« Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en large, dit le vieux domestique ; une mauvaise conscience ne se repose pas. Et une fois,… une fois, j’ai entendu qu’il pleurait… On aurait dit une femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m’est tombé sur le cœur. J’aurais pleuré aussi. »
Le moment est venu d’agir.
« Jekyll, crie Utterson d’une voix forte, je demande à vous voir. »
Pas de réponse.
« Je vous avertis ; nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir ; si ce n’est pas de votre plein gré, ce sera de force…
– Utterson, réplique la voix, pour l’amour de Dieu, ayez pitié ! »
Ce n’est pas la voix de Jekyll décidément, c’est celle de Hyde. Quatre fois la hache s’abat sur les panneaux qui résistent ; un cri de terreur tout animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte brisée livre passage aux assiégeants, qui, consternés du silence qui règne désormais, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire paisiblement ce réduit studieux, un bon feu brûle dans l’âtre, le thé est préparé sur une petite table ; sans les armoires vitrées remplies de produits chimiques, on se croirait dans l’intérieur le plus bourgeois. Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant, celui d’Edward Hyde. Il est vêtu d’habits trop grands pour lui, des habits à la taille du docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison. Il s’est fait justice.
Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part ; mais, sur la table, auprès d’un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs reprises beaucoup d’estime, et qui cependant est annoté de sa main avec force blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d’un sel blanc, que Poole reconnaît pour la d****e que son maître renvoyait toujours demander, il y a des papiers.
En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue, chose étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre d’adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le manuscrit du docteur Lanyon.
Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui l’adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendre un service duquel dépend son honneur, sa vie. Il s’agit d’aller prendre dans son cabinet de travail, quitte à en forcer la porte, des poudres et une fiole dont il indique exactement la place. Vers minuit un homme qu’il devra recevoir en secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra lui dire le reste. Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit exactement ; il se rend chez Jekyll ; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettre chargée. Un serrurier est là qui attend ; on pénètre dans le cabinet en forçant la serrure, on découvre, à l’endroit désigné, des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang, un cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période de beaucoup d’années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même.
Ce visiteur est un petit homme dont l’aspect lui inspire un mélange inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d’habits beaucoup trop grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son premier mot est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez le docteur Jekyll ; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis, demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y ajoute l’une des poudres. Le mélange, d’abord rougeâtre, commencé, tandis que les cristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, à devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain, l’ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé au vert pâle. L’étrange visiteur a bu d’un trait… Il crie, chancelle, se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche entrouverte, respirant à peine. Un changement s’est produit les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d’un soubresaut brusque, l’âme noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui, pâle, tremblant, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à tâtons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll !…
C’est ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Le secret professionnel s’impose à lui, mais l’horreur le tuera, car il ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu’à une suprême angoisse, lui, l’ennemi et le contempteur de la science occulte : l’être difforme qui s’est glissé dans sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme assassin de sir Dan vers Carew…
Quant à l’effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession du docteur Jekyll :
« Je suis né en 18… avec une grosse fortune, quelques excellentes qualités, le goût du travail et le désir de mériter l’estime des meilleurs entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes les garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le plus grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au bonheur de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma préoccupation de porter la tête haute devant le public, de garder une contenance particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et que, lorsque ma situation se trouva solidement établie, j’avais déjà pris l’habitude invétérée d’une vie double. Plus d’un aurait fait parade des légères irrégularités de conduite dont je me sentais coupable ; mais, considérées des hauteurs où j’aimais à me placer, elles m’apparaissaient, au contraire, comme inexcusables, et je les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Ce fut donc beaucoup moins l’ignominie de mes fautes que l’exigence de mes aspirations qui me fit ce que j’étais, et qui creusa chez moi, plus profondément que chez la majorité des hommes, une séparation marquée entre le bien et le mal, ces provinces distinctes qui composent la dualité de la nature humaine.
