PREMIÈRE PARTIE - Esther heureuse-2

3179 Words
– Tu ne t’en souviens pas ? Voilà où je reconnais la prospérité d’un ami : il n’a plus de mémoire. – Il sait ce qu’il nous doit, je suis garant de son cœur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. – Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment où il arrivait en haut du foyer, et auprès de la colonne où se tenaient les soi-disant amis, il s’agit d’un souper : vous serez des nôtres… À moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d’honneur ; il le peut. – Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu’à une mystification. – Voilà Bixiou, s’écria Blondet, il en sera : rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m’empâte la langue, et je trouve tout fade, même le piment des épigrammes. – Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous êtes réunis autour de la merveille du jour, Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d’Ovide. De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi ? Charles X ! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. À leur place, dit l’impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t’entamerais dans leur petit journal ; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. – Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures après la fête : notre illustre ami nous donne à souper. – Comment ! comment ! reprit Bixiou ; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l’oubli, que de doter l’indigente aristocratie d’un homme de talent ? Lucien, tu as l’estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris ! Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal ! Annonçons l’apparition du plus beau livre de l’époque, l’Archer de Charles IX ! Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français ! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations ! – Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n’avais pas besoin d’employer l’hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c’était un niais. À demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s’élança. Oh ! oh ! oh ! dit Bixiou sur trois tons et d’un air railleur en paraissant reconnaître le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation. Et il suivit le joli couple, le devança, l’examina d’un œil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d’où provenait le changement de fortune de Lucien. – Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c’est l’ancien rat de des Lupeaulx. L’une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siècle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s’appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l’Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l’infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre ; il fallait s’en défier comme d’un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l’ancienne comédie. Un rat était trop cher : il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir ; la mode des rats passa si bien, qu’aujourd’hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu’au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d’un sujet neuf. – Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille ? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac. – Ce n’est pas possible ! répondit Finot, la Torpille n’a pas un liard à donner, elle a emprunté, m’a dit Nathan, mille francs à Florine. – Oh ! messieurs, messieurs !… dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations. – Eh ! bien, s’écria Vernou, l’ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule ?… – Oh ! ces mille francs-là, dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille… – Quelle perte irréparable fait l’élite de la littérature, de la science, de l’art et de la politique ! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s’est rencontrée l’étoffe d’une belle courtisane ; l’instruction ne l’avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire : elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d’une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n’y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu’elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession ! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd’hui sa gloire ? – Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l’Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l’oreille de son voisin. – Et sans toutes ces reines, que serait l’empire des Césars ? disait toujours Blondet, Laïs, Rhodope sont la Grèce et l’Égypte. Toutes sont d’ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n’a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien ! Maintenant, en France où c’est à qui trônera certes, il y a un trône vacant ! À nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j’aurai donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur ; Du Tillet lui aurait payé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux (Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant), Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots ! L’aristocratie serait venue s’amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d’articles mortifères. Ninon II aurait été magnifique d’impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle un chef-d’œuvre dramatique défendu ; on l’aurait au besoin fait faire exprès. Elle n’aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah ! quelle perte ! elle devait embrasser tout son siècle elle aime avec un petit jeune homme ! Lucien en fera quelque chien de chasse ! – Aucune des puissances femelles que tu nommes n’a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. – Comme la graine d’un lys dans son terreau, reprit Vernou, elle s’y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout ? – Il a raison, dit Lousteau qui jusqu’alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. À dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaîne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du cœur en s’occupant de politique ou de science, de littérature ou d’art. Il n’y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l’Animal : Sors !… Et l’Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès ; elle vous met à table jusqu’au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matière, l’anime et l’élève jusqu’aux merveilleuses régions de l’Art : sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires ; elle donne à toute chose l’esprit de la circonstance ; son jargon pétille de traits piquants ; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes ; elle… – Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela : vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu’elle a été sa maîtresse ; elle peut toujours vous avoir, vous ne l’aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander… – Oh ! elle est plus généreuse qu’un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet : on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c’est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé. – Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l’archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires…. – Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. – La Torpille est trop chère, comme Raphaël, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers… dit Blondet. – Jamais Esther n’a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérizy. – Il n’y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s’explique. – Ah ! l’Église sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d’ambassade il fera ! dit des Lupeaulx. – D’autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d’une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. – Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d’autant plus qu’il a ce que nous nommons de l’indépendance dans les idées… – C’est toi qui l’as formé, dit Vernou. – Eh ! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j’en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maître des requêtes ; ce masque est la Torpille, je gage un souper… – Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. – Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaître les oreilles de votre ancien rat. – Il n’y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu’à nous en remontant le foyer, je m’engage alors à vous prouver que c’est elle. – Il est donc revenu sur l’eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l’Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais ? – Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé. Le gros masque hocha la tête en signe d’assentiment. – En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n’a plus d’audace, il devient rentier, reprit Nathan. – Oh ! celui-là sera toujours grand seigneur, et il y aura toujours en lui une hauteur d’idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d’un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l’Opéra savaient seuls reconnaître, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaître le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l’œil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérizy, le dernier ou le premier échelon de l’échelle sociale, cette créature était une admirable création, l’éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu’ils envièrent à Lucien le privilège sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s’il eût été seul avec Lucien, il n’y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière ; non ; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de Raphaël sont sous leur ovale filet d’or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D’où vient cette flamme qui rayonne autour d’une femme amoureuse et qui la signale entre toutes ? d’où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur ? Est-ce l’âme qui s’échappe ? Le bonheur a-t-il des vertus physiques ? L’ingénuité d’une vierge, les grâces de l’enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires ; mais c’était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d’oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l’Art comme la cause est au-dessus de l’effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut a un pas du groupe, Bixiou cria : – Esther ? L’infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s’entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d’un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s’en alla pas plus loin qu’il ne le devait pour ne pas avoir l’air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées : d’abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l’oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abîmé dans ses réflexions. – D’où lui vient ce nom de Torpille ? lui dit une voix sombre qui l’atteignit aux entrailles, car elle n’était plus déguisée. – C’est bien lui qui s’est encore échappé…. dit Rastignac à part. – Tais-toi ou je t’égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d’un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe ; et avant de te taire, réponds à ma demande. – Eh ! bien, cette fille est si attrayante qu’elle aurait engourdi l’empereur Napoléon, et qu’elle engourdirait quelqu’un de plus difficile à séduire : toi ! répondit Rastignac en s’éloignant. – Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m’avoir jamais vu nulle part. L’homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment en ne trouvant rien du hideux personnage qu’il avait jadis connu dans la Maison-Vauquer. – Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu’on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. À trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l’élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l’avait laissé le terrible masque. Rastignac s’était confessé à lui-même : il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l’accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, dépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d’un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu’y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s’exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d’œuvre de l’Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d’une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n’éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère : c’est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l’eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n’a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la p**********n a depuis longtemps établi là son quartier-général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit ; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d’aucun monde ; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l’ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l’oreille de ces paroles que Rabelais prétend s’être gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d’entre les pavés. Le bruit n’est pas vague, il signifie quelque chose : quand il est rauque, c’est une voix ; mais s’il ressemble à un chant, il n’a plus rien d’humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées : on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu’il fasse, cette nature étrange offre toujours le même spectacle : le monde fantastique d’Hoffmann le Berlinois est là. Le caissier le plus mathématique n’y trouve rien de réel après avoir repassé les détroits qui mènent aux rues honnêtes où il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n’ont pas craint de s’occuper des courtisanes, l’administration ou la politique moderne n’ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates ; mais peut-être devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l’air, la lumière, les locaux. Le moraliste, l’artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal où se parquaient ces brebis qui viendront toujours où vont les promeneurs ; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent où elles sont ? Qu’est-il arrivé ? Aujourd’hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La police n’a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique.
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