I

1210 Words
IHonfleur est une jolie ville en face du Hâvre-de-Grâce et bâtie en amphithéâtre au pied d’une colline très élevée ; les arbres qui en couronnent le sommet se découpent en noir sur le ciel. Au pied, parmi les maisons couvertes de tuiles rouges, on remarque les restes de la lieutenance, vieux bâtiment ruiné, aux murailles grises, des fentes desquelles s’échappent quelques giroflées sauvages, dont le feuillage vigoureux se couvre presque toute l’année de ces étoiles jaunes si odorantes. Lorsque, par un chemin sinueux et revenant plusieurs fois sur lui-même pour adoucir la pente, on est arrivé au sommet de la côte de Grâce, on découvre une immense étendue de mer, et l’œil au loin à l’horizon se perd dans la brume que semble par moments déchirer quelque navire aux voiles blanches, glissant sur l’onde comme un grand cygne ; la plate-forme de la côte est tapissée d’une épaisse pelouse verte et toute couverte de grands arbres sous lesquels est la chapelle de Grâce. Au plus haut point de la colline est un grand Christ sur la croix, que l’on aperçoit de très loin en mer. À moitié de la côte était une petite maison, semblable à toutes les maisons ; seulement, derrière, un mur assez élevé renfermait un espace d’un demi arpent à peu près ; quelques cimes d’arbres presque entièrement dépouillées dépassaient la muraille ; quoiqu’il ne fît aucun vent, à chaque instant cependant quelques feuilles tombaient. Un sorbier seul gardaient ses larges ombelles de baies semblables à des grains de corail ; au dedans du jardin on eût pu voir la vigne qui couvrait les murs, conserver la dernière son tardif feuillage et étaler avec orgueil ses pampres richement colorés de jaune et de pourpre. Le ciel était gris, bas et tout d’un seul nuage immobile. Les oiseaux ébouriffaient leurs plumes aux premières atteintes du froid. Quoique la mer fût calme et unie, elle n’en paraissait pas moins menaçante ; des tas d’algues et de varecqs, arrachés à ses profondeurs et jetés sur la plage au-delà des limites ordinaires de l’Océan, racontaient une récente colère. Les grandes mouettes blanches aux ailes noires rasaient l’eau en longues files. Comme le jour commençait à baisser, un homme vêtu en chasseur sonna à la porte de la petite maison ; une fille mise à la mode du pays vint lui ouvrir. Elle avait une jupe rouge et blanche rayée et un corsage noir, dont la ceinture s’attachait presque sous les bras ; elle était coiffée d’un bonnet de coton bien blanc ; à ses mains passablement violettes, elle portait deux ou trois bagues d’argent. Le chasseur regarda si son fusil était désarmé, le remit à son introductrice, et jeta sur une table son carnier vide. Puis il passa dans une chambre où il changea d’habit. Cette chambre offrait au premier abord une remarquable confusion, l’œil était frappé d’un mélange incohérent de palettes, de chevalets, de toiles commencées et abandonnées pour d’autres qu’on avait quittées à leur tour ; une guitare, un cor, un piano, occupaient le reste de la place avec quelques ustensiles de chasse appendus aux murailles. Les seules choses peut-être qu’on n’eût pu trouver dans cette chambre où tout semblait ressemblé, eussent été un encrier et des plumes ; de sorte que si au premier aspect on se rappelait involontairement cet axiome mythologique, que les Muses sont sœurs, on ne tardait pas à remarquer qu’il y en avait une que le maître de ces lieux proscrivait comme bâtarde et étrangère. Pour lui c’était un homme d’assez haute taille ; sa figure maigre portait l’empreinte de l’ennui et d’un dédain insoucieux ; son teint était fortement hâlé par l’air de la mer ; ses cheveux étaient bruns. Malgré la simplicité de ses vêtements, il avait un air de distinction qui frappait dès le premier instant, et que l’examen rendait plus évident encore. Il avait les mains et les doigts plus effilés ; quand sa veste de grosse laine brune s’entrouvrait, on voyait une chemise de fine