IIQuelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début. Peu nous importent, par exemple, les idées et les habitudes de M. Utterson, un personnage d’arrière-plan, dépositaire du testament bizarre qui fait passer tous les biens de Henry Jekyll entre les mains de son ami Edward Hyde, dans le cas de la disparition du testateur. Cette clause insolite blesse le bon sens et les traditions professionnelles du notaire Utterson ; elle semble cacher quelque secret ténébreux, d’autant plus que ledit Edward Hyde, prétendu « bienfaiteur » du docteur Jekyll et son légataire universel, n’est connu de personne. Jamais Utterson n’en avait entendu parler avant que le singulier document lui eût été confié, avec mille précautions minutieuses ; pourtant il est le plus ancien ami de Jekyll, après le docteur Lanyon toutefois, qui, intimement lié jadis avec son collègue, s’est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu’il donnait à corps perdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non plus, ne sait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement que M. Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est de nature à augmenter sa perplexité ; c’est le hasard qui le lui fournit.
Un soir qu’il se promène dans un quartier populeux de Londres, avec son jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui fait remarquer, presque à l’extrémité d’une petite rue commerçante, l’entrée d’une cour qui interrompt la ligne régulière des maisons. Juste à cet endroit, un pignon délabré avance sur la rue ses deux étages sans fenêtres, au-dessus de la porte dépourvue, de marteau, une porte de derrière apparemment.
« Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattache dans ma pensée à une singulière histoire. »
Et il raconte l’acte de brutalité commis sous ses yeux, dans cette rue même, contre un enfant, une petite fille, par un individu d’apparence plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, il a saisi le coupable au collet, appelé au secours ; un rassemblement s’est formé, et M. Hyde, pour éviter un scandale, a payé une forte somme aux parents de sa victime. Il s’est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison délabrée en question, et est redescendu bientôt avec un chèque sur la banque Coutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu’Utterson devine sans que son cousin ait besoin de le prononcer.
« Et quelle figure a-t-il, ce Hyde ?
– Il n’est pas aisé de le peindre. Je n’ai jamais vu d’homme qui m’ait inspiré autant de dégoût, sans que je puisse expliquer pourquoi. Il vous donne l’impression d’un être difforme, et cependant je ne saurais spécifier sa difformité. Il est extraordinaire, voilà le fait, il est anormal. Je crois le voir encore, tant je l’ai peu oublié, et cependant je ne trouve pas de paroles pour peindre l’effet que produit cette infernale physionomie.
M. Utterson est plus ému qu’il ne veut le laisser paraître.
« Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savez rien ?
– Si fait, j’ai observé que personne n’y entre jamais, sauf le héros très repoussant de mon aventure. Elle n’est pas habitée, les trois fenêtres grillées, sur la cour, restent toujours closes, mais les vitres en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée qui fume parfois, ce qui donnerait l’idée que quelqu’un y vient accidentellement. »
Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas que cette vilaine bâtisse dépend de – la maison de son ami Jekyll. Après avoir soupçonné celui-ci de folie toute pure, il craint qu’il ne s’agisse plutôt de quelque complicité honteuse. L’idée fixe le poursuit de s’éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secrets nocturnes du quartier que fréquente l’odieux Hyde. Longtemps il attend en vain ; mais, certain soir, vers dix heures, les boutiques étant closes et la rue silencieuse, au milieu du sourd mugissement de Londres, un pas retentit rapide, un homme de petite taille apparaît, tire une clé de sa poche et se dirige vers la maison indiquée.
« M. Hyde ? » lui dit le notaire en posant la main sur son épaule.
L’homme tressaille et recule, mais sa terreur n’est que momentanée. Reprenant aussitôt de l’empire sur lui-même, il répond :
« C’est mon nom, en effet ; que me voulez-vous ?
– Je suis un vieil ami du docteur Jekyll ; on a dû vous parler de moi : M. Utterson. Faites-moi une grâce, laissez-moi voir votre visage. »
L’autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d’un air de défi.
« Maintenant je vous reconnaîtrai, dit Utterson. Cela peut être utile.
– Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyons rencontrés… À propos, vous avez besoin de savoir mon adresse. »
Et il lui indique une rue, un numéro.
