Bouret et GaussinAu temps où il y avait des gentilshommes et des filles d’opéra, un comte, peut-être même un marquis, peu importe, s’avisa, dans un moment d’abandon, de signer, à une danseuse, un papier ainsi conçu : « Je promets donner, à mademoiselle cent louis par mois, aussi longtemps qu’elle m’aimera. » Quelque temps après, cette liaison finit comme toutes celles du même genre, sans que ni l’un ni l’autre sût précisément quand, pourquoi ni comment. Le marquis eut d’autres maîtresses, la danseuse d’autres amants.
À vingt ans de là, la danseuse ne dansait plus, un monstrueux embonpoint l’avait éloignée du théâtre, et avait éloignée d’elle ses adorateurs. La sylphide, autrefois si brillante, que des chevaux écumants semblaient fiers de promener, que des riches cavaliers suivaient, s’efforçant d’attirer un regard et un sourire, seule ; presque pauvre, allait à pied dans une douillette de soie violette, le matin à l’église, à deux heures à la place Royale, et, le soir, chez quelques amis, faire une partie de whist.
Le marquis, de son côté, était marié, père de famille, et honoré d’une place dans la vénerie d’un roi qui ne chassait pas. C’était un homme calme, rangé, et ne se rappelant ses plaisirs de jeunesse que pour les blâmer dans les autres, ainsi qu’il arrive à tous les hommes qui appellent crimes les plaisirs qui leur échappent, et vertus les infirmités qui leur arrivent.
Or, il advint un soir que la danseuse n’alla pas faire sa partie de whist, et qu’elle resta seule en son modeste logement.
D’abord, elle s’ennuya. Quand le moment présent n’apporte ni plaisir ni chagrin qui puissent alimenter le cœur et l’esprit, on se rejette naturellement sur le passé ou l’avenir ; une femme de quarante ans n’a pas d’avenir. La danseuse évoqua le passé, se rappela sa beauté et ses diamants, ses voitures, ses chevaux, ses amants, ses parures, et machinalement ouvrit un tiroir où elle avait serré quelques portraits et quelques lettres ; elle regarda, et lut, non sans quelques larmes de regret. Tout à coup, il lui tomba sous la main rengagement signé par le marquis, lequel, cinq ou six jours après, comme il déjeunait avec son fils, qu’il chapitrait vertement sur quelque incartade, vit entrer un domestique qui lui remit un papier plié en quatre.
Le papier était timbré du timbre royal, et contenait ce qui suit :
Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut. À la requête de demoiselle et en vertu d’une reconnaissance et promesse en bonnes formes, et dûment signée, dont copie annexée à la présente sommation ;
Je promets payer à mademoiselle *** cent louis par mois, aussi longtemps qu’elle m’aimera.
Ladite demoiselle, par le ministère de M. Durand, procureur « au Châtelet de Paris, par exploit en date de ce jour, fait signifier à M ***, qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer, qu’elle l’aime toujours et l’aimera toute sa vie, en conséquence de quoi, faisons commandement à M ***, d’avoir à payer à ladite demoiselle la somme de six cent quatre mille francs, formant les arrérages et les intérêts, pendant vingt ans, de la pension consentie par ledit M ***, à ladite demoiselle, sans préjudice de l’avenir. En foi de quoi, et pour qu’il n’en ignore, lui avons laissé la présente copie, dont le coût, etc., etc. »
Le marquis fut un peu étourdi ; puis fit parler à la demoiselle, lui faisant observer que cette pièce n’aurait probablement pas de valeur en justice ; qu’elle ne produirait qu’un scandale inutile pour elle et fâcheux pour une famille honorable. Elle tint bon et annonça qu’elle plaiderait ; par suite de quoi le marquis fut amené à une transaction assez onéreuse, mais qu’il préféra au ridicule d’un semblable procès, car alors on commençait à soupçonner qu’un marquis pouvait quelquefois être ridicule.
Cette anecdote nous en remet en la mémoire une autre quelque peu plus ancienne, et qui ne manque pas d’intérêt.
Vers Fan 1530, arriva à Paris, de je ne sais quelle province, un jeune homme dont tout l’avoir consistait en un habit à peu près convenable, vingt ans, vingt écus et une lettre de recommandation. Au bout de huit jours, il avait perdu sa lettre de recommandation, dépensé ses vingt écus, l’habit s’usait au coude : il ne lui restait plus pour présent et pour avenir que ses vingt ans, ce qui ne rapporte guère qu’un grand appétit et des désirs d’autant plus grands qu’on ne peut les satisfaire. Il y avait loin de là aux rêves dorés qui l’avaient amené à Paris.