J’étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la vie qui gît aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je ne me trouvais en aucune façon hypocrite ; mes deux natures prenaient tout au sérieux de bonne foi ; je n’étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre que quand je m’élançais à la poursuite de la science, ou quand je me consacrais au soulagement des malheureux. L’impulsion de mes études scientifiques, qui m’emportait dans les sphères transcendantales d’un certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côté moral et le côté intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette vérité, dont la découverte partielle m’a conduit à un si épouvantable naufrage, que l’homme n’est pas un, en réalité, mais deux ; je dis deux, ma propre expérience n’ayant pas dépassé ce nombre. D’autres me suivront, d’autres iront plus loin que moi dans la même voie, et je me hasarde à deviner que, dans chaque homme, sera reconnue plus tard une réunion d’individus très divers, hétérogènes et indépendants. Quant à moi, je devais infailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une direction unique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que j’appris à découvrir la dualité primitive de l’homme ; je vis que des deux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, on pouvait dire que je n’appartenais à aucune, parce que j’étais radicalement aux deux ; et, de bonne heure, avant même que mes travaux m’eussent suggéré la possibilité d’un pareil miracle, je pris l’habitude de m’appesantir avec délices sur la pensée, vague comme un rêve, de la séparation de ces éléments.
Si chacun d’eux, me disais-je, pouvait habiter des identités distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rend intolérable, le voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfin des scrupules et des remords que son frère jumeau lui impose, et le juste marcherait droit devant lui, en s’élevant toujours, en accomplissant les bonnes œuvres où il trouve son plaisir, sans s’exposer davantage aux hontes et aux châtiments qu’attire sur lui un compagnon qu’il réprouve. Pour la malédiction de l’humanité, ces deux ennemis sont emprisonnés ensemble dans le sein torturé de notre conscience, où ils luttent sans relâche l’un contre l’autre. Comment les séparer ?
Le moyen que je cherchais me fut fourni par les expériences multiples auxquelles je me livrais dans mon laboratoire. Peu à peu j’acquis le sentiment profond de l’immatérialité hésitante, de la nature transitoire et vaporeuse, pour ainsi dire, de ce corps, solide en apparence, dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir de secouer notre vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous en dépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n’approfondirai pas davantage la partie scientifique de ma confession : d’abord, parce que j’ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie est rivé indestructiblement aux épaules de l’homme, et qu’à chaque tentative faite pour le rejeter, il revient en imposant une pression plus pénible. Secondement, parce que, – mon récit le prouvera d’une façon trop évidente, hélas ! – mes découvertes restèrent incomplètes. Il suffit donc de dire que, non seulement j’en vins à reconnaître, en mon propre corps, la simple exhalaison, le simple rayonnement de certaines puissances qui entraient dans la composition de mon esprit, mais que je réussis à fabriquer une d****e par laquelle ces puissances pouvaient être détournées de leur suprématie et souffrir qu’une nouvelle forme fût substituée à l’ancienne, une forme qui ne m’était pas moins naturelle, parce qu’elle portait l’empreinte des éléments les moins nobles de mon âme.
J’hésitai longtemps avant de mettre cette théorie en pratique. Je savais très bien que je risquais la mort, car une substance capable de contrôler si violemment et de secouer à ce point la forteresse même de l’identité pouvait, prise à trop haute dose, ou par suite d’un accident quelconque, au moment de son absorption, effacer à tout jamais le tabernacle immatériel que je lui demandais de modifier seulement. Mais la tentation d’une découverte si singulière l’emporta sur les plus vives alarmes. J’avais depuis longtemps préparé ma teinture ; j’achetai, en quantité considérable, chez un marchand de produits chimiques, certain sel particulier que je savais, l’ayant employé à mes expériences, être le dernier ingrédient nécessaire, et, par une nuit maudite, je mêlai ces éléments, je les regardai bouillir et fumer ensemble dans un verre dont, avec un grand effort de courage, quand l’ébullition eut cessé, j’avalai le contenu.
Les plus atroces angoisses s’ensuivirent, comme si l’on me broyait les os : une nausée mortelle, une horreur intime qui ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ni à celle de la mort… Puis ces agonies diverses s’évanouirent rapidement, et je revins à moi, comme au sortir d’une maladie. Il y avait quelque chose d’étrange dans mes sensations, quelque chose d’indescriptiblement nouveau et, par suite de cette nouveauté même, d’incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable de toutes les témérités ; un torrent d’images sensuelles roulait, se déchaînait dans mon imagination, j’échappais aux liens de toute obligation, j’acquérais une liberté d’âme inconnue jusque-là, qui n’était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle de cette vie nouvelle, que j’étais plus mauvais qu’auparavant, dix fois plus mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, et cette pensée m’exalta comme l’eût fait du vin… J’étendis les bras, en m’abandonnant, ravi, à la fraîcheur de ces sensations, et, au moment même, je fus soudainement averti que j’avais baissé en stature. Il n’y avait pas de miroir dans mon cabinet à cette époque ; la psyché, qui maintenant s’y trouve, y fut apportée, plus tard, pour refléter mes transformations. La nuit cependant touchait au matin, un matin très sombre ; tous les hôtes de la maison étaient encore plongés dans le sommeil ; transporté, comme je l’étais, d’espérance et de joie, je m’aventurai dehors, je traversai la cour, au-dessus de laquelle il me sembla que les constellations regardaient étonnées cet être, le premier de son espèce qu’eût encore découvert leur infatigable vigilance ; je me glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et, en arrivant dans ma chambre, j’aperçus pour la première fois Edward Hyde.
