CHAPITRE PREMIER
UNE SOUDAINE TEMPÊTE
Entre deux montagnes de gris et de vert, car le rocher affleurait entre les touffes de verdure émeraude, la vallée, presque aussi étroite qu’une gorge, s’en allait plein ouest vers la mer. Il y avait juste assez de place pour la chaussée, à demi entaillée dans la roche, à côté de l’étroite b***e que formait le lac sombre d’une profondeur apparemment insondable loin en contrebas, entre des parois verticales de roche menaçante. La vallée s’ouvrit et la pente se fit raide, le lac devenant un torrent bordé d’écume qui s’élargissait en mares et en lacs miniatures en atteignant le niveau le plus bas. La montagne s’élevait doucement par paliers semblables à des terrasses où la civilisation se laissait entrevoir furtivement, émergeant de la désolation presque primordiale qui nous enserrait : bouquets d’arbres, chaumières, contours irréguliers des champs clos de murs de pierre, avec des tas de tourbe noirs pour les feux de l’hiver, empilés çà et là. Loin au-delà, il y avait la mer, le grand Atlantique, avec un littoral follement irrégulier parsemé d’une myriade de petits groupes d’îlots rocheux ; une mer d’un bleu profond, avec un trait de faible lumière blanche au lointain horizon et, quand le bord de l’eau était visible dans les trouées de la côte rocheuse, ici et là frangée d’une ligne d’écume à l’endroit où les vagues se brisaient sur les rochers ou bien dévalaient en énormes rouleaux sur l’étendue unie des sables.
Le ciel était une révélation pour moi, et semblait presque effacer mes souvenirs de ciels d’une grande beauté ; pourtant je revenais du sud et j’avais ressenti l’ivresse de cette nuit d’Italie où, dans le ciel d’un bleu profond, le chant du rossignol semble suspendu comme si le son et la couleur n’étaient que les expressions différentes d’un même sentiment.
Tout l’ouest était une masse somptueuse de violet, de soufre et d’or, et de grands amas de nuages de tempête s’amoncelaient au point que les cieux eux-mêmes paraissaient chargés d’un fardeau trop lourd à supporter. Des nuages violets, dont le centre était presque noir et dont la lisière extrême se teintait d’un or ardent ; de grandes traînées et des masses nuageuses du jaune le plus pâle qui soit, s’assombrissant pour devenir safran et rouge-feu, semblaient s’emparer du proche couchant pour en faire rejaillir l’éclat sur le ciel de l’est.
C’était la plus belle vue que j’eusse jamais contemplée et, accoutumé seulement, comme je l’avais été jusque là, à la beauté pastorale d’une campagne d’herbages, avec des visites occasionnelles au domaine bien boisé de ma grand-tante dans le sud de l’Angleterre, rien de surprenant à ce qu’elle retienne mon attention et captive mon imagination. Même les six mois de mon court voyage en Europe, tout juste terminé, ne m’avaient rien montré de la sorte.
La terre, la mer et l’air, tout témoignait du triomphe de la Nature et proclamait sa majesté et sa beauté sauvages. L’air était calme, d’un calme de mauvais augure. Tout était si calme que, dans le silence qui semblait nous opprimer comme les murs d’une prison, nous parvenait le grondement de la mer lointaine, la grand houle de l’Atlantique se brisant en ressac sur les rochers ou prenant d’assaut les cavernes creusées dans le rivage.
Même Andy, le cocher, très impressionné, était pour l’occasion réduit à un silence relatif. Jusque-là, durant un voyage de presque quarante milles, il m’avait fait partager ses expériences, exposant ses vues, exprimant ses opinions ; en fait, il m’avait déversé le savoir qu’il avait accumulé à propos de toute la région et des ses habitants, y compris, leurs noms, leurs histoires, leurs affaires de cœur, leurs espoirs et leurs peurs, tout ce qui concourt à faire la vie et l’intérêt d’un coin de campagne.