toile plissée avec soin. Il ne tarda pas à passer dans la chambre de madame. À l’époque de ces premiers refroidissements de l’atmosphère, c’était la seule pièce où il y eût du feu régulièrement. Cette pièce était tendue de bleu clair ; le lit, les rideaux, un divan étaient de la même couleur, un tapis blanc à rosaces bleues et noires couvrait le parquet. Un grand feu éclairait seul la chambre, lorsque la servante qui précédait Roger apporta deux bougies. Roger en entrant baisa la main de sa femme. Elle était nonchalamment étendue dans une bergère, et longtemps, encore après l’arrivée de son mari, on eût pu voir, au voile qui couvrait son front, à l’incertitude distraite de son regard, qu’elle s’était, livrée complètement à la rêveuse influence qu’exerce la fin du jour, alors que les formes des objets s’effaçant peu à peu, l’imagination n’a plus rien à quoi elle puisse s’attacher et se cramponner sur la terre, et, rompant ses entraves, elle s’élance au ciel et erre vagabonde dans les espaces imaginaires. Mme Roger était petite, svelte, blonde ; ses yeux d’un bleu sombre étaient d’une grande beauté, mais ils avaient ce soir-là une vague et indéfinissable expression d’inquiétude et d’étonnement. Vous avez bien fait d’arriver, Roger, dit-elle, l’ennui et la tristesse me gagnaient visiblement. On servit le dîner. – Je ne suppose pas, dit Mme Roger, que ces côtelettes de mouton proviennent de votre chasse d’aujourd’hui ; cependant je ne m’aperçois pas qu’on nous serve rien qui approche davantage du gibier. – Je n’ai rien tué, reprit Roger ; ce vieil Anglais, notre voisin, qui depuis si longtemps me persécute pour m’emmener chasser avec lui, m’a fait passer la plus ennuyeuse journée. Il a deux chiens qu’il a dressés lui-même et dont il vante incessamment le mérite. Les deux maudites bêtes forcent l’arrêt d’une manière fabuleuse et font lever les perdreaux à une demi-portée de canon ; vingt gardes ne garderaient pas le gibier aussi bien que ces molosses mal élevés ; le maître des chiens tirait imperturbablement du gibier invisible à l’œil nu. Pour moi, je me suis contenté tout le jour de me promener, l’arme à volonté, en sifflant tous les airs que je sais, et aussi quelques-uns que je ne sais pas. Mme Roger parut peu sensible aux désappointements du chasseur, peut-être même ne comprenait-elle pas bien ce que c’était que de forcer un arrêt ; quoi qu’il en soit, les deux époux ne tardèrent pas à s’isoler parfaitement l’un de l’autre, tout en restant chacun à un des coins de la même cheminée. Au bout d’une heure, Roger se leva, il trouva un bon feu dans sa chambre, alluma une pipe et fuma ; puis il marcha, puis il ouvrit la fenêtre, puis il la referma. Tout à coup, il parut illuminé d’une idée subite. Il sortit de la chambre et s’occupa de rassembler une plume, du papier et de l’encre. Bérénice vint dire que madame écrivait elle-même, qu’elle disposerait volontiers de plumes et de papier pour monsieur, mais que n’ayant qu’un encrier, elle le gardait et envoyait une bouteille d’encre dans laquelle il serait à monsieur tout loisible de puiser à discrétion, à quoi Bérénice ajouta de son propre mouvement : – pourquoi monsieur n’a-t-il pas un encrier comme tout le monde ? Bérénice ici ne nous paraît pas manquer tout à fait de jugement, et plus d’un de nos lecteurs doit le dire : Pourquoi Roger n’a-t-il pas dans sa chambre un encrier comme tout le monde ? C’est ce que nous nous réservons d’expliquer avant la fin de cette histoire. Roger se mit à écrire et ne se coucha qu’assez avant dans la nuit ; avant de se mettre au lit, il ferma sa porte doucement pour ne pas réveiller sa femme. Au même moment, Mme Roger fermait la sienne non moins doucement pour ne pas réveiller son mari, car elle avait aussi veillé en écrivant et en lisant. C’était le lendemain du jour où on faisait les comptes des fournisseurs et des ouvriers.
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