PRÉFACE
Publié d’abord dans The People en 1889, puis sous forme de livre en 1891, The Snake’s Pass (Le Défilé du Serpent) inaugure une production romanesque qui se déploie sur plus de dix ans (The Lair of the White Worm, Le Repaire du Ver Blanc paraît en 1911). Premier roman, certes, mais Abraham Stoker (1847-1912) n’est pas un inconnu. Cet ancien étudiant de Trinity College devenu fonctionnaire, comme son père avant lui, est en effet l’auteur d’un ouvrage qui fait autorité : The Duties of Clerks of Petty Sessions in Ireland, 1878, (Devoirs des employés des juges de paix en Irlande). C’est un homme qui a beaucoup voyagé et beaucoup appris sur l’Irlande rurale du XIXe siècle : il s’en souviendra dans Le Défilé du Serpent. Rédacteur de chroniques théâtrales dans le Dublin Evening Mail et le Warder, il est enthousiasmé par le talent d’Henry Irving qu’il découvre dès 1866 dans Captain Absolute de Richard Brinsley Sheridan. Dix ans plus tard, à l’occasion d’une représentation d’Hamlet à Dublin, il rencontre le célèbre acteur, et c’est le début d’une longue amitié. Il devient régisseur du Lyceum Theatre, fonction qu’il occupera jusqu’à la mort d’Irving en 1905. Installé à Londres, à Cheyne Walk, près de parc de Battersea, après son mariage avec Florence Balcombe en 1878, il se trouve plongé dans une intense vie mondaine et culturelle. Il est un familier des Wilde (Oscar Wilde avait courtisé Florence Balcombe), reçoit Alfred Tennyson, Dante Gabriel Rossetti, ou encore George Eliot, Arthur Conan Doyle et Mark Twain. Il correspond avec le poète américain Walt Whitman, qu’il rencontrera au cours d’une tournée américaine du Lyceum Theatre, et dont il sera l’un des premiers à défendre l’œuvre en Angleterre (une édition de Leaves of Grass sort en 1868 en Angleterre, treize ans après l’édition américaine).
Recueil de nouvelles pour enfants, Under the Sunset paraît en 1882, mais c’est The Snake’s Pass qui, remarqué par la critique, loué aussi bien par le premier ministre Gladstone que par le poète Tennyson, lance la carrière littéraire de Stoker. Se succèdent alors des romans d’amour et d’aventures (Miss Betty, 1898 ; The Man, 1905 ; Lady Athlyne, 1908) et des romans de mystère et de suspense : The Mystery of the Sea, 1902 (Le Mystère de la Mer) ; The Lady of the Shroud, 1909 (La Dame au Linceul) ; The Lair of the White Worm, 1911 (Le Repaire du Ver Blanc) et, bien sûr, Dracula (1897) où Oscar Wilde voit « le plus beau roman du siècle ». Dracula’s Guest and Other Weird Stories (L’invité de Dracula et autres histoires étranges) ne sera publié qu’en 1914.
Dans ses dernières années, la santé de ce « géant aux cheveux roux » (graves problèmes rénaux) qui avait été un enfant délicat, décline peu à peu. En outre, des ennuis financiers conduisent à la liquidation du Lyceum Theatre après la mort d’Irving qui affecte profondément Stoker. Il rédige encore deux volumes de mémoires (Personal Reminiscences of Henry Irving, 1906), et un ouvrage sur les grands mystificateurs de l’histoire (Famous Impostors, 1910). Il meurt le 2 avril 1912, le Times saluant « un écrivain flamboyant ».
Le Défilé du Serpent est le seul roman « irlandais » de Stoker, si on entend par là un roman dont l’action se déroule en Irlande et, en outre, un roman qui prend en compte les réalités géographiques, sociales et culturelles de l’Irlande, en particulier la question des relations avec l’Angleterre. En 1891, l’Union législative entre les deux pays a presqu’un siècle d’existence, et elle marche vers son terme. Mouvements nationalistes, autonomistes ou franchement indépendantistes, coexistent avec maintes formes d’agitation agraire, liée à la question de la possession des terres : les moonlighters apparaissent dans The Snake’s Pass. La Grande Famine, traumatisme majeur, ébranle les fondements mêmes de la société. La domination de « l’Ascendancy », classe possédante et essentiellement protestante, est très affaiblie au sein d’une population catholique. Membre de l’Ascendancy lui-même, Stoker était bien au fait de ce contexte où se mêlait l’aspiration à l’émancipation politique et économique pour la majorité des Irlandais et, pour une minorité, une nostalgie plus ou moins résignée devant la disparition des hiérarchies traditionnelles. Quoi de plus naturel que son « roman irlandais » reflète, jusqu’à un certain point, cet état des choses ? Dans cette optique, Stoker s’aventure sur le chemin de crête entre chronique rurale, roman sentimental et récit fantastique. Il n’était pas le seul à faire ce choix.
