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2040 Words
Le client le plus près de l’extrémité du comptoir franchit la porte battante ménagée en cet endroit et terrassa, en le prenant à revers, l’employé qui lui faisait face. Des trois autres clients, deux allongèrent les bras en travers du comptoir, et leurs mains se nouèrent au cou de leurs interlocuteurs respectifs, qu’ils « sonnèrent » férocement sur l’appui de chêne. Quant au dernier, le plus petit de taille, ne pouvant appréhender son vis-à-vis dont une trop grande distance le séparait, il bondit par-dessus le comptoir et saisit son adversaire à la gorge avec une violence que son élan décuplait. Pas un cri n’avait été poussé. Le drame n’avait pas duré trente secondes. Quand leurs victimes eurent perdu connaissance, les étrangleurs achevèrent de les mettre hors de combat. Le plan avait été minutieusement étudié. Rien ne clocha. Il n’y eut aucune hésitation. De toutes les poches sortirent à la fois les accessoires nécessaires. Ensemble, dussent les patients périr par l’asphyxie, les bouches furent bourrées d’ouate et bâillonnées. Ensemble, les mains furent ramenées en arrière et ligotées, les pieds étroitement liés, les corps raidis dans la multiple étreinte d’une fine cordelette d’acier. Le travail de tous fut terminé au même instant. D’un seul mouvement, les cinq assaillants se redressèrent. – Le rideau ! ordonna celui qui avait demandé à voir le directeur de l’agence et qui semblait commander aux autres. Trois des bandits coururent actionner les manivelles de la devanture en fer. Les lames de tôle commencèrent à descendre, atténuant progressivement les bruits venant de l’extérieur. L’opération était à demi effectuée, quand la sonnerie du téléphone retentit tout à coup. – Stop ! fit le chef de la b***e. Le rideau s’étant arrêté dans sa course descendante, il s’approcha de l’appareil et décrocha le récepteur. La conversation suivante s’engagea, dont la moitié seulement parvenait aux quatre étrangleurs maintenant inactifs. – Allô ! – J’écoute. – C’est vous, Buxton ? – Oui. – C’est drôle. Je ne reconnais pas votre voix. – Il y a de la friture. – Pas chez nous. – Il y en a ici. Moi non plus je ne reconnais pas votre voix. – Mr Lasone. – Ah ! très bien !... très bien !... je reconnais maintenant. – Dites donc, Buxton, la voiture est-elle passée ? – Pas encore, assura le bandit après une courte hésitation. – Quand elle viendra, dites-lui de retourner à l’agence S. On me téléphone à l’instant qu’on vient d’y recevoir un versement important après la fermeture et le départ des fonds. – La somme est forte ? – Assez. Dans les vingt mille livres. – Fichtre !... – Vous ferez la commission ?... Je peux compter sur vous ? – Comptez sur moi. – Bonsoir, Buxton. – Bonsoir. L’étranger raccrocha le récepteur et, un instant, demeura immobile, pensif. Soudain, il prit son parti et, rassemblant ses complices autour de lui : – Il s’agit de s’activer, camarades, leur dit-il à voix basse, en commençant à se déshabiller fébrilement. Ouste !... qu’on me donne la pelure de cet homme-là ! Du doigt, il désignait Store, toujours privé de sentiments. En un clin d’œil, celui-ci fut dépouillé de ses vêtements, que son agresseur endossa, bien que ces vêtements fussent un peu petits pour sa taille. Ayant trouvé dans une des poches les clés de la caisse, il ouvrit ensuite la cabine, puis le coffre-fort, dont furent extraits les sacs de numéraire, la serviette aux billets et les liasses de titres. Il achevait à peine, quand on entendit une voiture qui s’arrêtait au bord du trottoir. Presque aussitôt, on frappa aux vitres de la porte à demi recouverte par la devanture métallique. – Attention ! dit rapidement le chef de cette b***e d’étrangleurs, en commentant ses paroles de gestes expressifs. Bas les manteaux, montrez vos vestons, à vos places, et du coup d’œil !... Qu’on ne rate pas le premier qui entrera !... Et sans bruit... Après, porte close, et qu’on n’ouvre qu’à moi !... Chargé de la serviette et de plusieurs paquets de titres, il s’était, tout en