Le pauvre garçon, à entendre parler du luxe, des parures, des fracas de la ville, avait imaginé qu’il suffisait d’être dans les murs de Paris pour avoir un hôtel, des laquais et des chevaux ; il fut fort étonné le premier jour qu’il fut obligé de se coucher sans souper, lui qui s’attendait, comme on dit, à voir les alouettes toutes rôties et les perdrix tout accommodées aux choux, trop heureuses qu’on daignât les manger.
Cependant, comme c’était un jeune homme de cœur et de résolution, il ne voulut pas se laisser mourir de faim ni de chagrin ; il déterra un sien parent, bourgeois de la ville, et lui demanda assistance. Le bourgeois n’eut rien de plus pressé que de placer son neveu, pour se dégrever de ce surcroît de famille, et Bouret eut le bonheur d’entrer chez le comte de ***, en qualité de secrétaire du secrétaire de Monseigneur.
Là, il avait un bon lit, une bonne table et des habits convenables ; mais il était ambitieux, et tout ce qu’il voyait le dévorait de désirs. La nuit, retiré dans sa chambre, il attendait quelquefois longtemps le sommeil en songeant aux chevaux, aux laquais, aux habits de Monseigneur, aux respects dont il était environné, et, plus que tout cela, aux femmes qui embellissaient ses soupers. Oh ! je ferai fortune, se disait-il ; je serai riche aussi, et j’achèterai des laquais, des respects, des chevaux et de l’amour ; puis il s’endormait, et ses rêves le berçaient des plus riantes illusions jusqu’au moment où on le réveillait pour qu’il prît les ordres du secrétaire de Monseigneur. Alors il fallait dire adieu à ses beaux songes, avec l’espoir de les retrouver le soir.
Un jour, le comte chargea son secrétaire d’une lettre pour mademoiselle Gaussin, l’actrice la plus séduisante et la plus à la mode qui fût alors. Le secrétaire en chargea Bouret ; celui-ci eut la fantaisie de voir ce qu’on pouvait écrire à mademoiselle Gaussin. Il ouvrit la lettre et n’y trouva que du papier pour une valeur de 15 000 francs. D’abord, il fut fâché que cette femme si belle, qu’il avait vue une fois au théâtre, et dont il avait gardé un profond souvenir, vendît ainsi son amour.
Il pensa que lui, avec son cœur, jeune et altéré de bonheur, avait à donner des trésors qui valaient plus de 15 000 francs ; puis, il arriva à trouver le comte bien heureux d’avoir 15 000 francs, et à se dire : Quand aurai-je 15 000 francs ?
Il porta la lettre et vit la belle Gaussin. Il la quitta amoureux comme un fou, jaloux comme un tigre du bonheur qu’achetait son maître. Pendant les jours qui suivirent, il croyait toujours entendre sa voix, et il tressaillait ; il croyait la voir, et ses yeux lançaient des éclairs ; puis, il finissait par son refrain ordinaire : « Oh ? je ferai fortune ! »
Une nuit qu’il ne dormait pas, il lui vînt en l’esprit une idée bizarre et hardie. Il se leva, alluma une bougie, et se hâta de la mettre à exécution avant que les obstacles se présentassent à ses yeux assez clairement pour l’en détourner.
Il écrivit à Mademoiselle Gaussin.
Mademoiselle, lui disait-il, que votre vue, le son de votre voix m’aient troublé la raison, au point que je n’aie plus ni appétit, ni sommeil, et que je sois devenu incapable de m’occuper d’une pensée qui n’ait pas rapport à vous, c’est un effet que vous devez produire sur tout le monde, et auquel vous êtes accoutumée ; mais ce qui vous étonnera davantage, c’est l’audace que j’ai de vous offrir mon cœur en la situation misérable et précaire où je me trouve ; je sais que les grands seigneurs sont à peine assez riches pour oser mettre un prix à votre possession ; je sais que celui-là s’estimerait heureux qui obtiendrait de vous la permission de remplir vos deux mains de pierreries, au point qu’on ne vit plus le pâle incarnat de vos jolis doigts.