Dès 1846, dans Le Prophète noir : un Récit de la Famine en Irlande1, William Carleton avait mobilisé les ressources du « gothique » pour dépeindre le sort effroyable des Irlandais qui mouraient de faim par milliers. Dans Hurrish, une Étude (1886), Emily Lawless, saupoudre son évocation de la violence rurale d’éléments horribles empruntés au roman noir. Avant d’opter pour le réalisme tranchant de La Vraie Charlotte (The Real Charlotte, 1894), roman de ce qui a été appelé « l’été indien de l’Ascendancy anglo-irlandaise », Somerville et Ross (Edith Somerville et sa cousine Violet Martin) font un détour par le « gothique » (Un Cousin irlandais, 1889), mais un « gothique » qui, déjà, se mêle à la peinture sociale.
On pourrait citer bien d’autres romans, romans purement réalistes ou romans hybrides — au sens où le cadre du réel cède sous la pression de forces obscures incontrôlées — où, sous l’intrigue, perce un véritable désir didactique, celui de faire connaître l’Irlande aux lecteurs, celui de dissiper des zones d’ombre ou de réparer des injustices. Se dessine ainsi, à côté de la tradition « gothique » illustrée en Irlande par Charles Robert Maturin et Sheridan Le Fanu, une seconde ascendance du Défilé du Serpent, représentée au premier chef par Maria Edgeworth. Dans Castle Rackrent (1800), elle fournit à son lecteur des notes nombreuses, détaillées, et un copieux glossaire. Dans La Jeune Irlandaise (The Wild Irish Girl, 1806), Lady Morgan fait un tableau précis de la société contemporaine fondée sur une connaissance approfondie de l’Histoire, assorti d’innombrables considérations sur tout ce qui a trait à l’Irlande (musique, langage, médecine, botanique…). Comme elle, les frères Banim, qui décrivent avec minutie le monde paysan (Contes de la Famille O’Hara, 1825 et 1826), fournissent des notes explicatives. On n’en finirait pas de dresser la liste de ces auteurs qui, chacun à sa façon, veulent montrer l’Irlande sous ce qu’ils croient être son vrai jour — ils visent surtout un lectorat anglais —, révéler la misère de l’immense majorité des Irlandais, mais aussi leurs qualités propres, la grandeur de leur civilisation, qui sont ignorées ou niées, stigmatiser l’indifférence ou le dédain qu’on leur manifeste, enfin proposer des solutions pour un avenir meilleur.
La vérité, c’est qu’il n’y a pas d’écrivains strictement réalistes, à visée didactique, pas plus qu’il n’y a de romanciers strictement fantastiques. L’imaginaire, singulièrement celui qui plonge ses racines dans la tradition ou le mythe irlandais, joue toujours un rôle, et c’est dans cette perspective que se situe Le Défilé du Serpent.
