LETTRE XXVI
Delphine à mademoiselle d’AlbémarCe 30 juin.
Vous êtes bien dangereuse pour moi, ma chère Louise ; je vous conjure de me fortifier dans mes cruels combats, et vous m’écrivez une lettre dans laquelle vous rassemblez tous les motifs que mon cœur pourrait me suggérer pour me livrer aux sentiments que j’éprouve. Vous voulez me persuader que Mathilde ne sera point malheureuse de la perte de Léonce ; vous me rappelez que madame de Vernon était disposée à s’occuper d’un autre choix lorsque la vie de Léonce était en danger ; vous prétendez que j’ai fait assez pour mon amie en lui prêtant une fois quarante mille livres, et en assurant par mes dons la fortune de sa fille : mais vous n’aimez pas madame de Vernon ; mais vous ne sentez pas combien l’affection que je lui ai témoignée, le goût vif que j’ai toujours eu pour son esprit et pour son caractère, me rendraient douloureux ce qui pourrait lui déplaire. Je l’aime depuis l’âge de quinze ans, je lui dois les moments les plus agréables de ma vie ; tout ce qui tient à elle ébranle fortement mon âme : je me suis accoutumée à croire que son bonheur importait plus que le mien ; il me semblait que mon âme orageuse n’était destinée qu’à souffrir ; mais je me flattais du moins que je préserverais de toutes les peines l’être doux et paisible qui se confiait à mon amitié. Je vais perdre six années d’affections et de souvenirs pour ce sentiment nouveau qui peut-être sera brise par le caractère de Léonce : je crains déjà même que vous n’en soyez convaincue par ce que je vais vous dire.
Thérèse était hier plus tourmentée que jamais : on a commencé à mettre dans la tête de M. d’Ervins que les opinions politiques de M. de Serbellane étaient très dangereuses, et qu’il ne convenait pas à un défenseur de la cour de voir souvent un tel homme. Il le reçoit donc beaucoup plus froidement et ne l’invite presque plus ; Thérèse en est au désespoir, et voulait m’engager à avoir chez moi tous les jours M. de Serbellane avec elle. Je m’y suis refusée ; je ne puis protéger une liaison contraire à ses devoirs : je lui donnerai tous les soins qui peuvent consoler son cœur ; mais si les circonstances la ramènent dans la route de la morale, je ne repousserai point le secours que la Providence lui donne. Elle a écouté mon refus avec douceur, en me rappelant seulement la promesse que je lui avais faite si M. de Serbellane, était obligé de partir ; je l’ai confirmée, cette promesse ; j’avais quelque embarras de m’être montrée si sévère : hélas ! en ai-je encore le droit ? Thérèse se livra bientôt après à me peindre tous les sentiments de douleur qui l’agitaient : elle ne savait pas combien elle me faisait mal ; je lui disais à voix basse quelques mots de calme et de raison, mais j’étais prête à me jeter dans ses bras, à confondre ma douleur avec la sienne, à me livrer avec elle à l’expression du sentiment dont je voulais la défendre. Je me retins cependant, je te devais ; il faut que je la soutienne encore de ma main mal assurée.
Cet après-midi, M. de Serbellane est venu me voir ; il m’a parlé de Thérèse, et ce n’est jamais sans attendrissement que je retrouve en lui le touchant mélange d’une protection fraternelle et de la délicatesse de l’amour. Il avait encore quelques détails essentiels à me dire ; l’heure me pressait pour me rendre au concert que donne madame de Vernon ; il me proposa de m’accompagner. Il m’est arrivé de faire plusieurs fois des visites avec M. de Serbellane ; vous savez que je ne consens point à me gêner pour ces prétendues convenances de société auxquelles on s’astreint si facilement quand on a véritablement intérêt à dissimuler sa conduite ; mais il me vint dans l’esprit que je pourrais déplaire à Léonce en arrivant avec un jeune, homme, et j’hésitais à répondre. M. de Serbellane le remarqua, et me dit : « Est-ce que vous ne voulez pas que j’aille avec vous ? »
J’étais honteuse de mon embarras ; je ne savais que faire de cette apparence de pruderie qui convient si mal à un caractère naturel ; et ne pouvant ni dire la vérité, ni me résoudre à me laisser soupçonner d’affectation, j’acceptai la main que m’offrait M. de Serbellane, et nous partîmes ensemble.
