CHAPITRE VIII-1

2077 Words
CHAPITRE VIIIJe dois m’arrêter ici pour un moment. En rassemblant mes propres souvenirs, aidés du journal de Pénélope, je vois que nous pouvons passer rapidement sur l’espace de temps compris entre l’arrivée de M. Franklin et le jour de naissance de miss Rachel. La plupart de ces jours n’ont rien qu’on puisse citer. Donc, avec votre permission et avec le secours de Pénélope, je noterai seulement quelques dates ainsi que les faits qui s’y rapportent, me réservant de reprendre mon journal quotidien dès que j’arriverai au moment où la Pierre de Lune devint l’occupation principale de tout le monde dans la maison. Je reprends au lendemain matin (26) de ma trouvaille dans l’allée. Je montrai à M. Franklin cette pièce de conviction, et lui racontai comment j’en étais devenu possesseur. Son opinion fut que non-seulement les Indiens poursuivaient la recherche du diamant, mais encore qu’ils avaient la niaiserie de croire à leurs jongleries, entre autres à celle de l’encre versée sur la main de leur jeune acolyte, dans l’espoir qu’il verrait ainsi les personnes et les objets qui dépassaient la portée de la vision humaine. À ce que m’apprit M. Franklin, chez nous aussi bien qu’en Orient, il y a des gens qui pratiquent ces momeries, sans addition d’encre magique, toutefois ; ils appellent cela d’un nom français qui signifie quelque chose comme le don de seconde vue. « Croyez-le bien, ajouta M. Franklin, les Indiens étaient convaincus que le diamant reposait ici, entre nos mains, et ils avaient amené leur jeune voyant afin d’être bien renseignés par lui sur le lieu précis ou se trouvait le diamant dans le cas où ils seraient parvenus à pénétrer la nuit dernière dans la maison. — Pensez-vous qu’ils tenteront d’y entrer de nouveau, monsieur ? dis-je. — Cela dépend, répondit M. Franklin, du degré d’initiation du jeune garçon ; s’il peut apercevoir le diamant enfermé à l’abri de toute atteinte dans la caisse de la banque de Frizinghall, nous ne serons plus, pour le moment, troublés par les visites des Indiens ; s’il ne possède pas le don de seconde vue, nous avons plus d’une chance de les revoir ou de les attraper dans le taillis, et cela avant peu. » J’attendais donc et avec assez d’intrépidité une nouvelle apparition ; mais, chose étrange, elle n’eut jamais lieu. Soit que les jongleurs eussent appris en ville la visite de M. Franklin à la Banque, et qu’ils en aient tiré leurs conclusions ; soit que l’enfant eût réellement vu le diamant et ses pérégrinations, ce que pour ma part je ne croirai pas un seul instant ; soit enfin que le hasard seul s’en mêlât, nous n’aperçûmes plus l’ombre d’un Indien pendant les semaines qui s’écoulèrent jusqu’au jour de naissance de miss Rachel. Les jongleurs continuèrent à exhiber leurs tours dans la ville ou aux environs ; M. Franklin et moi restâmes dans l’attente, décidés à ne pas mettre les coquins trop sur leurs gardes en dévoilant hâtivement nos soupçons. Sur cet exposé de nos situations respectives, je finirai tout le récit de ce que j’ai à dire des Indiens pour le moment. Le 29 de ce mois, M. Franklin et sa cousine découvrirent une manière nouvelle de passer le temps qui eût pu, sans cet amusement, leur sembler un peu long. J’ai des raisons qui se développeront plus tard de vous faire particulièrement remarquer quel genre d’occupation ils adoptèrent. Les gens du monde en général ont un grand élément d’ennui dans leur existence : c’est leur paresse. Leur vie se passe la plupart du temps à la recherche d’une occupation, et il est curieux de les voir souvent se divertir à quelque chose de bizarre, de laid ou de sale. Ceux qui ont ce qu’on appelle des goûts intellectuels semblent surtout atteints de cette manie ; neuf fois sur dix ils tourmentent quelqu’un, ou bien ils abîment quelque chose et restent convaincus qu’ils ajoutent beaucoup à la culture de leur esprit, quand la vérité tout unie est qu’ils ne font que salir et déranger une maison. J’ai vu des dames (je le dis à regret), aussi bien que des messieurs, sortir, les poches pleines de vieilles boîtes à pharmacie, pour aller à la chasse des lézards, des escargots, des araignées et des grenouilles. De retour au logis, on transperce ces pauvres bêtes avec des épingles ou bien on les coupe en petits morceaux sans éprouver le moindre remords. Vous trouvez l’un de vos jeunes maîtres en extase devant une araignée qu’il contemple au travers d’une loupe ; ou bien vous vous butez