En vous faisant le portrait de miss Rachel, j’ai trouvé une transition pour vous parler des intentions matrimoniales de la jeune personne.
Le 12 juin, ma maîtresse adressa à un gentleman de Londres une invitation pour venir passer le jour de naissance de miss Rachel à la maison.
C’est à cet heureux personnage que je croyais le cœur de ma jeune maîtresse attaché ; de même que M. Franklin, il était son cousin et se nommait M. Godfrey Ablewhite.
La seconde sœur de milady (n’ayez pas peur, cette fois nous ne nous étendrons pas trop longtemps sur les affaires de famille) eut un désappointement dans ses affections de jeunesse ; lorsqu’à la suite de ce chagrin, elle prit un mari, elle fit ce qu’on appelle une mésalliance.
Il y eut un grand tapage dans la famille, quand l’honorable Caroline persista à épouser M. Ablewhite, le simple banquier de Frizinghall.
Il était fort riche, respecté et entouré d’une famille bien posée ; le tout parlait en sa faveur. Mais enfin il s’était permis de s’élever à cette position en partant des rangs inférieurs de la société, et on ne pouvait tolérer cette audace.
Toutefois avec le temps, et grâce au progrès des lumières modernes, la mésalliance finit par être acceptée. Nous devenons si libéraux ! Personne ne se soucie guère, pourvu que les droits de chacun soient égaux, de savoir si tel membre, soit du parlement, soit de la société moderne, est un balayeur des rues ou un duc. Voilà le point de vue moderne, et je l’admets. Les Ablewhite demeuraient dans une belle maison entourée d’un parc et située à la porte de Frizinghall ; ils étaient fort respectés dans leur voisinage et dignes de l’être. Ils ne nous occuperont guère par la suite, à l’exception de M. Godfrey, second fils de M. Ablewhite, qui tiendra une place considérable dans mon récit, surtout par rapport à miss Rachel.
Malgré l’esprit, les talents et toutes les qualités de M. Franklin, je lui trouvais peu de chances de l’emporter sur M. Godfrey dans l’estime de ma jeune maîtresse.
En premier lieu, M. Godfrey était, au point de vue de la tournure, le plus bel homme des deux ; il mesurait près de six pieds de haut, avait de belles couleurs roses et blanches, la figure bien ronde et rasée, et de superbes cheveux blonds flottant négligemment sur son cou.
Mais pourquoi continuerais-je cette description de sa personne ? Si vous avez jamais souscrit aux œuvres de charité féminine à Londres, vous connaissez M. G. Ablewhite aussi bien que moi.
Sa profession était celle du barreau ; ses goûts le rendaient l’homme des dames, et par choix il vivait en bon Samaritain.
Il était le bras droit de la philanthropie féminine et la providence des femmes malheureuses.
Sociétés maternelles pour les femmes en couches ; refuges destinés aux Madeleines repentantes ; associations d’esprits forts instituées pour donner aux faibles femmes les places appartenant aux hommes, sauf à laisser ceux-ci se débrouiller sans appui, toutes les entreprises philanthropiques l’avaient pour président, pour caissier, ou pour directeur.
N’importe où se réunissait un comité de dames, on était sûr d’y voir M. Godfrey, adoucissant l’humeur des unes et des autres, dirigeant ces chères créatures à travers les épines de la discussion, avec mille formes de politesse. Je soutiens que l’Angleterre ne possédait pas de philanthrope au petit pied plus accompli. Comme orateur dans les meetings de bienfaisance, il n’avait pas son pareil pour vous tirer des larmes et de l’argent ; il était devenu un personnage populaire.
La dernière fois que j’allai à Londres, ma maîtresse me régala de deux divertissements. L’un fut d’aller voir au théâtre une danseuse à la mode ; l’autre d’entendre M. Godfrey parlant à Exeter-Hall. La femme produisit son effet, accompagnée d’un orchestre.