Aucun barbier, si l’on prend ce commerçant comme illustration de l’idée que se fait le peuple de la loquacité in excelsis, n’est plus obstinément bavard qu’un cocher irlandais à qui a été accordé le don de la parole. Il n’y a absolument aucune limite à ses capacités, car toute modification de l’environnement offre un thème nouveau et met sur le tapis une multitude d’objets exigeant un long discours.
Je fus bien aise que ce « brillant éclair de silence » eût lieu à cet instant précis, car non seulement je souhaitais boire des yeux, pour m’en imprégner, la splendeur nouvelle et grandiose de la scène qui s’ouvrait devant moi, mais je voulais comprendre aussi pleinement que possible quelle sorte de pensée profonde elle éveillait en moi. Cela avait pu être la grandeur et la beauté de la scène, ou peut-être était-ce le tonnerre qui emplissait l’air en ce soir de juillet, mais je me sentais pris d’une étrange exaltation et, en même temps pénétré d’un sentiment nouveau de la réalité des choses. En traversant cette vallée qui s’ouvrait, avec le puissant Atlantique au-delà et les nuages qui s’amoncelaient au-dessus de nos têtes, c’était presque comme si je passais vers une vie nouvelle et plus réelle.
D’une certaine manière, il m’avait semblé récemment que je m’éveillais. Mon voyage à l’étranger avait dissipé peu à peu mes vieilles idées engourdies, ou, peut-être, avait triomphé des forces négatives ayant jusque-là dominé ma vie. À présent, cette explosion glorieuse de beauté naturelle et sauvage — la majesté de la nature dans toute sa plénitude — paraissait avoir achevé de me réveiller, et il me semblait que pour la première fois, les yeux ouverts, je regardais la beauté et la réalité du monde.
Jusqu’alors, j’avais mené une vie apathique, et j’étais de maintes façons plus jeune, et de toute façon plus dépourvu de connaissance du monde que les autres jeunes gens de mon âge. Je venais seulement de sortir de l’adolescence, et de tout ce qui va avec l’adolescence, pour entrer dans l’âge d’homme, et même alors je n’étais guère à l’aise dans ma nouvelle position.
Pour la première fois de ma vie, j’avais eu des vacances, de vraies vacances, celles qu’on peut prendre quand on peut choisir sa propre façon de s’amuser.
J’avais été élevé d’un manière extrêmement paisible par un vieil ecclésiastique et son épouse dans l’ouest de l’Angleterre et, à l’exception de mes condisciples, pas plus d’un seul à la fois en toutes occasions, j’avais eu peu de compagnie. Tout compte fait, je connaissais très peu de monde. J’étais le pupille d’une grand-tante riche et excentrique, d’un naturel sévère et intransigeant. Quand mes père et mère périrent en mer, en me laissant, moi, enfant unique, sans la moindre ressource, elle se chargea de payer ma scolarité et de me mettre le pied à l’étrier, si je montrais assez d’aptitude pour une profession quelconque. Mon père avait été pratiquement mis à l’écart par sa famille en raison de son mariage avec ce qu’elle considérait comme une personne de condition inférieure et, pour eux deux, on m’avait dit que la vie avait été assez difficile. Je n’étais qu’un tout petit garçon quand ils se perdirent dans le brouillard en traversant la Manche, et le vide que me causa leur perte me fit paraître probablement encore plus obtus que je n’étais. Comme je ne m’attirais pas beaucoup d’ennuis et que je ne me montrais pas d’un caractère particulièrement agité, ma tante, je suppose, considéra comme acquis que j’étais très bien là où j’étais : quand, au cours de ma croissance, on ne put plus entretenir la fiction que j’étais écolier, on appela « tuteur » au lieu de « précepteur » le vieil ecclésiastique, et je passai avec lui les années que les jeunes hommes de la classe plus aisée passent d’habitude à l’université. Ce changement nominal de situation ne compta pas beaucoup pour moi, si ce n’est qu’on m’enseigna à monter et à tirer au fusil, et qu’on me donna, dans l’ensemble, les rudiments d’une éducation propre à faire de moi un gentilhomme campagnard. Selon moi, mon précepteur avait quelque accord secret avec ma grand-tante, mais il ne me fit jamais la moindre allusion que ce soit aux sentiments qu’elle avait pour moi. Chaque année, je passais une partie de mes vacances chez elle, un magnifique domaine de campagne. Là, j’étais toujours traité par la vieille dame avec une stricte sévérité, mais avec les meilleures manières qui soient, et avec affection et respect par les serviteurs. Il y avait une multitude de cousins, garçons et filles, en visite à la maison, mais je peux dire honnêtement qu’aucun d’eux ne me traita jamais cordialement. C’était peut-être ma faute, ou la conséquence malheureuse de ma timidité, mais je ne rencontrais jamais l’un d’eux sans qu’on me fît sentir que « je n’étais pas des leurs ».