Le jeune Arthur Severn est invité par des amis dans le comté de Clare, mais, auparavant, ayant tout son temps, il décide de s’en aller plus à l’ouest pour parfaire sa connaissance des affaires irlandaises, dessein louable, en tout point conforme aux devoirs d’un riche héritier anglais qui vient de terminer son « grand tour » sur le continent. Ce qui l’attend dans la calèche d’Andy, c’est d’abord l’expérience d’une plongée soudaine dans un milieu naturel sublime, à la fois grandiose et effrayant, évoqué à la manière de Lady Morgan (La Jeune Irlandaise) et de Maturin (The Milesian Chief, 1812), c’est-à-dire capable d’opérer un changement radical dans la psyché de l’observateur. Le paysage est hors norme, Arthur se trouve littéralement dans une autre réalité. Il faut que s’opère ce dépaysement pour qu’il lui soit possible d’entendre, et de comprendre, une histoire jusque-là ignorée de lui, des histoires étranges plutôt, où la topographie et la science sont contaminées par le légendaire et l’irrationnel. Les terrains apparemment les plus solides — il ne s’agit pas ici d’une simple métaphore — se dérobent sous les pieds des personnages en effaçant les repères connus. Dès cette première visite, Arthur se demande avec une sorte d’angoisse, si la Colline le « possédera », comme elle en a « possédé » beaucoup d’autres : sa question n’est pas vaine puisqu’il reviendra, attiré par un magnétisme souverain où se conjuguent les forces de la curiosité scientifique et celles de l’amour. Tout commence par cette violente tempête qui sert de toile de fond à l’entrée en scène des personnages (Joyce, Murdock, Moynahan), avec une soudaine théâtralisation de l’action dans un espace clos, la shebeen de la Veuve Kelligan ; tout finit par une prodigieuse convulsion de la nature où les mêmes personnages sont soumis à la loi d’une justice divine rétributive dont le Père Ryan souligne les mystérieux cheminements :
Et, quant à toi, Phelim Joyce, puisses-tu prendre à cœur la leçon de la bonté de Dieu ! Tu pensais, quand on s’est emparé de ta terre et ta maison qu’on t’avait fait grand tort, et que Dieu t’avait déserté ; pourtant, ses voies sont si impénétrables que ce sont ces choses-là qui, justement, t’ont sauvé, toi et tout ce qui t’appartient.
Au bout du compte, tout rentre dans l’ordre après le grand chamboulement, dont l’origine est à rechercher dans le comportement indigne des hommes, ou plutôt dans celui qui est à la fois le gombeen man, l’impitoyable usurier qui édifie sa fortune sur la misère de ceux qui l’entourent, et le digne héritier du « villain » gothique de la tradition. Il appartient de plein droit à l’histoire de l’Irlande et à un imaginaire qui traverse tout le roman noir, figure d’épouvante qui ajoute sa cupidité criminelle à la dureté des temps : qu’on songe par exemple à Darky Skinadre dont Carleton fait « le Génie de la Famine » dans Le Prophète Noir. La tourbière mouvante qui engloutit Murtagh Murdock efface les signes d’une oppression et d’une injustice séculaires, tandis qu’Arthur — « le Prince des fées » — et son ami d**k édifient sur la tabula rasa, un petit paradis, « un pays des fées », avec jardins exquis et eaux courantes. Après une jeunesse apathique, Arthur devient le type même du propriétaire éclairé et paternaliste qui ne se laisse pas griser par l’étendue de sa fortune, mais ne songe qu’à en faire bon usage. De plus, son mariage avec la belle Irlandaise scelle, au moins sur le plan symbolique, une réconciliation entre deux pays que tout oppose depuis longtemps. Andy établit une équivalence malicieuse entre Norah et la tourbière. Or, celle-ci est si caractéristique de l’Irlande qu’à travers elle s’établit une équivalence entre Norah et l’Irlande. D’ailleurs Norah correspond trait pour trait à à la personnification de l’Irlande que L. P. Curtis décrit en ces termes :
Une femme majestueuse autant que triste et sage… aux longs cheveux noirs tombant sur le dos, aux grands yeux mélancoliques dans un visage d’une parfaite symétrie.
William Hughes partage l’avis de Nicholas Daly et David Glover : « La cour faite à Norah Joyce par A. Severn, est un emblème de l’alliance entre la Grande-Bretagne et l’Irlande. » On pourrait reprocher à Stoker d’idéaliser de façon naïve, conservatrice — et même franchement déplaisante dans la mesure où Arthur favorise l’émigration des paysans irlandais en leur achetant leurs terres — une situation complexe qui ne se dénouera qu’à travers le sang et les larmes. Or, il ne fait que suivre un schéma mis en place par Lady Morgan dans The Wild Irish Girl où le jeune Anglais, Horatio Mortimer épouse Glorvina, « la sauvage Irlandaise » : dans les deux cas, en même temps qu’il s’éprend de la belle Irlandaise, le héros apprend à connaître à la fois le passé glorieux (les légendes, les traditions) et le présent tragique de l’Irlande (les gombeen men et les moonlighters). Il ne s’agit là que d’une esquisse de solution romanesque au problème des relations conflictuelles entre l’Irlande et l’Angleterre au cours du XIXe siècle.