J’espérais que Léonce ne serait point encore chez madame de Vernon ; il y était déjà : je reconnus en entrant sa voiture dans la cour. Un des amis de M. de Serbellane le retint sur l’escalier : je le précédai d’un demi-quart d’heure, et je croyais avoir évité ce que je redoutais ; mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n’étions pas venus ensemble. Il répondit fort simplement que oui. À ce mot Léonce tressaillit ; il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi avec l’expression la plus amère, et je ne sus pendant un instant si je n’avais pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j’en suis sûre, la colère de Léonce ; mais, voulant me ménager, il s’assit négligemment à côté d’une femme dont il ne cessa pas d’avoir l’air fort occupé. Léonce alla se placer à l’extrémité de la salle, et me regarda d’abord avec un air de dédain ; j’étais profondément irritée, et ce mouvement se serait soutenu, si tout à coup une pâleur mortelle couvrant son visage ne m’avait rappelé l’état où il était quand je le vis pour la première fois. Le souvenir d’une impression si profonde l’emporta bientôt malgré moi sur mon ressentiment. Léonce s’aperçut que je le regardais ; il détourna la tête et parut faire un effort sur lui-même pour se relever et reprendre la vie.
Mathilde chanta bien, mais froidement : Léonce ne l’applaudit point ; le concert continua sans qu’il eût l’air de l’entendre, et sans que l’expression sévère et sombre de son visage s’adoucît un instant. J’étais accablée de tristesse ; votre lettre, je l’avoue, avait un peu affaibli l’idée que je me faisais des obstacles qui me séparaient de Léonce : j’étais arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me présentant tous les inconvénients de son caractère, semblait élever de nouvelles barrières entre nous. Peut-être était-il jaloux, peut-être blâmait-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une conduite qu’il trouvait légère : l’un et l’autre pouvait être vrai, je ne savais comment parvenir à m’expliquer avec lui.
Le concert fini, tout le monde se leva ; j’essayai deux fois de parler à ceux qui étaient près de Léonce ; deux fois il quitta la conversation dont je m’étais mêlée, et s’éloigna pour m’éviter. Mon indignation m’avait reprise, et je me préparais à partir, lorsque madame de Vernon dit à quelques femmes qui restaient, qu’elle les invitait au bal qu’elle donnerait à sa fille jeudi prochain pour la convalescence de M. de Mondoville. Jugez de l’effet que produisirent sur moi ces derniers mots : je crus que c’était la fête de la noce, que Léonce s’était expliqué positivement, que le jour était fixé : je fus obligée de m’appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m’évanouir. Léonce me regarda fixement, et, levant les yeux tout à coup avec une sorte de transport, il s’avança au milieu du cercle, et prononça ces paroles avec l’accent le plus vif et le plus distinct : « On s’étonnerait, je pense, dit-il, de la bonté que madame de Vernon me témoigne, si l’on ne savait pas que ma mère est son intime amie, et qu’à ce titre elle veut bien s’intéresser à moi. » Quand ces mots furent achevés, je respirai, je le compris : tout fut réparé. Madame de Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d’esprit accoutumées : « Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour lui-même, je dirai qu’il le doit tout entier à sa mère ; mais je persiste dans l’invitation du bal. »
La société se dispersa ; il ne resta pour le souper que quelques personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix, me demanda de chanter avec Mathilde et lui ce trio de Didon que votre frère aimait tant : je refusai ; Léonce dit un mot, j’acceptai. Mathilde se mit au piano avec assez de complaisance : elle a pris plus de douceur dans les manières depuis qu’elle voit Léonce, sans qu’il y ait d’ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de Didon ; Léonce s’assit presque en face de nous, s’appuyant sur le piano : je pouvais à peine articuler les premiers sons ; mais en regardant Léonce, je crus voir que son visage avait repris son expression naturelle, et toutes mes forces se ranimèrent lorsque je vins à ces paroles sur une mélodie si touchante :