Moi, Mademoiselle, la plus forte somme que j’ai jamais vue en ma possession, est une somme de vingt écus, et il y a un an qu’elle est dépensée. Aujourd’hui, en réunissant tout ce que je possède et ce que j’attends de ma famille, je ne trouve qu’un feutre en assez raisonnable état, et une paire de bottes beaucoup moins bonnes ; de plus, l’espérance d’être chassé de chez M. le comte, s’il s’aperçoit que le secrétaire de son secrétaire s’avise de marcher sur ses brisés.
À côté de ma pauvreté, je ne puis mettre que mon amour. Ils sont aussi grands l’un que l’autre : la seule différence que j’y mette est que j’espère n’être pas toujours pauvre, et que je crains d’être toujours amoureux.
Je suis trop épris pour pouvoir peindre ce que je sens ; je ne puis que vous dire que je me croirais trop heureux de donner toute ma vie pour une heure de votre amour, et que j’ai plus d’une fois demandé au ciel le secret de faire avec mon sang de l’or ou des diamants que je puisse vous offrir.
Néanmoins, j’ai bon courage et confiance dans l’avenir ; je me sens du cœur et de l’énergie, et qui plus est je sens d’immenses désirs et d’immenses besoins : je ferai fortune, je serai riche un jour ; mais qui sait quel jour ?
J’ai pensé d’abord que je n’avais qu’à attendre ; que mon amour pour vous serait un nouveau mobile à mon ambition, et que je reviendrais plus tard à vos pieds, riche et puissant. Mais cette longue attente me tuerait ; et quelque impossible que paraisse la chose, à vous voir aujourd’hui si fraîche et si belle, il n’est que trop vrai que vous pouvez vieillir, pardonnez l’expression, avant que j’aie fait fortune.
Voici donc, Mademoiselle, ce que j’ai imaginé, au nom du ciel, ne me refusez pas ; ce serait me porter au désespoir. Je vous offre mon amour et ce que je possède ; car, je le répète, je ferai fortune ; je vous offre l’amour comptant ; la fortune à terme, de la manière que voici : Je signerai un papier blanc, je corroborerai cette signature de toutes les formalités possibles, et je le déposerai à vos pieds. Quand j’aurai fait fortune, vous remplirez le blanc de la manière qu’il vous plaira, et j’aurai le bonheur de reconnaître dignement ce qui me semble plus précieux que tout l’argent de M. le comte et que la couronne du roi de France.
Mademoiselle Gaussin fut surprise, puis s’intéressa à l’auteur de cette lettre ; il y avait là de l’amour, de l’originalité, et une confiance dans l’avenir qui prouvait une puissance de volonté et une énergie capable de réussir. « Puis, se dit-elle, je puis bien donner une fois par charité, ce que d’autres paient si cher. Si ce n’est pas une bonne affaire, ce sera une bonne œuvre, et elle me sera comptée dans le ciel. »
De sorte que Bouret fut accueilli favorablement. Mademoiselle Gaussin n’eut pas à s’en repentir. Elle trouva en lui un jeune homme bon, spirituel, et ce qui vaut mieux peut-être que cela, extrêmement amoureux. Cette liaison dura quelque temps, puis Bouret fut chassé par M. le comte et obtint une petite place dans la maltôte ; Mademoiselle Gaussin recommença à s’occuper de ses affaires. Ils ne se virent plus qu’à des intervalles éloignées, enfin ils se perdirent de vue.
Il s’écoula une douzaine d’années. Bouret avait fait fortune ; il était devenu fermier-général. Il paraît que c’était une fort bonne place, pourvu qu’on n’eût ni préjugés, ni scrupules, et qu’on s’y arrondissait rapidement. On plaisantait alors les fermiers-généraux comme de notre temps on a plaisanté les fournisseurs. Cela rappelle qu’un jour, dans une maison où se trouvait Voltaire, on vint à raconter des histoires de voleurs ; chacun dit la sienne. Quand ce fut au tour de l’auteur de Candide, il commença : Il était une fois un fermier-général… Ma foi, j’ai oublié le reste.
Bouret, comme nous l’avons dit, était un homme d’esprit, il laissa plaisanter d’autant plus volontiers qu’il ne payait pas les plaisanteries. Il amassa six cent mille livres de rentes, ce qui aujourd’hui vaudrait plus du double ; et dans une fête qu’il donna au roi Louis XV, il fit, pour le recevoir, bâtir un pavillon qui lui coûta quatre millions, ce qu’on peut estimer à neuf ou dix, en mettant l’argent au prix où il est de notre temps.