« Mon Dieu ! se dit le notaire, est-il possible qu’il ait, lui aussi, songé au testament ?…
– Comment, ne m’ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner ? reprend Hyde.
– D’après une description. Nous avons des amis communs.
– Lesquels ? balbutie Hyde.
– Jekyll, par exemple.
– Il ne vous a jamais parlé de moi, s’écrie l’autre en rougissant de colère. Vous mentez. »
Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison, laissant Utterson stupéfait.
« Ce nain blême, au sourire timide et cynique à la fois, est certainement fort laid, pense le notaire, mais sa laideur ne suffit pas à expliquer la répulsion insurmontable que suscite sa présence. Il faut qu’il y ait quelque chose en outre. Serait-ce qu’une âme noire peut transparaître ainsi à travers son enveloppe de chair ? Pauvre Jekyll ! Si jamais j’ai lu la signature de Satan sur un visage, c’est sur celui de ton nouvel ami. »
En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de belles maisons, dont plusieurs sont déchues de leur rang d’autrefois, divisées en appartements, en bureaux, en magasins. L’une d’elles, cependant, devant laquelle s’arrête Utterson, a gardé un grand air d’opulence. Un vieux domestique vient ouvrir.
« Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chez lui ? »
Sur sa réponse négative :
« Je viens de voir M. Hyde s’introduire par la porte de l’ancienne salle d’anatomie. Cela est-il permis en l’absence de votre maître ?
– Sans doute, car M. Hyde a une clé.
– Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeune homme.
– Oh ! Monsieur, on ne l’invite pas à dîner et il ne paraît guère de ce côté-ci de la maison. Il entre et sort toujours par le laboratoire. »
Utterson conclut de ces renseignements que le docteur, en ouvrant sa maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute de jeunesse. Ce doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré, mal gré, inopinément, cet être atroce, qui entre et sort furtivement, qui peut-être est impatient d’hériter… Il se promet de protéger Jekyll contre l’influence équivoque qui s’est glissée à son foyer. Il profitera pour cela du premier tête-à-tête.
« Vous savez que je n’ai jamais approuvé votre testament, lui dit-il avec hardiesse, et je l’approuve moins que jamais, car j’ai appris des choses révoltantes sur ce jeune Hyde. »
La belle figure intelligente du docteur s’assombrit à ces mots.
« Inutile de me les dire, cela ne changerait rien ; vous ne comprenez pas ma position, répond-il avec une certaine incohérence. Je suis dans une passe difficile, très difficile… »
Et comme le notaire, espérant pouvoir le tirer de peine, presse Jekyll de s’ouvrir à lui, il refuse, affirmant sur l’honneur qu’il est tout à fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cet Edward Hyde, que, par conséquent, ses amis doivent lui laisser le soin d’apprécier ce qui convient. Assurément, il est attaché à ce garçon, il a pour cela des raisons sérieuses… Même il conjure Utterson de vaincre, quand il ne sera plus, l’antipathie que lui inspire son héritier.
« Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.
– Soit ! répond Jekyll ; je vous prie seulement de l’aider au besoin, pour l’amour de moi. »
À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y a maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson est amené à seconder la police dans ses recherches. La connaissance qu’il a de l’adresse du meurtrier présumé permet de faire les perquisitions nécessaires. Hyde habite, dans le quartier mal fréquenté de Soho, une rue étroite et sombre, garnie de cabarets où l’on boit du gin, de restaurants français du plus bas étage, de boutiques borgnes où s’approvisionnent des femmes de mauvaise mine appartenant à toutes les nationalités. C’est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll, héritier d’un quart de million sterling, a élu domicile.
Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte.
« M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour ressortir ensuite ; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît parfois un mois ou deux de suite. »
Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près vide. Hyde n’habite que deux chambres meublées avec luxe ; un grand désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l’on y avait fait à la hâte des préparatifs de fuite : les vêtements traînent sur le tapis, les tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l’âtre indiquent que l’on a brûlé des papiers ; mais, derrière une porte, les agents découvrent la moitié d’un bâton dont l’autre moitié est restée sanglante sur le lieu du crime. Cette canne, d’un bois très rare, a été donnée bien des années auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.
Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le docteur. Poole, le vieux domestiqué, l’introduit, en lui faisant traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l’espèce de pavillon que l’on appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d’anatomie. Le docteur a autrefois acheté la maison aux héritiers d’un chirurgien, et s’occupe de chimie là où son prédécesseur s’occupait à disséquer. Pour la première fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donne sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Il trouve le docteur dans une vaste chambre garnie d’armoires vitrées, d’un grand bureau et d’une psyché, meuble assez déplacé dans un lieu pareil.
Savez-vous les nouvelles ? lui demande Utterson.
– On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.
– Un mot : j’espère que vous n’avez pas été assez fou pour cacher ce misérable ?
– Utterson, s’écrie le docteur, je vous donne ma parole d’honneur que tout est fini entre lui et moi ! D’ailleurs, il n’a pas besoin de mon secours, il est en sûreté. Personne n’entendra plus parler de Hyde. »
L’homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque fiévreuses :
« Vous paraissez bien sûr de lui !
– Sûr,… absolument. Mais j’aurais besoin de votre conseil. J’ai reçu une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice. Décidez,… j’ai perdu toute confiance en moi-même.
– Vous craignez que cela n’aide à découvrir ?…
– Non, peu m’importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre réputation, que cette triste affaire met en péril. »
Utterson, surpris de ce soudain accès d’égoïsme, demande à voir la lettre ; elle est d’une écriture renversée très singulière et conçue dans des termes respectueux ; Hyde exprime brièvement son repentir, en s’excusant auprès du protecteur dont il a si mal reconnu les bontés ; il lui annonce qu’il a des moyens de fuite tout prêts.
L’enveloppe manque ; Jekyll prétend l’avoir brûlée par mégarde.
« Encore une question, reprend Utterson : c’est Hyde, n’est-ce pas, qui vous avait dicté ce passage de votre testament au sujet d’une disparition possible ? »
Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.
« Je m’en doutais, dit Utterson. Le scélérat avait l’intention de vous assassiner ! Vous l’avez échappé belle !
– Oh ! j’ai reçu une terrible leçon ! s’écrie Jekyll, ensevelissant sa tête entre ses deux mains. « Quelle leçon, mon Dieu ! »
Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. En étudiant l’autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que la prétendue lettre de l’assassin est de la main même de Jekyll, qui a changé l’aspect des caractères en les renversant. Le docteur s’est donc fait faussaire pour sauver un meurtrier !
Cependant le temps s’écoule et l’assassin reste introuvable. On recueille des détails sur le passé de l’homme, sur ses vices, sa cruauté, ses relations ignobles et la haine qu’il a partout inspirée ; mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peut être découvert, encore moins sur le lieu où il se cache. Une nouvelle vie semble avoir commencé pour le docteur Jekyll ; il ne s’occupe plus que de bonnes œuvres. Charitable, il l’a toujours été, mais il devient religieux en outre ; il fréquente plus assidûment ses anciens amis, renoue des relations très affectueuses avec le docteur Lanyon, et paraît heureux comme il ne l’était pas depuis longtemps.
Deux mois se passent ainsi ; tout à coup, les amis de Jekyll trouvent sa porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoit personne. Utterson se décide enfin à faire part de son inquiétude au docteur Lanyon. En entrant chez celui-ci, il est stupéfait de le trouver changé, affaibli, presque mourant :
« Un coup terrible m’a frappé, explique Lanyon, je ne m’en relèverai jamais ; ce n’est plus qu’une question de semaines. Eh bien, je ne me plains pas de la vie,… je l’ai trouvée bonne,… mais,… si nous savions tout, nous serions plus satisfaits de nous en aller.
– Jekyll est malade, lui aussi, » commence Utterson.
À ce nom, la figure de Lanyon s’altère davantage encore ; il lève une main tremblante :
« Que je n’entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec emportement. Il est mort pour moi.
– Vous lui en voulez encore ? s’écrie Utterson étonné. Songez que nous sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse ne se remplacent pas.
– Inutile d’insister. Demandez-lui plutôt à lui-même…
– Mais il ne veut pas me recevoir…
– Cela ne m’étonne pas ! Un jour ou l’autre, quand je ne serai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu’il ne soit jamais question entre nous d’un sujet que j’abhorre. ».
Utterson demande par écrit des explications à Jekyll ; une réponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention de se condamner désormais à une retraite absolue.