Il faut maintenant que je parle par théorie, en disant, non pas ce que je sais, mais ce que je crois être probable. Le côté mauvais de ma nature, à qui j’avais transféré momentanément toute autorité, était moins robuste et moins bien développé que le meilleur, dont je venais de me dépouiller. Dans le cours de ma vie, qui avait été, après tout, pour les neuf dixièmes, une vie de vertu et d’empire sur moi-même, je l’avais beaucoup moins épuisé que l’autre. De là, je suppose, ce fait qu’Edward Hyde était plus petit, plus mince, plus jeune qu’Henry Jekyll. De même que la bonté éclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écrit lisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je crois toujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, sur ce corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et, cependant, quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cette vilaine idole, je n’éprouvai pas une répugnance, mais plutôt un élan de bienvenue. Ceci, en somme, était encore moi-même ; ceci me semblait naturel et humain. À mes yeux, l’image de l’esprit y brillait plus vive, elle était plus ressemblante, plus tranchée dans son individualité, que sur la physionomie complexe et divisée qu’auparavant j’avais l’habitude d’appeler mienne. Dans ce jugement, je devais avoir raison, car j’ai toujours remarqué que, quand je portais la figure d’Edward Hyde, personne ne pouvait approcher de moi sans une visible défaillance physique. J’attribue cet effet à ce que tous les êtres humains, tels que nous les rencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde était seul au monde pétri de mal sans mélange.
Je ne m’attardai qu’une minute devant le miroir ; il me restait à tenter la seconde expérience, l’expérience concluante, à voir si j’avais perdu mon identité sans retour, s’il me fallait fuir, avant l’aurore, une maison qui ne serait plus la mienne. Rentrant précipitamment dans mon cabinet, je préparai, j’absorbai le breuvage une fois de plus ; une fois de plus j’endurai les tortures de la dissolution ; enfin, je revins à moi avec le caractère, la stature et le visage d’Henry Jekyll.
Cette nuit-là, j’abordai les funestes chemins de traverse. Si j’eusse fait ma découverte dans un plus noble esprit, si j’eusse tenté cette expérience sous l’empire de religieuses aspirations, tout eût pu être différent ; de ces agonies de la naissance et de la mort serait sorti un ange plutôt qu’un démon. La d****e n’avait aucune action déterminante, elle n’était ni diabolique ni divine ; elle ébranla seulement les portes de ma prison, et ce qui était dedans s’élança dehors. À cette époque, la vertu sommeillait en moi ; ma perversité, mieux éveillée, profita de l’occasion : Edward Hyde surgit. Dorénavant, bien que j’eusse deux caractères aussi bien que deux apparences, et que l’un fût tout entier mauvais, l’autre était encore le vieil Henry Jekyll, ce composé incongru des progrès duquel j’avais appris déjà à désespérer. Le mouvement fut donc complètement vers le pire.