Dans Le Défilé du Serpent, le retour à l’ordre s’effectue d’abord sur le terrain, la topographie retrouvant son état initial : d**k montre bien que le paysage est redevenu ce qu’il était au temps jadis. Il s’effectue ensuite dans les esprits : Norah n’hésite pas longtemps à adopter la condition sociale — anglaise — de celui qu’elle doit épouser pour être digne de lui, et se glisse volontairement, avec l’aval de son père, dans le moule socio-culturel de la gentry. Nulle rébellion, mais une acceptation heureuse de ce qui est pour elle une promotion sociale : elle sacrifie sa jupe rouge traditionnelle pour sauver Arthur, au risque assumé de perdre une partie de son identité, de son « irlandité » ; elle se constitue une nouvelle garde-robe conforme aux exigences du cercle social où elle va pénétrer. Le modèle prôné par Stoker n’est pas indigène : si l’Irlande veut avancer sur la voie de progrès, elle ne pourra le faire qu’en suivant le modèle britannique (ce que font aussi par ailleurs Phelim Joyce, qui devient un homme d’affaires avisé, et son fils, un brillant ingénieur en Angleterre).
Norah ne sombre pas dans la schizophrénie, mais il est dit clairement qu’il y a deux Norah : la ravissante paysanne qu’Arthur émerveillé découvre sur la roche plate de Knockcalltecrore, et la jeune dame parfaitement éduquée qui l’attend sous le porche de l’église le jour de son mariage, qui lui demande s’il est « satisfait », véritable soumission à la référence britannique. L’ancienne Norah s’efface — « J’embrassai Norah Joyce pour la dernière fois » — au profit de Mrs Arthur Severn. Il s’agit d’une mise aux normes, il faut bien appeler les choses par leur nom, qui donne l’impression d’un acquiescement résigné et assez nostalgique à un ordre des choses que Stoker sait menacé : il en donnera la preuve dans Dracula. Après Seamus Deane, Terry Eagleton, et Chris Morash qui écrit : « Carmilla et Dracula traitent tous deux de l’Irlande bien qu’il soient précisément situés en Europe de l’est », j’ai tenté (« Dracula roman irlandais, vraiment ? ») de montrer les profondes résonances irlandaises du chef-d’œuvre de Stoker. Gageons que Stoker n’est pas dupe, et qu’il y a dans la conclusion qu’il donne à son beau conte irlandais une part de lucidité, et qu’il lui plaît de prendre ainsi ses désirs pour des réalités…
Un conte certes, puisqu’il y est question de fées et de lutins, de leprachauns, de tout ce « bon peuple » qui hante les campagnes irlandaises et dont il est beaucoup question autour du feu de tourbe dans une shebeen, un verre de punch ou de poteen à la main. Andy, qui s’y connaît en matière de conquêtes féminines, sait de quoi il retourne dès le début. Il convie donc celui qu’il appelle familièrement « Master Art » à cesser de poursuivre l’insaisissable sylphide de Knockcalltecrore pour se tourner vers la créature de chair et de sang de Knocknacar. De chair et de sang certes, car c’est bien de ça qu’est faite la femme idéale dont les deux hommes tentent de dessiner le portrait, au cours d’une séance de questionséponses où Andy attire malicieusement son maître sur le terrain piégé de la matérialité du corps féminin, qui ne doit être ni trop gras ni trop maigre mais « entrelardé, comme du lard de poitrine ». Nous voici loin des fées… Ce cocher facétieux est un avatar d’un type bien connu dans la littérature, le « stage Irishman », sorte de caricature de l’Irlandais typique, buveur, bavard et irresponsable, dont le public anglais était friand, mais qui déclenchera la colère des nationalistes irlandais. Stoker ne donne pas dans ce travers, bien au contraire il réhabilite le personnage : Andy est certes bavard et buveur, mais il est plein de bon sens, d’un grand dévouement, et il sait renseigner ou mettre en garde son maître qui, il faut l’avouer, manque singulièrement de perspicacité. Et surtout, il joue le rôle capital d’intermédiaire entre les deux cultures : grâce à lui Arthur s’acclimate, fait la connaissance de ceux qui peuvent raconter les anciennes légendes, découvre ces fameuses tourbières qui sont à la fois source de bien-être et d’effroi. Pour Andy, le réel et l’imaginaire coexistent sans se détruire mutuellement. La « tourbière mouvante » de Knockcalltecrore est étroitement associée à Murdock, non seulement par le cheminement normal de l’intrigue, mais plus encore et, avec insistance, par les rêves d’Arthur. Marie-Noëlle Zeender a bien montré qu’ils « annoncent la catastrophe et résolvent symboliquement par étapes successives, les énigmes de la tourbière… Murdock, par exemple, se confond avec le Roi des Serpents. » Deux exemples :
Ainsi Murdock avait toujours un rôle dans les scènes sinistres et se trouvait mêlé de façon inextricable avec le Roi des Serpents. Ils échangeaient librement leur personnalité et, à un moment, je vis le Gombeen Man défier saint Patrick, tandis qu’à un autre le Serpent semblait lutter avec Joyce, et après s’être enroulé autour de la montagne, n’être défait que par un coup puissant donné par le père de Norah, et se précipiter dans la mer à travers le Shleenanaher.