Je peux maintenant comprendre que leur attitude à mon égard se nourrissait de leurs soupçons, et je me souviens en effet de ce jour où la vieille dame, qui avait été si sévère avec moi toute ma vie, me fit venir alors qu’elle gisait sur son lit de mort et, prenant ma main dans la sienne et la tenant serrée, dit en cherchant sa respiration :
– Arthur, j’espère ne pas m’être trompée, mais je t’ai élevé de façon à ce que le monde ait pour toi du bon ainsi que du mauvais, du bonheur aussi bien que du malheur, pour que tu puisses trouver des plaisirs là où tu pensais qu’il n’y en avait que peu. Ta jeunesse, mon cher enfant, n’a pas été heureuse, mais c’est parce que moi, qui aimais ton cher père comme s’il avait été mon propre fils, et avec qui j’ai eu la faiblesse de me brouiller jusqu’à ce qu’il soit trop tard, je voulais que tu deviennes un homme bon et heureux.
Elle ne dit rien de plus, mais ferma les yeux en me tenant toujours la main. Je craignais de la retirer de peur de la déranger, mais bientôt l’étreinte se relâcha et je me rendis compte qu’elle était morte.
Je n’avais jamais vu quelqu’un de mort, encore moins quelqu’un mourir, et cet événement me fit forte impression. Mais la jeunesse a du ressort, et la vieille dame n’avait jamais eu une grande place dans mon cœur.
À la lecture du testament, on découvrit que j’étais l’héritier de tous ses biens, et que je serais appelé à prendre place parmi les magnats du comté. Je ne pouvais pas d’emblée assumer ce rôle et, comme j’étais d’un naturel réservé, je décidai de passer au moins quelques mois à voyager. C’est ce que je fis et, à mon retour, après un périple de six mois, j’acceptai l’invitation cordiale de quelques-uns des amis que je m’étais faits en voyageant et leur rendis donc visite dans leur demeure du comté de Clare.
Disposant de mon temps, ayant une ou deux semaines de battement, je m’étais arrêté à l’idée d’améliorer ma connaissance des affaires irlandaises en faisant un détour par quelques-uns des comtés de l’ouest pour rejoindre celui de Clare.
À cette époque, je commençais juste à comprendre que la vie offre de nombreux plaisirs. Chaque jour, un monde nouveau plein d’intérêt semblait s’ouvrir devant moi. L’expérience tentée par ma grand-tante pouvait être encore couronnée de succès.
C’est alors que j’avais pris clairement conscience de la transformation effectuée en moi : elle m’était apparue avec la soudaineté inattendue du premier rayon de l’aube à travers les brumes du matin. Ce devait être pour moi un instant mémorable et, comme je voulais conserver l’intégralité de ce souvenir, je m’efforçai de ne rien manquer de la scène où une telle révélation s’était faite en moi pour la première fois. Dans mon esprit je m’étais fixé un point central propre à servir de support à ma mémoire, un promontoire situé juste sous le trajet direct du soleil, quand je fus interrompu par une remarque qui ne s’adressait pas à moi mais, apparemment, à l’univers en général :
– Musha1 ! C’est qu’il vient vite.