parlant, rapproché de la porte, tandis que trois de ses complices s’asseyaient, sur un signe de lui, à la place des employés, poussés d’un coup de pied sous le comptoir, et que le quatrième se postait près de l’entrée. Il ouvrit cette porte d’une main ferme. Le vacarme de la rue parut grandir subitement. Une voiture de livraison s’était en effet arrêtée devant l’agence. Dans la nuit, on voyait briller ses lanternes. Le cocher, resté sur son siège, causait avec un homme debout au bord du trottoir. C’était cet homme, un encaisseur de la Central Bank, qui avait frappé à la porte quelques instants plus tôt. Sans se presser, évitant les passants dont le torrent coulait sans interruption, l’audacieux bandit traversa le trottoir et s’approcha de la voiture. – Salut ! dit-il. – Salut ! répondirent les deux hommes. Le cocher, ayant regardé celui qui l’interpellait, parut étonné. – Tiens !... ce n’est pas Store ! s’écria-t-il. – C’est son jour de congé. Je le remplace, expliqua le pseudo-caissier. Puis, s’adressant à l’encaisseur debout auprès de lui. – Eh !... Un coup de main, l’ami ? – Pour quoi faire ? – Pour un de nos sacs. On a reçu beaucoup d’argent aujourd’hui. Ça pèse. – C’est que... dit l’encaisseur en hésitant, il m’est défendu de quitter la voiture. – Bah ! pour une minute !... D’ailleurs, je te remplace. Un des employés t’aidera pendant que je déposerai la serviette et les titres. L’encaisseur s’éloigna sans insister davantage et franchit la porte, qui se referma derrière lui. – À nous camarade, disait pendant ce temps au cocher le remplaçant de Store. Ouvre ta voiture. – Allons-y ! acquiesça le cocher. La caisse de la voiture n’ayant aucune issue en arrière ni sur les côtés, la seule ouverture consistait en une petite porte à deux battants de tôle, ménagée derrière la banquette du conducteur. De cette manière, les risques de vol étaient réduits au minimum. Pour pénétrer dans la voiture, il fallait donc nécessairement faire basculer la banquette, dont une moitié avait été rendue mobile dans ce but. Mais, comme il s’agissait seulement de placer quelques paquets dans un des casiers garnissant les côtés du véhicule, le cocher jugea superflu de se livrer à ce travail et se contenta de repousser les portes. – Passe la serviette, dit-il. Ayant reçu ce qu’il demandait, le cocher, à demi couché en travers de la banquette, disparut jusqu’à mi-corps dans l’intérieur de la voiture, ses jambes faisant contrepoids à l’extérieur. Dans cette position, il ne put voir son soi-disant collègue monter sur le marchepied, puis de là sur le siège, et se placer de manière à le séparer de ses guides. Par-dessus le cocher étendu, le faux caissier, comme s’il eût été curieux de voir ce que contenait la caisse de la voiture, y introduisit à son tour le haut du corps, et son bras, tout à coup, se détendit violemment dans l’ombre. Si quelqu’un des nombreux passants qui circulaient avait eu l’idée de regarder de près à ce moment, il aurait vu les jambes du cocher se raidir d’une manière aussi subite du siège, tandis que le buste fléchissait de l’autre côté de la banquette. Rapidement, l’homme saisit alors par la ceinture ce corps inerte, et l’envoya au milieu des sacs et des paquets déposés dans la voiture. Cette série d’actes, exécutés avec une précision et une audace merveilleuses, n’avait demandé que quelques instants. Les passants continuaient à circuler paisiblement, sans aucun soupçon des événements anormaux qui se succédaient si près d’eux, en pleine foule. L’homme se pencha plus encore dans la voiture, de manière à ne pas être aveuglé par les lumières de la rue, et regarda dans la caisse. Sur le plancher, au milieu d’une flaque de sang qui grandissait à vue d’œil, le cocher gisait, un couteau fiché à la base du crâne, dans cet épanouissement de la moelle qui a reçu les divers noms de bulbe, de cervelet, de nœud vital. Il ne bougeait plus. La mort avait été foudroyante. Le meurtrier, craignant que le sang ne finît par traverser le parquet et par couler sur le sol, enjamba la banquette, s’introduisit