Puis Norah et moi marchions ensemble sans but quand soudain un énorme serpent qui avait le visage maléfique de Murdock dressa ses anneaux à nos côtés, et en un instant Norah me fut arrachée et emportée dans la tourbière, et moi j’étais impuissant à la sauver ou même à l’aider.
En dernier ressort, par sa passion du lucre insensée, par ses agissements irraisonnés, en dépit des avertissements de d**k, le gombeen man transforme un danger potentiel, évitable, en cataclysme incontrôlable, exemple de cette colère chtonienne qu’on se plaît à déceler dans les convulsions de la nature, les avalanches, les éruptions ou les tremblements de terre. « Tapis de mort », la tourbière est parcourue d’étranges soubresauts, elle s’anime et se gonfle chaque jour davantage, semblable à un puissant animal qui s’apprête à bondir. Avec M.-N. Zeender notons ici que la tourbière est un « océan de putréfaction qui évoque déjà le cloaque du monstrueux Ver Blanc du dernier roman de l’auteur ». Apparaît le plus hideux de tous les animaux, celui qui provoque la plus grande répulsion, qui est à l’origine de tous les maux de l’humanité : le « Roi des Serpents » avait en effet trouvé refuge au sein de la tourbière d’où saint Patrick s’était efforcé de le déloger. Ainsi se trouvent réconciliés une réalité géologique décrite par d**k avec un soin minutieux, et une légende, rapportée par Jerry Scanlan, qui met aux prises paganisme et christianisme dans « l’île des saints et des savants » : de son propre gré, le Roi des Serpents se précipite dans l’océan en ouvrant dans le roc une brèche connue désormais sous le nom de « Shleenanaher » (« Défilé du serpent ») ; des siècles plus tard, « la tourbière mouvante » brise tous les obstacles pour emprunter à son tour le Shleenanaher : « Puis, à travers le Défilé, les millions de tonnes de vase, de boue, de tourbe, de terre et de fragments rocheux se précipitèrent dans la mer. » d**k a raison : « Il y a une base scientifique à la légende. » On saura gré à l’auteur d’avoir été au nombre de ceux, ils sont rares, qui ont attiré l’attention sur cette convergence féconde.
Mais la tourbière n’est pas seulement une entité menaçante, son rôle est plus complexe. Elle « livre ses secrets au lendemain de la catastrophe », elle recèle en effet de multiples et stupéfiantes richesses : le coffre au trésor laissé là par les Français lors de l’expédition du général Humbert en 1798 ; la « couronne d’or perdue » de la légende contée au coin du feu de la shebeen un soir de tempête ; les inscriptions ogham — « Ogham ! l’une des écritures les plus anciennes et les moins connues » — ; et pour finir, un mirifique filon de pierre à chaux. En un mot, dans la tourbière sont superposées les strates successives et complémentaires de la légende, de l’histoire et de la science : c’est une véritable mémoire de l’Irlande, et c’est tout à l’honneur de Stoker d’en avoir eu l’intuition dans Le Défilé du Serpent, en rassemblant, fût-ce de façon un peu naïve, les fils du récit à la fin de son livre. Seamus Heaney, (Prix Nobel de littérature en 1995) donnera de cette intuition une formulation précise :
Ainsi, se fit jour en moi l’idée que la tourbière était la mémoire du paysage, ou un paysage qui se souvenait de tout ce qui lui était arrivé, et de ce qui était arrivé en lui… une grande partie de l’héritage matériel irlandais le plus précieux a été « trouvé dans une tourbière ».
