1-1
1
L’affaire de la Central Bank
Assurément, l’audacieux cambriolage qui a tant occupé la presse sous le nom de l’affaire de la Central Bank et qui a eu, quinze jours durant, l’honneur de ses manchettes, n’est pas effacé de toutes les mémoires, malgré les années écoulées. Peu de crimes, en effet, ont excité la curiosité publique autant que celui-ci, car il en est peu qui aient réuni au même degré l’attrait du mystère et l’ampleur du forfait, et dont l’accomplissement ait exigé une aussi incroyable audace, une aussi farouche énergie.
On en lira donc peut-être avec intérêt le récit incomplet encore, mais scrupuleusement véridique. Si ce récit n’éclaire pas absolument tous les points restés dans l’ombre jusqu’ici, il apportera du moins quelques précisions nouvelles, et redressera ou coordonnera les informations parfois contradictoires données à l’époque par les journaux.
Le vol, on le sait, a eu pour théâtre l’Agence DK de la Central Bank, située près de la Bourse de Londres, au coin de Threadneedle Street et de Old Broad Street, et dirigée alors par Mr Lewis Robert Buxton, fils du lord de ce nom.
Cette agence comporte essentiellement une vaste pièce, divisée en deux fractions inégales par un long comptoir de chêne, qui se développe parallèlement aux deux rues, lesquelles se coupent à angle droit. On y accède, au croisement de ces deux rues, par une porte vitrée, en pan coupé, précédée d’une sorte de tambour de plain-pied avec le trottoir. En entrant, on aperçoit à gauche, derrière un grillage à fortes mailles, la caisse, qui communique par une porte également grillagée avec le bureau proprement dit, où se tiennent les employés. À droite le comptoir de chêne est interrompu à son extrémité par un battant mobile, permettant au besoin d’aller de la partie destinée au public dans celle qui est réservée aux employés, ou vice versa. Au fond de cette dernière, s’ouvre d’abord, près du comptoir, le cabinet du chef de l’agence, lequel cabinet commande un réduit sans autre issue, puis, en suivant la muraille perpendiculaire à Threadneedle Street, un couloir donnant accès au vestibule commun à tout l’immeuble auquel appartient le local.
D’un côté, ce vestibule passe devant la loge du concierge et conduit à Threadneedle Street. De l’autre, après avoir desservi le grand escalier, il aboutit à une porte vitrée à deux battants, qui dissimule à la vue du dehors l’entrée des caves et l’escalier de service, qui fait face à celle-ci.
Tels sont les lieux où se sont déroulées les principales péripéties du drame.
Au moment où il commence, c’est-à-dire à cinq heures moins vingt exactement, les cinq employés de l’agence s’occupent de leurs travaux habituels. Deux d’entre eux sont plongés dans leurs écritures. Les trois autres répondent à autant de clients accoudés sur le comptoir. Quant au caissier, il fait, sous la protection de son grillage, le compte des espèces, qui, en ce jour de liquidation, atteignent le total imposant de soixante-douze mille soixante-dix-neuf livres, deux shillings et quatre pence, soit un million huit cent seize mille trois cent quatre-vingt-treize francs quatre-vingts centimes.
Ainsi qu’il a été dit, l’horloge de l’agence marque cinq heures moins vingt. Dans vingt minutes, par conséquent, on fermera ; la devanture en fer sera baissée, puis, un peu plus tard, les employés se disperseront, leur journée de travail finie. Le sourd grondement des voitures et le bruit de la foule parviennent du dehors à travers les glaces de la vitrine, obscurcies par le crépuscule de ce dernier jour de novembre.
C’est à ce moment que la porte s’ouvrit et qu’un homme entra. Le nouveau venu, après avoir jeté un coup d’œil rapide dans le bureau, se retourna à demi et fit au-dehors, à l’adresse, sans doute, d’un compagnon resté sur le trottoir, un geste de la main droite, dont le pouce, l’indicateur et le médius redressés mimaient d’une manière claire le nombre 3. Leur attention eût-elle été éveillée, les employés n’auraient pu voir ce geste que leur cachait la porte entrouverte, et l’eussent-ils vu, qu’ils n’auraient évidemment songé à établir aucune corrélation entre le nombre des personnes alors accoudées sur le comptoir et celui des doigts qui étaient ainsi montrés comme un signal.
