– Mais êtes-vous bien sûr de cela, mon cher général ? Le ministre de l’intérieur m’a fait voir dix lettres de M. Fléron, dans lesquelles il se présente comme à la veille d’être tout à fait réconcilié avec le parti légitimiste. M. G…, le préfet de N…, chez lequel j’ai dîné avant-hier, est très passablement avec les gens de cette opinion, et cela je l’ai vu.
– Parbleu, je le crois bien ; c’est un homme adroit, un excellent préfet, ami de tous les voleurs adroits, qui vole lui-même, sans qu’on puisse le prendre, vingt ou trente mille francs par an, et cela le fait respecter dans son département. Mais je puis être suspect dans ce que je vous rapporte de mon préfet ; permettez-vous que je fasse appeler le capitaine B… ? Vous savez ? Il doit être dans l’antichambre.
– C’est, si je ne me trompe, l’observateur envoyé dans le 107e, pour rendre raison de l’esprit de la garnison ?
– Précisément ; il n’y a que trois mois qu’il est ici ; pour ne pas le brûler dans son régiment, je ne le reçois jamais de jour.
Le capitaine B… parut. En le voyant entrer, le baron Thérance voulut absolument passer dans une autre pièce ; le capitaine confirma, par vingt faits particuliers, les doléances du pauvre général. Dans cette maudite ville, la jeunesse est républicaine, la noblesse bien unie et dévote. M. Gauthier, rédacteur du journal libéral et chef des républicains, est résolu et habile. M. Du Poirier, qui mène la noblesse, est un fin matois, du premier ordre et d’une activité assourdissante. Tout le monde, enfin, se moque du préfet et du général ; ils sont en dehors de tout ; ils ne comptent pour rien. L’évêque annonce périodiquement à tous ses fidèles que nous tomberons dans trois mois. Je suis enchanté, monsieur le comte, de pouvoir mettre ma responsabilité à couvert. Le pire de tout, c’est que si on écrit un peu nettement là-dessus au maréchal, il fait répondre qu’on manque de zèle. C’est commode à lui, en cas de changement de dynastie…
– Halte-là, monsieur.
– Pardon, mon général, je m’égare. Ici les jésuites mènent la noblesse comme les servantes ; enfin, tout ce qui n’est pas républicain.
– Quelle est la population de Nancy ? dit le général, qui trouvait le raisonnement trop sincère.
– Dix-huit mille habitants, non compris la garnison.
– Combien avez-vous de républicains ?
– De républicains vraiment avérés, trente-six.
– Donc deux pour mille. Et parmi ceux-là combien de bonnes têtes ?
– Une seule, Gauthier l’arpenteur, rédacteur du journal l’Aurore ; c’est un homme pauvre, qui se glorifie de sa pauvreté.
– Et vous ne pouvez pas dominer trente-cinq blancs-becs et faire coffrer la bonne tête ?
– D’abord, mon général, il est de bon ton, parmi tous les gens nobles, d’être dévot ; mais il est de mode, parmi tout ce qui n’est pas dévot, d’imiter les républicains dans toutes leurs folies. Il y a ce café Montor où se réunissent les jeunes gens de l’opposition ; c’est un véritable club de 93. Si quatre ou cinq soldats passent devant ces messieurs, ils crient : Vive la ligne ! à demi-voix ; si un sous-officier paraît, on le salue, on lui parle, on veut le régaler. Si c’est, au contraire, un officier attaché au gouvernement, moi, par exemple, il n’y a pas d’insulte indirecte qu’il ne faille essuyer. Dimanche dernier encore, j’ai passé devant le café Montor ; tous ont tourné le dos à la fois, comme des soldats à la parade ; j’ai été violemment tenté de leur allonger un coup de pied où vous savez.
– C’était un sûr moyen pour être mis en disponibilité, courrier par courrier. N’avez-vous pas une haute paye ?
– Je reçois un billet de mille francs tous les six mois. Je passais devant le café Montor par distraction ; d’ordinaire je fais un détour de cinq cents pas, pour éviter ce maudit café. Et dire que c’est un officier blessé à Dresde et à Waterloo, qui est obligé d’esquiver des pékins !
– Depuis les Glorieuses, il n’y a plus de pékins, dit le comte avec amertume ; mais faisons trêve à tout ce qui est personnel, ajouta-t-il en rappelant le baron Thérance et en ordonnant au capitaine de rester. Quels sont les meneurs des partis à Nancy ?