Dans Le Défilé du Serpent, la tourbière est ce qu’elle sera dans la poésie de Heaney, ce que par ailleurs j’essayais de définir comme « le lieu de tous les commencements, de toutes les naissances et de toutes les renaissances ». C’est grâce à son intérêt pour la tourbière qu’Arthur fera la connaissance de Norah, c’est de l’emprise de la « tourbière mouvante » qu’il sera sauvé par le courage et la force de Norah, c’est dans la tourbière que Joyce récupérera le trésor des Français qu’il restituera en toute justice au peuple irlandais, c’est dans la brèche où elle est passée que d**k découvrira la pierre à chaux, c’està-dire de quoi construire l’avenir, au sens le plus matériel du terme. La tourbe est instable et dangereuse, mais paradoxalement, c’est elle, par l’intérêt qu’elle suscite, par les recherches menées à son sujet, qui assure la prospérité de la région et permet la naissance d’un nouveau jardin d’Éden.
Faut-il alors regretter que Stoker n’ait pas continué dans cette voie et, pour le reste de son œuvre, se soit définitivement éloigné des terres irlandaises ? Sûrement pas. Parce qu’il a déjà dit beaucoup de choses sur son pays dans Le Défilé du Serpent, et en outre parce qu’il a mis en place un registre narratif, avec ses thèmes et ses personnages, dont il ne s’écartera jamais beaucoup, même si géographiquement, l’action se situe bien loin de l’ouest irlandais. Comme Murtagh Murdock préfigure le comte Dracula, d**k Sutherland et Arthur Severn préfigurent les quatre hommes qui se liguent pour défendre Mina Harker et Lucy Westenra ; on a vu que le Roi des Serpents annonce le hideux Ver blanc. Et surtout, la tourmente qui balaie les routes de l’ouest, la vie inquiétante de la tourbière, le pouvoir de la Colline de Knockcalltecrore de « tenir », de « posséder », ceux qui sont assez audacieux ou assez fous pour la défier, comme les cauchemars dont l’horreur jette Arthur en bas de son lit, préludent à ce grand dérangement qui règne dans les romans à venir de Stoker : les forces de la nature déchaînées se combinent à un surnaturel séculaire, dont le temps n’a pas affaibli le pouvoir, pour donner à l’intrigue cette étrangeté propre aux récits fantastiques.
Claude FIEROBE
TEXTES CITÉS
Barbara BELFORD, Bram Stoker : A Biography of the Author of Dracula, London, Weidenfield and Nicolson, 1996.
William CARLETON, Le Prophète Noir, Un Récit de la Famine en Irlande, Rennes, Terre de Brume, 2006.
L. P. CURTIS, Apes and Angels, The Irishman in Victorian Caricature, Newton Abbot, David and Charles, 1971.
Nicolas DALY, « Irish Roots : The Romance of History in Bram Stoker’s The Snakes’s Pass », Literature and History, 4/2, 1995, pp.42-70.
Seamus DEANE, Strange Country, Modernity and Nationhood in Irish Writing since 1790, Oxford, Clarendon, 1997.
Terry EAGLETON, Heathcliff and the Great Hunger, London-NewYork, Studies in Irish Culture, Verso Books, 1995.
Claude FIEROBE, « La tourbière comme mémoire et mythe dans la poésie de Seamus Heaney », Études Irlandaises, n° XIII-I, nouvelle série, juin 1988, pp.127-138.
Claude FIEROBE, « Dracula roman irlandais, vraiment ? », Claude FIEROBE éd., Dracula, Mythe et métamorphoses, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005.
David GLOVER, Vampires, Mummies, and Liberals, Durham, NC, Duke UP, 1996.
Seamus HEANEY, Preoccupations, Selected Prose 1968-1978, London-Boston, Faber and Faber, 1980.
William HUGHES, Beyond Dracula, Bram Stoker’s Fiction in its Cultural Context, Houndsmill, Basingstoke, Macmillan, 2000.
Chris MORASH, « The Time is Out of Joint (O Cursed Spite) », Bruce STEWART, ed., That Other World : The Supernatural and the Fantastic in Irish Literaure and its Contexts, 2 vols., Gerrards Cross, Colin Smythe, 1998, pp. 123-143.
Marie-Noëlle ZEENDER, « L’Irlande Romantique et Fantastique dans The Snake’s Pass », Études Irlandaises, n° XVIII-I, nouvelle série, juin 1993, pp. 39-48.
1. Le Prophète noir, William Carleton, préface de Claude Fierobe, coll. « Terres mystérieuses », Terre de Brume, Rennes, 2006.