Que faut-il supposer ? Quelle catastrophe a donc pu survenir ? L’idée de la folie se présente de nouveau à l’esprit du notaire ; les paroles de Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau le vieux savant, mais il n’en a pas l’occasion, car, en une quinzaine de jours, cet homme d’une si haute valeur morale et intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit être ouvert par lui qu’après la disparition du docteur Jekyll. Pour la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand-peine sa curiosité, mais le respect qu’il doit à la volonté expresse d’un mourant le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir.
Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit toujours que son maître ne sort plus de ce cabinet mystérieux, au-dessus du laboratoire, qu’il ne parle guère, ne lit plus et paraît absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Utterson s’avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d’entrevoir au moins le prisonnier volontaire. L’une de ces fenêtres est ouverte ; le docteur, assis auprès, l’air souffrant, accablé, aperçoit son ami et consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se referme brusquement.
À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s’assurer par lui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d’une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.
En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de sinistres rapports. À la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon où s’est retranché Jekyll et monte l’escalier qui conduit au fameux cabinet.
« Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez ; mais qu’il ne vous entende pas, » dit Poole, sans que le notaire puisse rien comprendre à cette étrange recommandation.
Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.
Une voix plaintive répond du dedans :
« Je ne peux voir personne. »
Et Poole, d’un air triomphant, reprend tout bas :
« Eh bien, Monsieur, dites si c’est vraiment la voix de mon maître ?
– Elle est bien changée, en effet.
– Changée ? On n’a pas été vingt ans dans la maison d’un homme pour ne pas reconnaître sa voix. Non, Monsieur, mon maître a disparu ; dites-moi maintenant qui est là, à sa place ? »
En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambre écartée où nul ne peut épier leur conciliabule.
« Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je ne sais quel médicament. Mon maître faisait cela quelquefois. Il écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur l’escalier. Depuis huit jours nous n’avons vu de lui que cela,… des papiers. Il était enfermé ; les repas mêmes devaient être laissés à la porte. Eh bien, tous les jours, deux ou trois fois par jour, il y avait des ordonnances sur l’escalier, et je devais courir chez tous les chimistes de la ville ; et chaque fois que j’avais apporté la d****e, un nouveau papier me commandait de la rendre, parce qu’elle n’était pas pure, et de chercher ailleurs. On a terriblement besoin de cette d****e-là, Monsieur… »
L’un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les lignes suivantes :
« Le docteur Jekyll affirme à MM,*** que leur dernier envoi n’a pu servir. En 18… il leur avait acheté une quantité considérable de cette même poudre. Il les prie de chercher avec un soin extrême et de lui en envoyer de la même qualité, à tout prix. »
Jusque-là, l’écriture est assez régulière ; mais, à la fin, la plume a craché, comme si une émotion trop forte brisait toutes les digues :
« Pour l’amour de Dieu, trouvez-m’en de l’ancienne ! »
« Ceci est assurément l’écriture du docteur, dit Utterson.
– En effet, répond Poole ; mais, peu importe son écriture, je l’ai vu…
– Qui donc ?
– Je l’ai surpris un jour qu’il était sorti du cabinet et ne se croyait pas observé. Ce n’a été qu’une minute ; il s’est sauvé avec une espèce de cri ; mais je savais à quoi m’en tenir, et mes cheveux se sont hérissés de crainte. Pourquoi mon maître aurait-il eu un masque sur la figure et pourquoi aurait-il crié en s’enfuyant à ma vue ?
– Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami est atteint, sans doute, d’une maladie qui le défigure autant qu’elle le fait souffrir, et qu’il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu’il porte pour dissimuler quelque plaie affreuse, de là l’extraordinaire altération de sa voix et l’impatience qu’il a de trouver un remède qui puisse le soulager.
– Non, Monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n’était pas mon maître ; mon maître est grand, solide, celui-là n’était guère qu’un nain. Parbleu ! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître ! Non, l’homme au masque n’était pas le docteur, et, si vous voulez que je vous dise ce que je crois, un meurtre a été commis.
– Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m’assurer des faits. J’enfoncerai cette porte. »
Les deux hommes se munissent d’une hache et d’un tisonnier ; ils envoient un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une dernière fois, Utterson écoute. Le bruit d’un pas léger se fait à peine entendre sur le tapis.