Son signal donné, si c’en était un, l’homme acheva d’ouvrir la porte, la referma après s’être introduit dans le bureau, et alla prendre rang derrière l’un des clients précédents, indiquant ainsi son intention d’attendre, pour faire connaître ses désirs, que ce client eût terminé et se fût retiré.
Un des deux employés libres se leva, et, se dirigeant vers lui, demanda :
– Vous désirez, monsieur ?...
– Merci, monsieur, j’attendrai, répondit le nouveau venu, en accompagnant sa réponse d’un mouvement de la main, destiné à faire entendre qu’il voulait précisément avoir affaire à l’employé à proximité duquel il s’était arrêté.
Celui qui avait obligeamment interpellé se rassit sans insister et reprit son travail, la conscience apaisée par cette tentative de zèle, et satisfait en somme qu’elle eût ce résultat négatif. L’homme attendit donc, sans que personne fît plus attention à lui.
La singularité de son aspect eût justifié cependant plus sérieux examen. C’était un gaillard de haute taille, qui à en juger par sa carrure, devait être d’une force peu commune. Une magnifique barbe blonde encadrait son visage au teint bronzé. Quant à son rang social, on ne pouvait le présumer d’après sa mise ; un long cache-poussière en soie grège le recouvrant jusqu’aux pieds.
Le client derrière lequel il était placé ayant terminé ce qu’il avait à faire, l’homme au cache-poussière lui succéda et entretint, à son tour, le représentant de la Central Bank des opérations qu’il désirait entreprendre. Pendant ce temps, la personne qu’il avait remplacée ouvrait la porte extérieure et sortait de l’agence.
Cette porte se rouvrit immédiatement et livra passage à un deuxième personnage aussi singulier que le premier dont il semblait être, en quelque sorte, la copie. Même stature, même carrure, même barbe blonde entourant un visage sensiblement cuivré, même long cache-poussière de soie grège dissimulant les vêtements de son propriétaire.
Pour ce dernier personnage, il en fut comme pour son sosie. Comme celui-ci, il attendit patiemment derrière l’une des deux personnes encore accoudées au comptoir, puis son tour venu, il engagea conversation avec l’employé devenu libre, tandis que le client gagnait la rue.
De même que précédemment, la porte se rouvrit aussitôt. Un troisième individu fit son entrée et alla prendra rang à la suite du seul des trois clients primitifs qui restât. De taille médiocre, tout en largeur et trapu, son visage coloré encore assombri par une barbe noire, ses vêtements recouverts d’un long pardessus gris, celui-ci offrait à la fois des différences et des analogies avec ceux qui, avant lui, s’étaient livrés à semblable manège.
Enfin, lorsque la dernière des trois personnes qui se trouvaient précédemment dans l’agence eût terminé ses affaires et céda la place, ce fut à deux hommes que la porte aussitôt rouverte livra passage en même temps. Ces deux hommes, dont l’un semblait doué d’une vigueur herculéenne, étaient vêtus l’un et l’autre de ces longs paletots-sacs communément désignés sous le nom d’ulsters, que la rigueur de la saison ne justifiait pas encore, et, de même que pour les trois premiers, une barbe abondante garnissait leurs visages assez montés de ton.
Ils s’introduisirent d’une manière bizarre : le plus grand entra d’abord, puis à peine entré, s’arrêta dans une position telle qu’il masquait son compagnon, lequel, pendant ce temps, feignant de s’être accroché à la serrure, faisait subir à celle-ci un mystérieux travail. La halte, au surplus, ne dura qu’un instant, et la porte fut bientôt refermée. Mais, à ce moment, si elle avait toujours sa poignée à l’intérieur, ce qui permettait de sortir, la poignée de l’extérieur avait disparu. Du dehors, par conséquent, nul ne pouvait plus entrer dans le bureau. Quant à frapper à la vitre pour se faire ouvrir, personne n’aurait eu garde de le tenter, un avis collé sur la porte, à l’insu des intéressés, annonçant au public que l’agence était irrévocablement fermée pour ce jour-là.