Tu sais si mon cœur est sensible ;Épargne-le, s’il est possible :Veux-tu m’accabler de douleur ?La beauté de cet air, l’ébranlement de mon cœur, donnèrent, je le crois, à mon accent, toute l’émotion, toute la vérité de la situation même. Léonce, mon cher Léonce, laissa tomber sa tête sur le piano : j’entendais sa respiration agitée, et quelquefois il relevait, pour me regarder, son visage baigné de larmes. Jamais, jamais je ne me suis sentie tellement au-dessus de moi-même ; je découvrais dans la musique, dans la poésie, des charmes, une puissance qui m’étaient inconnus : il me semblait que l’enchantement des beaux-arts s’emparait pour la première fois de mon être, et j’éprouvais un enthousiasme, une élévation d’âme, dont l’amour était la première cause, mais qui était plus pure encore que l’amour même.
L’air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour cacher son trouble. Il y resta longtemps ; je m’en inquiétais ; personne ne parlait de lui ; je n’osais pas commencer : il me semblait que prononcer son nom, c’était me trahir. Heureusement il prit au neveu de madame du Marset l’envie de nous faire remarquer ses connaissances en astronomie ; il s’avança vers la terrasse pour nous démontrer les étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint, il me saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion profonde : « Non, vous n’aimez pas M. de Serbellane ; ce n’est pas pour lui que vous avez chanté, ce n’est pas lui que vous avez regardé. – Non, sans doute, m’écriai-je, j’en atteste le ciel et mon cœur ! » Madame de Vernon nous interrompit aussitôt ; jonc sus pas si elle avait entendu ce que je disais, mais j’étais résolue à lui tout avouer : je ne craignais plus rien.
On rentra dans le salon : Léonce était d’une gaieté extraordinaire ; jamais je ne lui avais vu tant de liberté d’esprit ; il était impossible de ne pas reconnaître en lui la joie d’un homme échappé à une grande peine. Sa disposition devint la mienne : nous inventâmes mille jeux, nous avions l’un et l’autre un sentiment intérieur de contentement qui avait besoin de se répandre. Il me fit indirectement quelques épigrammes aimables sur ce qu’il appelait ma philosophie, l’indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la société ; mais il était heureux, mais il s’établissait entre nous cette douce familiarité, la preuve la plus intime des affections de l’âme ; il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles étaient levés, tous les serments prononcés ; et cependant je ne connaissais rien de ses projets, nous n’avions pas encore eu un quart d’heure de conversation ensemble ; mais j’étais sûre qu’il m’aimait, et rien alors dans le monde ne me paraissait incertain.
Je m’approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même une heure d’entretien ; elle me refusa en se disant malade : je proposai le lendemain ; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvais avoir à lui dire ; elle m’assura que jusqu’à ce jour elle n’aurait pas un moment de libre. Je m’y soumis, quoiqu’il me fût aisé d’apercevoir qu’elle cherchait des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit qu’elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui parlerai ; quand elle saura tout, quand je lui aurai offert de quitter Paris, d’aller m’enfermer dans une retraite pour le reste de mes jours, afin d’y conserver sans crime le souvenir de Léonce, elle prononcera sur mon sort, je l’en ferai l’arbitre ; et, quel que soit le parti qu’elle prenne, je n’aurai plus du moins à rougir devant elle. Ma chère Louise, je, goûte quelque calme depuis que je n’hésite plus sur la conduite que je dois suivre.