contre une malheureuse grenouille qui descend l’escalier sans sa tête ; et lorsque vous vous récriez contre ces inutiles cruautés, on vous répond que votre jeune maître ou votre jeune maîtresse montre ainsi son goût pour l’histoire naturelle. D’autres fois, ils gâteront une belle fleur en la lardant de vilains instruments sous le prétexte d’apprendre sa structure. Sa couleur en sera-t-elle pourtant plus belle ou son parfum plus doux, lorsque votre stupide curiosité sera satisfaite à ses dépens ? Mais qu’importe ? il faut, entendez-vous, il leur faut tuer le temps ! Enfant, vous tripotiez de la boue, et vous faisiez de franches saletés ; arrivé à l’âge d’homme, vous vous plongez, croyez-vous, dans la science, en disséquant des fleurs et des insectes ! Cela revient toujours à dire que vous n’avez pas d’idées dans votre pauvre cervelle vide, et rien à faire de vos pauvres mains oisives. Parfois cette agitation stérile aboutit à couvrir une toile de peinture dont l’odeur empeste la maison ; ou bien vous gardez des larves et d’autres horreurs dans des bocaux pleins d’eau sale qui soulèvent le cœur à vos voisins ; puis, vous semez des débris de cailloux en guise d’étude géologique dans tout le logis ; ou bien encore vous vous tachez les doigts avec le collodion, et aucun visage ami ne trouve grâce devant votre appareil photographique. Il est clair qu’il est souvent dur aux gens qui ont leur vie à gagner, d’être obligés de travailler pour se procurer les vêtements qui les couvrent, le toit qui les abrite et le pain qui les nourrit ; mais comparez le métier du plus pénible à cette existence d’oisiveté qui s’en prend aux animaux et aux fleurs et vous remercierez encore le ciel que votre tête soit forcée de penser et vos mains obligées de se remuer. Quant à M. Franklin et à miss Rachel, je leur dois la justice de dire qu’ils ne torturaient rien ; ils se bornaient à gâcher, et n’abîmèrent que les panneaux d’une porte. Le génie universel de M. Franklin lui faisant tout entreprendre, il se lança dans ce qu’il nommait la peinture décorative. Il avait inventé, daigna-t-il nous dire, un nouveau procédé de détrempe, et il attribuait à cette composition les qualités d’un agent actif. Quels ingrédients y figuraient, je l’ignore, mais l’effet qu’elle produisait, je puis vous le dire en deux mots, elle infectait. Miss Rachel n’ayant pas de cesse qu’elle n’eût essayé cette nouvelle merveille, M. Franklin fit venir les matières premières de Londres, opéra le mélange, qui tout d’abord réussit à faire éternuer bêtes et gens ; puis il orna la robe de miss Rachel d’un tablier à bavette, et se mit de concert avec elle à décorer son petit salon que, faute d’un nom élégant en anglais, on nommait : « le boudoir. » Ils commencèrent par l’intérieur des portes ; M. Franklin enleva tout le vernis neuf avec de la pierre ponce, et obtint une surface unie pour son travail futur. Miss Rachel alors se mit en demeure de couvrir sous sa direction l’espace libre de devises ingénieuses, griffons, oiseaux, fleurs, amours, et autres gentillesses à l’imitation d’un célèbre peintre italien, dont le nom m’échappe ; je sais seulement que c’est celui qui a rempli l’univers de Vierges Marie et dont la bonne amie était boulangère. Comme occupation, ces décorations étaient un ouvrage peu propre et n’avançaient que lentement. Mais nos jeunes gens n’en semblaient jamais fatigués ; tout le temps qu’ils ne donnaient ni à la promenade, ni aux visites, ni aux repas, ni à leurs duos de chant, ils l’employaient à abîmer cette porte, aussi appliqués à leur besogne que des abeilles dans une ruche. Pourtant qui a donc écrit que Satan trouve encore le moyen de perdre les gens les plus occupés ? S’il avait été à ma place dans la famille et qu’il eût vu les deux cousins, qui avec sa brosse, qui avec son agent actif, il eût pensé que jamais plus grande vérité ne trouva ici à être appliquée ! La première date digne d’être notée est celle du dimanche 4 juin. Ce soir-là, dans la salle des gens, nous débattîmes entre nous une question qui, comme, celle de la décoration du petit salon, se rattache à des faits à venir. Remarquant le plaisir que M. Franklin et sa cousine semblaient trouver dans la société l’un de l’autre, et voyant quel joli couple ils feraient à tout égard, nous discutâmes les nombreuses chances qu’ils avaient d’être réunis pour autre chose que pour l’ornementation d’un salon. Plusieurs d’entre nous prédirent que la maison verrait un