– Qu’est-ce qui vient ? demandai-je.
– L’orage ! Vous voyez pas comme ces nuages filent ? Ma foi, beau temps qu’ce s’ra pour les canards, et ça dans pas longtemps !
Je ne prêtai pas grande attention à ses paroles car le spectacle occupait toutes mes pensées. Nous descendions rapidement et, en approchant du bas de la vallée, le promontoire semblait prendre un relief plus hardi pour commencer à dessiner le contour d’une colline arrondie d’assez nobles proportions.
– Dis-moi, Andy, comment appelle-t-on la colline là-bas ?
– La colline qu’est là-bas, c’est ça ? Eh bien, on l’appelle Shleenanaher.
– Alors c’est la Montagne de Shleenanaher ?
– Pardieu non ! La montagne s’appelle Knockcalltecrore. C’est de l’irlandais.
– Et qu’est-ce que ça signifie ?
– Ma foi, je crois que c’est un p’tit nom pour dire la Colline de la Couronne d’Or Perdue.
– Et que veut dire Shleenanaher, Andy ?
– Sûr qu’c’est une petite fente entre les rochers là-bas qu’on appelle Shleenanaher.
– Et qu’est-ce que ça signifie ? C’est de l’irlandais, je suppose ?
– Tout juste ! C’est bien de l’irlandais, et ça veut dire le Défilé du Serpent.
– Vraiment ! Et peux-tu me dire pourquoi on l’appelle ainsi ?
– Pardieu ! Des tas d’raisons qu’on donne, pour l’appeler comme ça. Attendez qu’on voie Jerry Scanlan ou Bat Moynahan, là-bas, à Carnacliff ! Sûr qu’y connaissent toutes les légendes et les histoires de la baronnie, et qu’y les racontent toutes, si ça vous chante. Fichtre ! Musha, le voilà qu’arrive !
En effet, il arrivait pour de bon. L’orage sembla envahir toute la vallée en un seul instant ; une clameur succéda au silence, des nuages de pluie poussés par le vent obscurcirent l’air. C’était comme si un tuyau avait explosé, et la trombe d’eau se déversa si soudainement que je fus trempé jusqu’aux os avant d’avoir pu m’envelopper de mon imperméable. La jument parut d’abord effrayée, mais Andy la tenait d’une main ferme en lui prodiguant des paroles rassurantes et, passé le premier assaut de la tempête, elle continua d’une allure aussi calme et imperturbable qu’auparavant, les éclairs et les coups de tonnerre ne causant que de légères dérobades.
La splendeur de cet orage reste ancrée dans ma mémoire. Les éclairs surgissaient en nappes éclatantes qui semblaient fendre le ciel et jetaient des lueurs bizarres parmi les collines parcourues d’ombres étranges et profondes. Chaque coup de tonnerre éclatait à présent avec une violence alarmante juste au-dessus de nos têtes ; il résonnait, ballotté d’un flanc de colline à l’autre, grondant et se répercutant dans le lointain, et ses éclats de voix les plus distants se perdaient dans le fracas de ceux qui le suivaient.
Nous poursuivions notre route dans la tourmente déchaînée, de plus en plus vite ; mais la tourmente ne se calmait pas d’un iota. Andy était trop absorbé par sa tâche pour parler ; quant à moi, j’occupais tout mon temps à me maintenir sur la calèche qui vacillait et tanguait, et à cramponner mon chapeau et mon imperméable pour me protéger au mieux des trombes d’eau. Andy paraissait être au-dessus de toute considération de confort personnel. Il releva le col de son manteau, voilà tout, et bientôt fut aussi luisant que mon plaid imperméable. À dire vrai, il semblait dans l’ensemble être aussi à l’aise que moi, ou même mieux, car nous étions tous deux aussi mouillés qu’on pouvait l’être et, tandis que je m’efforçais péniblement de me protéger de la pluie, il était quitte de toute responsabilité et de tout souci en ce domaine.