Les employés n’avaient aucun soupçon qu’on les eût ainsi isolés du reste du monde. L’eussent-ils su, d’ailleurs, ils n’auraient fait qu’en rire. Comment se seraient-ils inquiétés, en pleine ville, au moment le plus actif de la journée, alors qu’arrivait jusqu’à eux l’écho de la vie intense de la rue, dont seule une mince pellicule de verre les séparait ?
Les deux derniers employés s’avancèrent à la rencontre des nouveaux venus d’un air aimable, car ils avaient constaté que l’horloge marquait près de cinq heures. Par conséquent, brève serait la visite de ces gêneurs, qu’il allait être légitime d’expulser dans moins de cinq minutes. L’un des tardifs clients agréa les services qui lui étaient offerts, tandis que l’autre, le plus grand, les déclinait et demandait à parler au directeur.
– Je vais voir s’il est là, lui fut-il répondu.
L’employé ne disparut par la porte ménagée au fond de la partie du bureau interdite au public que pour revenir aussitôt.
– Si vous voulez prendre la peine d’entrer ?... proposa-t-il, en ouvrant le petit battant articulé à l’extrémité du comptoir.
L’homme à l’ulster obéit à l’invitation et pénétra dans le cabinet du directeur, tandis que l’employé, en ayant refermé la porte derrière lui, retournait à son travail.
Que se passa-t-il entre le chef de l’agence et son visiteur ? Le personnel déclara par la suite n’en rien savoir, ne pas même se l’être demandé, et cela doit être tenu pour exact. L’instruction en fut ultérieurement réduite aux hypothèses sur ce point, et à l’heure actuelle on est encore dans l’ignorance de la scène qui se déroula alors derrière la porte close.
Une chose certaine, à tout le moins, c’est qu’il ne s’était pas écoulé deux minutes depuis sa fermeture, quand cette porte se rouvrit, et quand l’homme à l’ulster reparut sur le seuil.
D’une manière impersonnelle et sans s’adresser plus particulièrement à aucun des employés :
– S’il vous plaît... dit-il d’un ton parfaitement calme, M. le directeur voudrait parler au caissier.
– Bien, monsieur, répondit celui des employés qui n’était pas occupé.
Se détournant, il appela :
– Store !
– Mr Barclay ?...
– Le chef vous demande.
– On y va, répondit le caissier.
Avec la ponctualité inhérente aux gens de sa profession, il jeta une serviette et trois sacs, contenant, en billets et numéraire, l’encaisse du jour, dans le coffre-fort béant, dont la lourde porte battit avec un bruit sourd, puis ayant baissé son guichet, il sortit de sa cabine grillagée, qu’il ferma soigneusement derrière lui, et se dirigea vers le bureau du chef, devant lequel attendait l’étranger, qui s’effaça et entra sur ses talons.
En pénétrant dans le bureau, Store eut la surprise de constater que celui qu’on prétendait l’appeler ne s’y trouvait pas et que la pièce était vide. Mais le temps lui manqua pour éclaircir ce mystère. Attaqué par-derrière, la gorge prise dans une poigne d’acier, il essaya vainement de se débattre, de crier... Les mains meurtrières resserrèrent leur étreinte, jusqu’au moment où, perdant le souffle, il s’écroula, évanoui, sur le tapis.
Aucun bruit n’avait révélé cette lutte farouche. Dans la grande salle, les employés continuaient tranquillement leur travail, quatre formant autant de groupes avec les clients dont ils étaient séparés par le comptoir, le cinquième absorbé dans des calculs intéressant son service.
L’homme à l’ulster prit le loisir de s’essuyer le front où perlait un peu de sueur, puis il se pencha sur sa victime. En un tour de main, le caissier fut bâillonné et ligoté.
Cette besogne terminée, il entrouvrit doucement la porte et jeta un coup d’œil dans la grande salle. L’examen l’ayant satisfait, il toussa légèrement, comme s’il eût voulu attirer l’attention des quatre singuliers clients qui s’y attardaient alors, puis, ce but atteint, il ouvrit d’une seule poussée, toute grande, la porte qui le dissimulait.
Ce fut le signal – convenu d’avance, sans nul doute – d’une scène littéralement fantastique. Tandis que l’homme à l’ulster traversait d’un bond toute la salle et, tombant comme la foudre sur le calculateur solitaire, l’étranglait impitoyablement, les quatre collègues de celui-ci subissaient un sort pareil.