mariage avant la fin de l’été. D’autres, dont je faisais partie, admirent qu’en effet il y avait des probabilités pour que miss Rachel fût mariée ; mais, pour des raisons que la suite vous apprendra, nous doutions que son futur fût M. Franklin Blake. Ce qui était hors de doute, c’est que M. Franklin était pour sa part fort amoureux. La question était de découvrir les sentiments de miss Rachel ; permettez-moi de vous faire connaître ma jeune maîtresse, et puis vous verrez si vous parvenez à bien comprendre son caractère. Le dix-huitième anniversaire de miss Rachel devait tomber au 21 de juin prochain. Si par hasard vous aimez les femmes brunes (lesquelles ont cessé depuis peu, m’a-t-on dit, d’être en faveur dans le monde élégant) et que vous ne teniez pas absolument à la taille, je vous réponds de miss Rachel comme d’une des plus jolies personnes que vous eussiez pu voir. Elle était mince et petite, mais parfaitement proportionnée des pieds à la tête. En la voyant s’asseoir, se lever, surtout en la voyant marcher, tout homme de sens aurait été convaincu qu’elle devait le charme de son extérieur à la nature et non à ses vêtements. Ses yeux et ses cheveux rivalisaient du plus beau noir ; son nez paraissait trop petit, j’en conviens, mais (pour emprunter les paroles de M. Franklin) la bouche et le menton étaient des morceaux de dieux ; toujours selon la même autorité, son teint chaud comme un rayon de soleil avait sur celui-ci l’avantage de ne pas brûler ceux qui le regardaient. Ajoutez-y qu’elle portait la tête haute et d’un air vraiment distingué, qu’elle possédait une voix claire, d’un timbre métallique, et un sourire qui commençait dans les yeux pour arriver aux lèvres ; vous aurez dès lors un portrait complet et aussi frappant que j’ai pu le décrire. Maintenant, que dirai-je du caractère ? Cette charmante créature avait-elle des défauts ? Mon Dieu, oui ! elle en avait juste autant que vous, madame, ni plus ni moins. Pour parler sérieusement, ma chère miss Rachel avait, au milieu de tant d’attraits et de qualités, un défaut capital, que la stricte impartialité m’oblige à reconnaître. Elle différait des autres filles de son âge, et en un point surtout, c’est qu’elle avait des idées à elle et toutes faites, et que si ses opinions allaient à l’encontre des usages reçus, elle se moquait des usages ! Pour des bagatelles, ce travers importait peu ; mais dans les circonstances graves, milady trouvait, comme moi, que cet esprit de défi allait bien trop loin. Elle jugeait par elle-même, chose bien rare chez des femmes deux fois plus âgées qu’elle ; jamais elle ne demandait votre avis et ne vous prévenait de ce qu’elle allait décider. Elle ne mettait personne, pas même sa mère, dans la confidence de ses secrets. Dans les moindres choses comme dans les plus grandes, avec ceux qu’elle aimait comme avec ceux qu’elle détestait (sentiments dont elle s’acquittait également bien), miss Rachel suivait un petit système personnel qui suffisait aux peines et aux joies de son existence intime. Que de fois n’ai-je pas entendu répéter à milady : « Le meilleur ami et le pire ennemi de Rachel sont tous deux… Rachel elle-même. » Un mot encore, et j’ai fini. Avec ce caractère concentré et cette volonté inflexible, il n’y avait pas un atome de fausseté en elle. Je ne me souviens pas de l’avoir vue manquer à sa parole : dire oui pour elle ne signifiait jamais qu’elle pensât à faire le contraire. Plus d’une fois dans son enfance, je la vis supporter une réprimande ou un châtiment à la place d’une amie plutôt que de l’accuser. Personne ne put jamais lui faire avouer ni nier en ce cas la faute dont elle se laissait accuser à tort ; elle vous regardait bien résolument en face, secouait son petit minois et vous disait nettement : « Vous ne me ferez pas parler. » Punie de nouveau pour son obstination, elle voulait bien demander pardon pour avoir dit : « Je ne veux pas parler. » Mais on avait beau la mettre au pain et à l’eau, elle ne répondait rien de plus. Entêtée, volontaire comme un démon, j’en conviens, mais une créature parfaite à travers tout cela. Peut-être voyez-vous ici une certaine contradiction ? eh bien ! je vais vous glisser un mot dans le tuyau de l’oreille. Étudiez votre femme pendant vingt-quatre heures, et si durant ce temps vous ne découvrez chez la bonne dame aucune contradiction, que le Ciel ait pitié de vous ! vous avez épousé un monstre.
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