intimes que Tristan s’aperçut que mettre des mots sur l’essence même de celles-ci ou les exprimer exigeait de lui de réels efforts. Une symbiose aussi étroite se partageait difficilement…
— Non, bien sûr… Mais elle possède une sensibilité que tu peux à peine imaginer, délicate, frémissante, mais parfois excessive. Par nature, elle est bienveillante, mais l’homme, en fonction de ses objectifs, parvient à la pervertir, malgré elle.
— Comment justifier alors qu’elle en soit réduite à se soumettre à n’importe qui ?
— Parce qu’elle n’est pas toute puissante ! Bien qu’offrant d’incroyables pouvoirs aux personnes qui se lient à elle, elle reste façonnable par leurs esprits. Pour un être animé de bonnes intentions, elle se dévoile dans toute sa splendeur, mais, a contrario, se révèle une arme terriblement dangereuse entre les mains d’un prédateur.