Tout allait au gré de ses désirs. Ses vœux étaient satisfaits du côté de la fortune. Une nouvelle carrière s’ouvrit à son ambition ; il demanda et obtint la main d’une cousine de Madame de Pompadour.
Comme il se laissait ainsi bercer par le bonheur, il lui revint aux oreilles que Mademoiselle Gaussin avait dit quelque part : « Bouret est riche aujourd’hui : il est juste qu’il paie ses dettes. J’ai de lui une signature en blanc en bonne forme ; je vais la remplir, et lui envoyer son billet. » Il se trouva là quelqu’un qui, soit qu’il n’aimait pas Bouret, soit qu’il voulut se faire bien venir de Mademoiselle Gaussin, lui dit : Et le moment est d’autant plus favorable que quelque envie qu’il en puisse avoir, il ne s’avisera pas de chicaner ni de nier sa signature ; il paiera tout ce qu’on demandera, dût-il en crever, pour ne pas ébruiter la chose. Il est prêt d’épouser une dame de laquelle dépend son élévation : cette dame fait métier d’une prude, et ne verrait pas de bon œil un témoignage aussi évident de sa liaison avec vous. – Je vous remercie de l’avis, avait répondu Mademoiselle Gaussin, j’aurai soin d’en profiter.
Bouret ne fut pas sans inquiétude : ce qu’on avait dit à Mademoiselle Gaussin était vrai. L’honneur de sa future épouse était telle que la divulgation de cette affaire eût nécessairement fait manquer le mariage. Il chargea un ami commun à lui et à Mademoiselle Gaussin, de la prier de mettre un prix à l’annulation d’un écrit sans force et sans autorité, offrant de reconnaître cette complaisance par un riche cadeau. Il ajouta qu’il savait que Mademoiselle Gaussin avait perdu une partie de sa fortune ; que, dans son intérêt propre, il valait mieux qu’elle s’arrangeât à l’amiable avec lui, qu’il était disposé à faire les choses raisonnablement et même généreusement, mais il craignait que Mademoiselle Gaussin ne cédât à l’influence d’amis imprudents et ne se livrât à quelque folie.
Mademoiselle Gaussin fit répondre : Que le marché avait été fait de bonne foi ; qu’elle n’avait pas mis de restrictions dans ce qu’elle avait donné ; que Bouret n’avait pas prétendu en mettre dans le prix qu’il en avait offert sans qu’on le lui demandât ; qu’il n’y avait pas de surprise ; qu’on ne demandait que l’accomplissement d’une promesse, et qu’on userait de son droit, comptant sur la probité de Bouret.
Ce qu’on ne disait pas, et ce qui était au moins aussi positif, c’est qu’on pouvait compter sur la difficulté de la situation du fermier-général, qui l’obligeait à passer par où on voudrait.
Il revînt plusieurs fois à la charge, l’actrice fut inexorable ; à la dernière fois même elle répondit qu’il n’y avait plus rien à faire ; que le billet était rempli, et qu’elle ne tarderait pas à le faire présenter.
En effet, quelques jours après, au milieu d’une fête que donnait Bouret à son pavillon de Croix-Fontaine, demeure presque royale, où il avait réuni tout ce que le luxe et l’élégance peuvent offrir de plus séduisant ; comme il s’efforçait de se rendre agréable à sa future par les soins, les attentions et les assiduités, et qu’il lui montrait en détail les richesses et les curiosités de ce séjour qui lui était destiné, un homme se présenta, qui demanda à lui parler en particulier ; et, quand ils furent seuls, cet homme lui annonça qu’il venait de la part de Mademoiselle Gaussin pour lui présenter un effet signé de lui.
Bouret pâlit ; car il s’agissait pour lui peut-être ou de manquer un mariage auquel il tenait beaucoup, ou de sacrifier une partie de sa fortune. Après quelque hésitation, il ouvrit le billet et lut :
« Je promets d’aimer Gaussin toute ma vie.
BOURET. »
Il n’est pas besoin de dire que Bouret chercha à reconnaître un tel désintéressement par de riches présents et par une constante amitié.
Midi à quatorze heures