Le général répondit :
– MM. de Pontlevé et de Vassignies sont les chefs apparents du carlisme, commissionnés par Charles X ; mais un maudit intrigant, qu’on nomme le docteur Du Poirier (on l’appelle docteur parce qu’il est médecin) est, dans le fait, le chef véritable. Officiellement, il n’est que secrétaire du comité carliste. Le jésuite Rey, grand vicaire, mène toutes les femmes de la ville, depuis la plus grande dame jusqu’à la plus petite marchande ; cela est réglé comme un papier de musique. Voyez si au dîner que le préfet vous donnera il y a un seul convive hors des administrateurs salariés. Demandez si une seule des personnes attachées au gouvernement et allant chez le préfet est admise chez mesdames de Chasteller et d’Hocquincourt ou de Commercy ?
– Quelles sont ces dames ?
– C’est de la noblesse très riche et très fière. Madame d’Hocquincourt est la plus jolie femme de la ville et mène grand train. Madame de Chasteller est peut-être plus jolie encore que madame d’Hocquincourt, mais c’est une folle, une sorte de madame de Staël, qui pérore toujours pour Charles X, comme celle de Genève contre Napoléon. Je commandais à Genève, et cette folle nous gênait beaucoup.
– Et madame de Chasteller ? dit le comte N… avec intérêt.
– Cela est tout jeune et cependant elle est veuve d’un maréchal de camp attaché à la cour de Charles X. Madame de Chasteller prêche dans son salon ; toute la jeunesse de la ville est folle d’elle ; l’autre jour, un jeune homme bien pensant fait une perte énorme au jeu, madame de Chasteller a osé aller chez lui. N’est-ce pas, capitaine ?
– Parfaitement, général ; je me trouvais, par hasard, dans l’allée de la maison du jeune homme. Madame de Chasteller lui a remis trois mille francs en or et un souvenir garni de diamants, à elle donné par la duchesse d’Angoulême, et que le jeune homme est allé mettre en gage à Strasbourg. J’ai sur moi la lettre du commissionnaire de Strasbourg.
– Assez de ce détail, dit le comte au capitaine qui déjà étalait un gros portefeuille.
– Il y a aussi, reprit le général Thé-rance, les maisons de Puylaurens, de Serpierre et de Marcilly, où monseigneur l’évêque est reçu comme un général en chef, et du diable si jamais un seul d’entre nous y met le nez. Savez-vous où M. le préfet passe ses soirées ? Chez une épicière, madame Berchu, et le salon est dans l’arrière-boutique. Voilà ce qu’il n’écrit pas au ministre. Moi, j’ai plus de dignité, je ne parais nulle part et vais me coucher à huit heures.
– Que font vos officiers le soir ?
– Le café et les demoiselles, pas la moindre bourgeoise ; nous vivons ici comme des réprouvés. Ces diables de maris bourgeois font la police les uns pour les autres, et cela sous prétexte de libéralisme ; il n’y a d’heureux que les artilleurs et les officiers du génie.
– À propos, comment pensent-ils ici ?
– De fichus républicains, des idéologues, quoi ! Le capitaine pourra vous dire qu’ils sont abonnés au National, au Charivari, à tous les mauvais journaux, et qu’ils se moquent ouvertement de mes ordres du jour sur les feuilles publiques. Ils les font venir sous le nom d’un bourgeois de Darney, bourg à six lieues d’ici. Je ne voudrais pas jurer que dans leurs parties de chasse ils n’aient des rendez-vous avec Gauthier.
– Quel est cet homme ?
– Le chef des républicains, dont je vous ai déjà parlé ; le principal rédacteur de leur journal incendiaire qui s’appelle l’Aurore, et dont la principale affaire est de déverser le ridicule sur moi. L’an passé, il m’a proposé une partie à l’épée, et ce qu’il y a d’abominable, c’est qu’il est employé par le gouvernement ; il est géomètre du cadastre, et je ne puis le faire destituer. J’ai eu beau dire qu’il a envoyé cent soixante-dix-neuf francs au National pour sa dernière amende, à l’égard du maréchal Ney…
– Ne parlons pas de cela, dit le comte N… en rougissant ; et il eut beaucoup de peine à se défaire du baron Thérance, qui trouvait soulagement à ouvrir son cœur.