tout entier dans la voiture et dépouilla le mort de sa vareuse. Il s’en servit pour tamponner la terrible blessure, puis, ayant retiré le couteau de la plaie et l’ayant soigneusement essuyé, ainsi que ses mains rouges, il referma les portes de tôle, sûr que le sang, s’il continuait à couler, serait absorbé par la laine comme par une éponge. Cette précaution prise, il descendit de la voiture, traversa le trottoir et frappa d’une manière particulière à la porte de l’agence, qui fut aussitôt ouverte, puis refermée. – L’homme ?... interrogea-t-il, en entrant. On lui montra le comptoir. – Avec les autres. Ficelé. – Bon !... Ses vêtements !... Vite ! Pendant qu’on se hâtait d’obéir, il retirait le costume du caissier Store et le remplaçait par celui de l’encaisseur. – Deux hommes resteront ici, commanda-t-il, tout en procédant à cette transformation. Les autres avec moi pour déménager la « bagnole ». Sans attendre la réponse, il rouvrit la porte, sortit, suivi de ses deux acolytes, remonta sur le siège et s’introduisit dans la caisse de la voiture, dont le pillage commença. L’un après l’autre, il donnait les paquets à ses complices, qui les transportaient dans l’agence. La porte de celle-ci, demeurée grande ouverte, découpait un carré brillant sur le trottoir. Les passants, venant de l’obscurité relative de la rue pour y retourner aussitôt, traversaient sans y prendre garde cette zone plus lumineuse. Rien ne les eût empêchés d’entrer. Mais cette idée ne venait à personne, et la foule s’écoulait indifférente à une manutention qui ne la regardait pas et que rien ne l’autorisait à suspecter. En cinq minutes la voiture fut vide. Porte close, on procéda au tri. Les valeurs, actions ou obligations, furent mises d’un côté ; les espèces de l’autre. Les premières, impitoyablement rejetées, allèrent joncher le parquet. Des billets de banque, on fit cinq parts, et chacun en prit une, dont il se matelassa la poitrine. – Et les sacs ?... demanda l’un des bandits. – Bourrez vos poches, répondit le chef. Ce qui restera, dans la voiture. Je m’en charge. On lui obéissait déjà. – Minute !... s’écria-t-il. Convenons de tout auparavant. Quand je serai parti, vous rentrerez ici et vous finirez de baisser la devanture. Ensuite, expliqua-t-il, en montrant le couloir ouvrant dans le fond de la pièce, vous sortirez par là. Le dernier fermera à double tour et jettera la clé à l’égout. Au bout, c’est le vestibule et vous connaissez les aîtres. Du doigt, il montra le cabinet du directeur. – N’oubliez pas le bonhomme. Vous savez ce qui est convenu ?... – Oui, oui, lui répondit-on. Sois tranquille. Au moment de partir, il s’arrêta encore. – Diable !... fit-il. Je ne pensais plus au principal... Il doit bien y avoir ici une liste des autres Agences. On lui montra, collé à l’intérieur de la vitrine, une affiche jaune qui donnait ce renseignement. Il la parcourut des yeux. – Quant aux manteaux, dit-il, lorsqu’il eut découvert l’adresse de l’agence S, jetez-les dans un coin. Qu’on les trouve. L’essentiel est qu’on ne les voie pas sur notre dos. Rendez-vous où vous savez... En route ! Le surplus des sacs d’or et d’argent fut transporté dans la voiture. – C’est tout ?... interrogea l’un des porteurs. Son chef réfléchit, puis, frappé d’une idée soudaine : – Fichtre non ! Et mes frusques ! L’autre partit en courant, pour revenir aussitôt, apportant les vêtements que ceux du caissier Store avait tout d’abord remplacés, et qu’il jeta à la volée dans la caisse de la voiture. – Cette fois, c’est bien tout ?... demanda-t-il de nouveau. – Oui. Et ne traînez pas ! lui fut-il répondu. Il disparut dans l’agence. La devanture de fer acheva de descendre. Pendant ce temps, le cocher improvisé saisissait les guides et réveillait les chevaux d’un coup de fouet. La voiture s’ébranla, remonta Old Broad Street, tourna dans Throgmorton Street, suivit Lothburg Street, puis Gresham Street, tourna dans Aldergate Street et s’arrêta enfin devant l’agence S, au n° 29 de cette dernière rue.
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