Finalement, alors que nous abordions un long bout de route à plat, il se tourna vers moi :
– M’sieur, ça n’sert à rien d’continuer comme ça jusqu’à Carnaclif. Cette tempête va durer des heures. Je connais bien ça, dans ces montagnes, quand donne l’vent du nord-est. Ce s’rait pas mieux qu’on s’abrite un moment ?
– Bien sûr que si, dis-je. Essaie tout de suite. Où peux-tu aller ?
– M’sieur, y’a un coin à deux pas, la shebeen2 d’la Veuve Kelligan, au carrefour de Glennashaughlin. C’est tout près. Hue, vieille crécelle ! Chez la Veuve Kelligan, à toute allure !
Ce fut presque comme si la jument le comprenait et partageait ses souhaits, car elle prit de la vitesse pour s’engager dans un chemin qui s’ouvrait un peu sur notre gauche. En quelques minutes nous atteignîmes le carrefour, et également la shebeen de la Veuve Kelligan, une chaumière basse blanchie à la chaux, au fond d’un creux entre des hauts talus dans le coin sud-ouest de la croix. Andy sauta à terre et se précipita vers la porte.
– Voilà un monsieur qui n’est pas d’ici, Widdy, occupe-toi de lui, cria-t-il au moment où j’entrais.
Je n’avais pas encore réussi à fermer la porte derrière moi qu’il dételait la jument avant de la mettre à l’écurie, un appentis construit derrière la maison contre le haut talus.
L’orage avait, semble-t-il, déjà envoyé toute une troupe vers l’abri hospitalier de Mrs Kelligan. Un grand feu de tourbe ronflait dans la cheminée et, tout autour, debout, assis ou couchés, dans un nuage de vapeur, presque une douzaine de gens, hommes et femmes, étaient rassemblés. La pièce était grande et la cheminée si profonde que tout un chacun, ou presque, y trouvait une place. Le toit était noir, chevrons et chaume sans distinction ; des coqs et des poules en nombre avaient trouvé refuge dans les chevrons à l’extrémité de la pièce. Au-dessus du feu, une grosse marmite pendait à un fil de fer, et une odeur délicieuse de whiskey et de harengs grillés, appétissante au-delà de toute expression, envahissait la pièce.
À mon entrée, tout le monde se leva, et je me trouvai installé sur un siège bien chaud tout près du feu, tandis que des salutations variées bourdonnaient autour de moi. La chaleur me faisait le plus grand bien, et j’essayais d’exprimer ma gratitude pour l’abri et pour l’accueil, tâche où je me sentais très emprunté, quand Andy pénétra dans la pièce par la porte de derrière en lançant : « Que Dieu garde toute la compagnie ! »
Il jouissait à l’évidence d’une grande popularité, car une véritable pluie d’expressions cordiales se déversa sur lui. Il fut placé près du feu, lui aussi, et on lui mit entre les mains un bol de punch fumant, semblable à celui qu’on avait déjà mis dans les miennes. Andy eut tôt fait de goûter le punch. Je fis de même, et je peux dire honnêtement que s’il y prit plus de plaisir que moi, il dut vraiment passer quelques minutes de grand bonheur. Il ne lui fallut pas longtemps pour mettre tout le monde à l’aise, à commencer par lui-même.
– Hourra ! dit-il. Musha ! mais on arrive juste à temps. La mère, est-ce que le hareng est cuit ? Amène le panier et verse les patates ; elles sont à point, ou alors mes sens m’induisent en erreur. M’sieur, on a une chance formidable ! Il y a du hareng, et ç’aurait pu être seulement patates et bras tendu.
– Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
– Oh, c’est quand il n’y a qu’un seul hareng pour un tas de gens, trop peu pour que chacun y goûte, alors on l’met au milieu et on tend les patates vers lui pour qu’il lui donne du fumet.
Tout le monde donna un coup de main pour préparer le souper. Un grand panier à pommes de terre, qui aurait pu en contenir environ deux cents livres, fut retourné, la marmite fut retirée du feu et son contenu, une grosse masse de pommes de terre fumantes, renversé dessus. On prit du gros sel dans une boîte, et une poignée en fut placée de chaque côté du panier. Les harengs furent coupés en morceaux, on en donna un morceau à tout le monde : le dîner était servi.
Il n’y avait pas d’assiettes, pas de couteaux, pas de cuillères, pas de cérémonie, pas de préséance, et il n’y avait pas non plus d’animosité, de jalousie ou de gloutonnerie. Je n’ai jamais pris part à un repas plus heureux, ni ne me suis régalé davantage. Tel qu’il était, il était parfait. Les pommes de terre étaient bonnes et cuites à la perfection, on les prenait avec les doigts, on les pelait comme on pouvait, on les trempait dans le sel et on mangeait jusqu’à être rassasié.
Pendant le repas plusieurs inconnus entrèrent encore et, selon eux, il n’y avait aucun signe d’apaisement de la tempête. À dire vrai, une telle confirmation n’était guère nécessaire, car les furieux coups de fouet de la pluie et les hurlements de la tourmente qui cinglait la façade de la maison en disaient assez long pour convaincre l’entendement le plus borné.
Le dîner fini et le panier retiré, nous nous resserrâmes autour du feu, allumâmes notre pipe, une grande cruche de punch fumant fit son apparition et la conversation devint générale. Bien sûr, étant pour eux un étranger, j’accaparai une bonne partie de l’attention.
Andy fit de son mieux pour que les choses m’intéressent et, quand il déclara, à ma demande, que j’espérais être autorisé à offrir le punch de la soirée, sa popularité en fut augmentée, et la mienne établie. Après avoir attiré l’attention sur plusieurs sujets évoquant des histoires, des plaisanteries et des anecdotes locales, il déclara :
– C’monsieur m’demandait juste avant qu’arrive l’orage pourquoi le Shleenanaher s’appelait comme ça. Je lui ai dit que personne ne pourrait lui dire aussi bien que Jerry Scanlan ou Bat Moynahan, et tous les deux sont ici, pour sûr. Allons, les gars, vous ne voulez pas obliger le monsieur qu’est pas d’ici, en lui racontant c’que vous savez d’ces histoires à propos de la colline ?
– Avec le plus grand plaisir, dit Jerry Scanlan, un homme de haute stature, d’âge moyen, au long visage rasé de près, l’œil plein d’humour, les coins de son col de chemise lui montant presque jusqu’aux yeux par devant, tandis que l’arrière se perdait dans les profondeurs du col de son manteau de ratine.
« Pardieu, Monsieur, je vais vous raconter tout c’que j’ai entendu. Sûr qu’il y a une légende, et qu’il y a une histoire, musha ! mais des légendes et des histoires il y en a quelques-unes, mais il y a une légende au-dessus de toutes les autres, dis donc la Mère Kelligan, remplis mon verre, j’suis pas beau parleur quand j’ai l’gosier sec. Dites-moi, Monsieur, est-ce qu’on offre le punch aux Membres du Parlement quand ils parlent ?
Je secouai la tête.
– Musha ! alors, moi on ne m’aura jamais comme député tant qu’on n’aura pas changé la loi ! Merci, Mrs Kelligan, c’est tout bon pour moi. Et maintenant, cette légende qu’on raconte de Shleenanaher.
1. Musha ! : En vérité ! Mon Dieu !
2. Shebeen : Débit de boissons illégal, (de l’irlandais séibin), orthographié aussi « sheebeen » en d’autres endroits du livre.