Le gentleman obtint son succès à l’aide d’un mouchoir et d’un verre d’eau ; vous trouviez la même foule aux deux représentations, l’une des jambes, et l’autre de la langue. Malgré tant de succès, M. Godfrey restait l’homme le plus doux, du caractère le plus facile et le plus aisé à satisfaire : il aimait tout le monde, et était aimé de chacun.
Quelle chance restait à M. Franklin, quelle chance avait un homme d’une réputation même supérieure, contre un personnage aussi accompli ?
La réponse de M. Godfrey nous parvint le 14.
Il acceptait l’invitation, à partir du mercredi jusqu’au vendredi soir, jour où ses devoirs de charité l’obligeraient à rentrer en ville. Il joignait à sa lettre une jolie pièce de vers sur le jour de naissance de miss Rachel ; celle-ci, à ce que j’appris par Pénélope, se réunit à M. Franklin pour les tourner en ridicule, et ma fille, toute portée vers M. Franklin, me demanda triomphalement ce que je pensais de cela. « Miss Rachel vous a mise sur une fausse piste, ma chère, lui dis-je, mais mon nez n’est pas si facile à mystifier ; attendez que M. Ablewhite soit ici pour juger la position. »
Ma fille répliqua que M. Franklin pourrait bien se déclarer avant que les vers fussent suivis du poète ! À cela je ne pouvais rien opposer, car j’avoue que M. Franklin ne perdait aucune occasion de se mettre dans les bonnes grâces de sa cousine.
J’en donnerai pour preuve que, quoique fumeur invétéré, il renonça au cigare, dès qu’elle eut dit qu’elle détestait l’odeur qui en restait dans les habits. Il dormit si mal après cet acte de soumission, par suite de la privation de son narcotique habituel, et il souffrit tellement de ce changement d’habitudes, que miss Rachel fut la première à le prier de reprendre ses cigares. Mais il persista dans sa résolution ; jamais il ne reprendrait rien de ce qui pouvait lui causer un instant d’ennui, et sa volonté l’aiderait à se vaincre, et même à retrouver le sommeil.
Tant de dévouement, ainsi pensait chacun, ne pouvait manquer de faire impression sur miss Rachel, sans compter encore le travail en commun de la décoration du boudoir. Tout cela est très-joli, mais enfin elle avait dans sa chambre à coucher une photographie de M. Godfrey, qui le représentait dans la pose d’un orateur de meeting, ses cheveux jetés en arrière par le feu de son éloquence, et ses beaux yeux forçant l’argent à sortir des poches. Que direz-vous de cela ? Chaque matin, de l’aveu même de Pénélope, l’homme incomparable que toutes les femmes s’arrachaient assistait en effigie à la toilette de miss Rachel, et je persistais à croire qu’ayant peu il aurait le droit de voir en réalité ces beaux cheveux peignés par Pénélope.
Le 16 juin survint un événement qui diminua encore selon moi les chances de M. Franklin.
Un monsieur à l’air assez bizarre, parlant l’anglais avec un accent étranger, vint ce matin-là demander M. Franklin Blake, pour lui parler affaires.
Ces affaires ne pouvaient regarder le diamant pour deux motifs : d’abord, parce que M. Franklin ne m’en parla pas ; secondement, parce qu’il s’en entretint avec milady ; celle-ci en toucha sans doute quelques mots à sa fille. En tout cas, il paraît que miss Rachel, le soir au piano, fit de sévères remontrances à M. Franklin sur la compagnie dans laquelle il avait vécu et les principes relâchés qu’il avait puisés à l’étranger. Le lendemain, pour la première fois, on négligea la décoration de la porte. Je soupçonne qu’il s’agissait pour M. Franklin de liquider quelque imprudence commise sur le continent, dette ou affaire de femme, qui était venue le relancer en Angleterre ; tout ceci n’est qu’une supposition ; car dans cette occasion, chose étrange, milady et M. Franklin me laissèrent dans l’ignorance.