Même alors je n’avais pas pu me réconcilier avec la sécheresse d’une vie d’étude ; j’étais gai à mes heures, et, comme mes plaisirs manquaient de dignité, comme j’étais, avec cela, non seulement connu de tout le monde et trop considéré, mais bien près de la vieillesse, cette incohérence de ma vie devenait gênante de plus en plus. Ce fut pour ces motifs que mon nouveau pouvoir me tenta jusqu’à ce que j’en devinsse l’esclave. Je n’avais qu’à vider une coupe, à me débarrasser du corps d’un professeur en renom et à endosser, comme un manteau épais, celui d’Edward Hyde. Cette idée me sembla piquante, et je fis avec soin tous mes préparatifs. Je louai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut traqué par la police ; je pris pour gouvernante une créature que je savais être silencieuse et sans scrupules. D’autre part, j’annonçai à mes domestiques qu’un M. Hyde, dont je leur fis le portrait, devait jouir dans ma maison du square d’une entière liberté, de pleins pouvoirs. Pour éviter tout accident, je me fis familièrement connaître sous mon nouvel aspect ; je m’arrangeai de façon à ce que, si quelque malheur m’arrivait en la personne du docteur Jekyll, je pusse éviter toute perte pécuniaire sous ma figure d’Edward Hyde. Ce fut le secret du testament auquel vous opposâtes tant d’objections. Ainsi fortifié, comme je le supposais, de tous côtés, je profitai sans crainte des immunités de ma situation. Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour accomplir des crimes, tandis que leur propre réputation demeurait à l’abri. Je fus le premier qui agît de même en vue du plaisir. Je pus donc ainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler une respectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier, rejeter ces entraves et plonger, la tête la première, dans l’océan de la liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais une sécurité complète. Songez-y,… je n’avais qu’à franchir le seuil de mon laboratoire : en deux secondes, la liqueur, dont je tenais les ingrédients toujours prêts, était avalée ? après cela, quoi qu’il pût faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur un miroir, et à sa place, tranquillement assis chez lui, sous sa lampe nocturne, Jekyll se moquait des soupçons.
Mes plaisirs, je l’ai déjà dit, n’avaient jamais été des plus relevés ; avec Edward Hyde, ils devinrent très vite ignobles et monstrueux. À mon retour de chaque excursion nouvelle, je restais stupéfait des turpitudes de mon autre moi-même. Ce familier, que j’évoquais ainsi et que j’envoyais seul agir selon son bon plaisir, était l’être le plus vil et le plus dépravé ; il n’avait que des pensées égoïstes, s’abreuvant de jouissances avec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures qui pouvaient en résulter pour d’autres, aussi dépourvu de remords qu’une statue de pierre. Henry Jekyll s’effrayait parfois des actes d’Edward Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes, elle relâchait insidieusement l’étreinte de la conscience. C’était Hyde après tout, et Hyde seul, qui était coupable ; Jekyll ne se sentait pas plus méchant qu’auparavant ; ses bonnes qualités lui revenaient sans avoir subi d’atteintes apparentes ; il se hâtait même de réparer le mal accompli par Hyde quand cela était possible. De cette façon il se tranquillisait.
Je n’ai nul dessein d’entrer dans le détail des infamies dont je me rendais complice (quant à les avoir commises moi-même, je ne puis aujourd’hui encore l’admettre). Je ne veux qu’indiquer les avertissements que je reçus et les degrés de mon châtiment. Une fois, je courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre une enfant excita contre moi la colère de la foule, qui m’eût déchiré, je crois, si je n’avais pas apaisé la famille de ma petite victime en lui remettant un chèque au nom d’Henry Jekyll. Ceci me donna l’idée d’avoir un compte dans une autre banque au nom d’Edward Hyde, et quand, en altérant mon écriture, j’eus pourvu mon double d’une signature, je me crus de nouveau à l’abri du destin.
Deux mois environ avant le meurtre de sir Dan vers Carew, j’étais allé courir les aventures. Rentré fort tard, je m’éveillai le lendemain avec des sensations bizarres. Ce fut en vain que je regardai autour de moi, en reconnaissant les belles proportions et le mobilier décent de ma chambre du square, le dessin des rideaux, la forme du lit d’acajou ou j’étais couché. Quelque Chose me laissait convaincu que je n’étais pas réellement où je croyais être, mais bien dans mon galant réduit de Soho, où j’avais coutume de dormir sous le masque d’Edward Hyde. Je me mis à rire de cette illusion et, toujours curieux de psychologie, à en chercher les causes. Par intervalles, toutefois, le sommeil m’emportait, interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un moment lucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main de Jekyll, vous l’avez souvent remarqué, était une main professionnelle de forme et de dimensions, une grande main blanche, ferme et bien faite, tandis que la main qui m’apparaissait distinctement sur les draps, à la clarté jaunissante d’une matinée de Londres, était d’une pâleur brune, maigre, osseuse, avec de gros nœuds et couverte partout d’un épais duvet noir. Cette main velue était la main d’Edward Hyde.