Le 17, les nuages semblèrent se dissiper. Les deux jeunes gens reprirent la décoration de la porte et parurent bien ensemble comme avant. S’il faut en croire Pénélope, M. Franklin aurait saisi l’occasion de la réconciliation pour faire sa demande, et n’aurait été ni repoussé ni agréé. Ma fille affirmait que miss Rachel avait éloigné M. Franklin en affectant de ne pas le croire assez sérieux, et qu’un instant après elle avait regretté son procédé. Bien que Pénélope, élevée dès son enfance avec sa jeune maîtresse, fût pour cette raison plus familière avec elle que ne le sont d’ordinaire les femmes de chambre, je connaissais trop la réserve de miss Rachel pour admettre qu’elle s’ouvrît ainsi, et je crois que ma fille prenait ses espérances pour des réalités.
Le 19, il survint un autre événement ; le docteur fut appelé pour soigner une personne que vous connaissez ; je veux parler de notre seconde housemaid, Rosanna Spearman.
Cette pauvre fille qui, comme vous le savez, m’avait tant intrigué par sa manière d’être aux Sables-Tremblants, me causa encore plus d’un étonnement jusqu’au moment dont je vous entretiens ici. L’idée de ma fille (et qu’elle garda strictement pour elle, d’après mes ordres), que Rosanna fût tombée amoureuse de M. Franklin me paraissait toujours aussi absurde ; mais je conviens aussi que ce que nous vîmes tous deux de sa conduite commençait à avoir l’air mystérieux, pour ne pas dire plus !
Ainsi, sans faire semblant de rien et de la manière la plus naturelle du monde, elle se plaçait sans cesse sous les pas de M. Franklin. Il y faisait à peu près autant attention qu’au chat de la maison, et il ne pensait jamais à regarder une figure aussi ordinaire. Pendant ce temps, cette pauvre fille, qui n’avait jamais eu beaucoup d’appétit, le perdit tout à fait et se mit à dépérir, tandis que le matin ses yeux indiquaient qu’elle avait passé la nuit à pleurer au lieu de dormir.
Un jour, Pénélope fit une déplaisante découverte que nous tînmes secrète.
Elle surprit Rosanna devant la table de toilette de M. Franklin, enlevant une rose que miss Rachel venait de donner à ce dernier pour mettre à sa boutonnière, et y substituant une rose semblable, cueillie par elle.
Depuis cet incident, elle fut à plusieurs reprises insolente vis-à-vis de moi, lorsque je lui donnai un avis général sur sa conduite ; et, chose plus grave encore, elle se montra peu respectueuse dans plusieurs occasions envers miss Rachel.
Milady remarqua ce changement, et me demanda ce que j’en pensais.
Je cherchai à excuser notre housemaid, en attribuant son aigreur à son état maladif ; le résultat fut qu’on demanda le docteur. Il parla de ses nerfs et dit qu’il la croyait peu propre à continuer un service. Milady offrit de l’envoyer dans une des fermes, afin de changer d’air. Elle supplia les larmes aux yeux qu’on la laissât dans la maison, et moi, bien mal inspiré, j’engageai milady à en essayer encore pendant quelque temps. Les événements se chargèrent de prouver que je n’aurais pu donner un plus mauvais conseil ; car certes, si j’avais pu prévoir l’avenir, j’aurais mis Rosanna Spearman à la porte de la maison séance tenante.
Le 20, on reçut un mot de M. Godfrey, qui devait passer cette nuit chez son père à Frizinghall, où il avait à s’entendre avec lui au sujet de quelques affaires. Dans l’après-midi du lendemain, il viendrait à cheval avec ses deux sœurs et resterait à dîner. Une jolie boîte en porcelaine accompagnait ce billet. C’était un souvenir qu’il priait sa cousine Rachel d’accepter avec son amour et ses meilleurs souhaits. M. Franklin ne lui avait offert qu’un médaillon sans valeur ; malgré tout, et avec l’obstination naturelle aux femmes, Pénélope pariait toujours pour son succès.
Dieu soit loué ! Nous voici à la veille du jour de naissance ! Vous conviendrez, j’espère, que je ne vous ai pas trop fait languir cette fois pour y arriver ! Prenez courage, je vous promets un nouveau chapitre plein d’intérêt et qui vous fera pénétrer au cœur même de notre histoire.